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Articles, témoignages, infos sur la psychiatrie, la psychanalyse, la clinique, etc.

mercredi 24 février 2010

La Vie
http://www.lavie.fr/religion/catholicisme/la-flagellation-est-elle-une-perversion-29-01-2010-2585_16.php

Mortification


La flagellation est-elle une perversion ?


Jean Mercier - publié le 29/01/2010

Les chrétiens peuvent-ils se livrer à cette pratique après tout ce que la psychanalyse nous a appris ? Le désir spirituel ne risque-t-il pas d'être perverti au service d'une toute-puissance narcissique pas très évangélique ? Deux psychanalystes catholiques donnent leurs avis.

Jean-François Noël, prêtre et psychanalyste, est réservé dans sa critique : "Attention à ne pas juger. Il est évident que toute souffrance que l'on voit chez l'autre nous scandalise, et d'abord parce qu'elle nous renvoie à une forme de culpabilité. C'est encore plus insupportable si quelqu'un s'inflige lui même une douleur corporelle pour Dieu. D'une certaine façon, nous nous lavons de notre culpabilité en accusant cette personne de masochiste. Mais alors nous sommes un peu pharisiens. Car les choses sont peut-être plus compliquées que cela. Je pense que la psychanalyse n'est pas forcement compétente pour sonder le mystère du lien qui existe entre un croyant et son Dieu. C'est une relation amoureuse, et comme dans toute relation amoureuse, cela échappe à une analyse clinique. Le psy n'a pas réponse à tout. Certains actes qui apparaissent pathologiques peuvent aussi, une fois scrutés en vérité, se révéler être porteurs d'un don très profond de soi. Le seul critère qui importe ici est de savoir si une telle pratique est au service de la pulsion de vie ou de la pulsion de mort. Le discernement doit porter là-dessus."

Geneviève de Taisne, psychanalyste mais aussi ouvertement catholique, met clairement en garde contre cette démarche : "Beaucoup de jeunes passent par des souffrances infligées à leur corps- comme les scarifications - pour ressentir ce qu'il sont dans la tête. Par analogie, des croyants peuvent avoir envie d'être en communion avec le Christ en ressentant sa souffrance, pour devenir alors « comme » le Christ. Mais on tombe alors dans la pensée magique. Je constate aussi que l'on peut s'infliger une douleur dans le but de s'autopunir de son péché. Mais cela s'assimile à la toute-puissance : il faudrait plutôt s'abandonner au pardon de Dieu. » La mortification, est, selon elle, encore d'actualité dans l'Eglise, et répond à des besoins spécifiques : "Je sais que l'autoflagellation est encore pratiquée dans certains couvents ou séminaires, et souvent pour dompter le désir sexuel. Mais alors, c'est une manière d'enlever sa pulsion, de la retourner en violence contre soi, au lieu d'essayer d'en faire quelque chose d'autre en la sublimant ou en s'y confrontant. Il y a une manière parfois très archaïque de dominer son corps, ou de passer par la souffrance pour se sentir humble." Endurer une souffrance selon certaines circonstances n'est pas du même ordre que de s'infliger une douleur volontairement. "Accepter d'être à genoux et d'avoir un peu mal dans les jambes lors d'une veillée d'adoration n'a rien à voir avec le fait de prendre un fouet pour se faire mal. Dans ce cas, on accepte de souffrir parce que l'on est dans un cadre particulier au service d'un acte liturgique" explique Geneviève de Taisne, qui ajoute : "Si je fais une marche en montagne vers un sommet, il y a un moment où je vais souffrir dans mon corps, mais le but est de parvenir au sommet, de jouir d'un bonheur. La souffrance fait partie du chemin, mais n'est pas voulue pour elle-même."





Société 20/02/2010

L’outrage fait à la laïcité

Un universitaire dénonce la multiplication en France des offensives juridiques de religieux contre la liberté d’expression.

CATHERINE COROLLER

Le blasphème en procès 1984-2009 ; l’Eglise et la Mosquée contre les libertés de Jean Boulègue
Nova 211 pages, 18 euros.

«On ne peut plus dire que la France est le pays le plus laïc d’Europe.» Diable ! Ancrée dans sa posture de parangon de la liberté du peuple face aux religions, la France sous-estime-t-elle l’entrisme des prosélytes en tout genre ? C’est ce que Jean Boulègue, ancien professeur à l’université Paris-I, spécialiste d’histoire africaine, s’applique à démontrer. Selon lui, les religions n’ont pas renoncé à exercer une emprise sur la société. En témoigne l’opposition de la hiérarchie catholique à «l’IVG, l’homoparentalité, le mariage homosexuel, l’euthanasie, le suicide assisté». En témoignent également les menaces qu’elles font peser sur la liberté d’expression. «De 1984 à 2009, pas moins de vingt procès ont été intentés, devant les tribunaux de la France laïque, pour injure ou diffamation envers une religion, rappelle-t-il. Dans dix-huit cas il s’agissait du catholicisme, dans les deux autres de l’islam.»

L’offensive catholique contre la liberté d’expression est venue des intégristes. En 1984, ils portent plainte contre l’affiche du film Ave Maria, de Jacques Richard, qui montre une jeune fille presque nue attachée sur une croix. Soucieux de ne pas laisser les fidèles de Mgr Lefebvre parler seuls au nom des catholiques, l’épiscopat se lance dans la bataille. Entre autres cibles, les évêques attaquent, en 2005, les couturiers Marithé et François Girbaud pour une affiche détournant le tableau la Cène de Léonard de Vinci. Mais sur quel fondement juridique ? Le délit de blasphème ayant été aboli par la Révolution française, les religieux utilisent une modification de la loi sur la presse de 1881, introduite en 1972 par le ministre de la Justice, René Pleven. Elle punit les délits commis envers «une personne ou un groupe de personnes» en raison notamment de leur appartenance «à une religion déterminée».

Devant les tribunaux, catholiques et musulmans vont donc plaider que le film de Jean-Luc Godard Je vous salue, Marie (1) et les caricatures de Mahomet, publiées en 2006 par Charlie Hebdo, sont une offense envers les fidèles. Car les musulmans, à leur tour, se font procéduriers. En 2001, ils intentent un premier procès contre l’écrivain Michel Houellebecq, coupable d’avoir écrit que l’islam est la religion «la plus con». Le tribunal, jugeant que cette appréciation concerne «uniquement une religion» et pas «le groupe de personnes composé des adeptes de la religion considérée» les déboute.

Pour autant, les censeurs ne désarment pas. Et, se scandalise Boulègue, avec le soutien d’associations de défense des droits de l’homme. En 2004, Mouloud Aounit, président du Mrap, interroge : «Peut-on insulter les religions, et conséquemment les croyants, y compris musulmans ? Notre réponse est "non".» Quelques mois plus tard, Aounit se fait plus explicite en demandant que «la liberté de blasphémer» soit «condamnée avec la plus grande fermeté» «Rien ne garantit que l’offensive confessionnelle ne va pas resurgir», prévient Boulègue. Lors de la conférence de l’ONU sur le racisme d’avril 2009, l’Organisation de la conférence islamique (OCI) avait souhaité que soit votée une condamnation de la «diffamation des religions». Les pays européens s’y sont opposés. Mais le bras de fer n’est pas terminé.

(1) Sorti en 1985, et qui transpose l’histoire de la Sainte Famille dans le monde contemporain.


Les Livres de Psychanalyse

L'ivresse du pire
Ghyslain Lévy












Paru le : 03/02/2010
Editeur : Campagne Première
Collection : RecherchePrix : 22 €


Les nouvelles formes du malaise contemporain dévoilent une perte globale du sens, en ces lieux où la jouissance du pire signe la force d'une pulsion de cruauté qui se déchaîne partout où il est possible d'exercer son pouvoir de négation de l'humain. L'ivresse du pire désigne cette surenchère sans frein à repousser toujours plus la limite, à gagner dans le progrès de l'horreur, en s'engageant dans la spirale de la destruction et de l'auto-destruction, à s'abolir tout en " zappant les autres ". À partir de la clinique actuelle et la haine du sujet dont celle-ci témoigne, il s'agit ici de rappeler en quoi l'ombre des catastrophes totalitaires du XXème siècle est tombée sur le moi individuel comme sur les conditions collectives faites aujourd'hui à la vie psychique de l'ensemble humain. Dans un environnement dominé par la virtualisation de l'autre, quand il s'agit de déformer la perception de la réalité pour la rendre encore supportable, demeure-t-il un reste indestructible de l'homme dans l'homme qui puisse résister à ce " rien de pire " ? Ghyslain Lévy est psychanalyste, membre du Quatrième Groupe.
Les Livres de Psychanalyse

La mélancolie au féminin - Les rapports mère-fille en lumière
Larissa Ornellas











Février 2010
L'Harmattan
Psychanalyse et civilisations
23,50 €


Depuis K. Abraham, en passant par M. Klein, S. Freud, P. Fedida, M.C. Lambotte jusqu'à Lacan, il y a un consensus sur la problématique mélancolique. Voici une tentative de comprendre l'identification narcissique qu'on observe chez les femmes mélancoliques et leurs mères. Quelle est la particularité de la mélancolie chez les femmes ? L'auteur réussit à définir la mélancolie au féminin. Il souligne la correspondance entre l'ambivalence de la relation préoedipienne à la mère et le conflit lié à l'ambivalence dans la mélancolie.


RESISTANCES
lundi 8 février 2010

Impossible absence - Qui lancera l’alerte ?











“L’absence actuelle de vrai débat public sur la place de l’art et de la culture dans notre société est un symptôme historique extrêmement inquiétant.Elle annonce, pour la première fois depuis la Libération, le risque d’abandon d’une part fondamentale de l’histoire de notre pays.
Une part de notre histoire dont est issue la valeur accordée aux choses de l’esprit, à travers notre littérature, notre théâtre, les arts et leur circulation, dans la vision du monde que nous partageons et la place que nous avons su leur donner dans notre vie réelle. Cette absence fait planer la menace d’une défaite devant l’invasion délétère de l’esprit marchand imposée par ce que l’on nomme « globalisation ».
Les politiques qui refusent l’ordre néolibéral doivent le comprendre : non seulement la culture - au sens le plus large du mot -, est un enjeu fondamental de civilisation, mais c’est aussi pour eux un atout politique majeur. “ (…)

lundi 22 février 2010

LE JARDIN PHILOSOPHE
18 février 2010


Du RIRE et de la FOLIE : DÉMOCRITE

C'est Démocrite qui, le premier, a fait du rire une pratique philosophique des plus éminentes, comme le montre le petit ouvrage attribué à Hippocrate : "Le rire et la folie", où l'on voit Démocrite, tenu pour fou à lier par ses concitoyens d'Abdère, se livrer à une immense hilarité cosmique, laquelle emporte comme un incendie toutes les turpitudes humaines. Rire gargantuesque avant l'heure, unique et dévastateur, qui balaie sans concession toutes nos représentations sociales, morales et métaphysiques dans un tourbillon quantique, facétieux et provocateur. De mémoire de Grec on n'avait jamais rien vu de pareil ! Une telle désinvolture, un tel mépris gaillard de toutes les conventions, une telle impertinence éthique ne pouvaient relever que de la psychiatrie, ou, au mieux, de quelque ivresse apollinienne ! On comprend le désarroi des Abdéritains qui se demandaient très sérieusement si le Sage était inspiré par la mania céleste ou s'il avait tout bonnement perdu la raison. Et comme par ailleurs Démocrite était un maître incontesté de la divination, de la prévision météorologique, du calcul savant, de la connaissance des astres et des éléments, de la médecine et de la géographie, comment comprendre un mélange aussi détonant de raison positive et de délire ? Charge à Hippocrate, le médecin des corps et des âmes, de démêler le vrai du faux, de poser un diagnostic éclairé et de soigner le malheureux.

On connaît la suite : appelé d'urgence, Hippocrate entreprend le long voyage d'Abdère, se met en quête du "malade", et trouve enfin notre homme dans une clairière, assis près de sa hutte, à ausculter le ventre de quelques oiseaux, prenant des notes, hochant la tête, se levant de son siège, se rasseyant, grave par moments, et soudain explosant d'un rire tumultueux. Les deux hommes font connaissance. Hippocrate fait part à Démocrite du but sa visite, bien décidé à exercer son art avec la dernière clairvoyance. Il parle, il écoute, il observe : n'est-il pas le premier médecin de Grèce, celui que l'on vient consulter des plus lointains rivages, sage entre les sages? Après quelques jours il retourne en ville. On l'attend, on le presse. Le couperet tombe : ce n'est pas Démocrite qui est fou, ce sont les habitants d'Abdère qui sont fous d'avoir méconnu l'authentique, l'irremplaçable génie qui, à deux pas de la ville, retiré en son jardin, sonde les profondeurs du mystère, fouille les entrailles de la nature pour exhiber enfin quelque savoir pour les hommes. "La vérité est dans l'abîme", et Démocrite est celui qui s'engage résolument dans les arcanes de la connaissance, pour en mesurer les chances, le possible et l'impossible.

Et le rire ? Et la folie déchaînée de ce rire ? Comment expliquer à ces pauvres d'esprit, engoncés dans leurs misérables certitudes, leur petites passions de gloire, de fortune et de plaisir, que l'existence commune n'est que servitude aux conventions, bassesse de l'âme, farcissure et pathologie, vaine espérance et crainte abjecte de la mort ? N'est-il pas risible de mettre tant de soins à acquérir des biens qu'on laissera tous à l'heure du trépas ? De fonder sa pauvre vie sur la réputation, les honneurs et les gages qui s'envolent plus vite que le vent ? De trembler dans l'orage comme devant Zeus en personne quand l'orage n'est autre chose qu'une soudaine accumulation d'énergie naturelle qui s'enfle et se défait comme une bulle ? N'y a-t-il pas de quoi rire devant le spectacle du pouvoir, des cultes, des sacrifices, des prières et des incantations ? Comédie de l'apparence, rivalité dérisoire, du vent, encore du vent !

Cruauté comique, cruauté mélancolique : si Démocrite annonce Aristophane, Térence, Érasme, Rabelais et bien d'autres, s'il inspire les futurs "moralistes" et fabulistes, il faut plutôt voire dans son délire extatique une version inédite d'Homère, qui parlait si bien du "rire inextinguible des dieux". Et de quoi peuvent bien rire les dieux si ce n'est de la fausse sagesse et de la suffisance infatuée des mortels.

Mais il y a plus. Le sage rit de lui-même, car rien ne lui permet de se situer hors du lot commun, et la connaissance éclairée ne change rien de fondamental : convention que le savoir, même le plus désintéressé, incertitude, approximation. Que faire? Verser des larmes amères, comme Héraclite ? Se jeter dans l'arène, et tant pis pour la vertu? Démocrite choisit de se retirer dans son bocage, à l'abri des regards indiscrets et des rumeurs de la ville, d'écouter les oiseaux, de contempler les nuages, de rédiger des traités sur la nature, et pour le reste de vivre selon les sages règles de l'"euthymie", cette forme supérieure et dépouillée de l'éthique.

Mélancolie disais-je, contre les interprétations courantes, mais mélancolie dépassée, épurée, retournée en allégresse tragique. N'est ce pas l'allégresse suprême que de comprendre qu'il n' y a rien à espérer, donc rien à craindre ? Que les dieux, ces purs éléments naturels, sont dans le vent, les nuages, la foudre et les vaste océan? Que l'Hadès et l'Olympe sont les purs produits de nos passions ? Que l'infini nous excède de toutes parts, en nous et hors de nous? Que naître et mourir sont des passages, combinaisons, modifications, et altérations de corps, que tout ce qui se perçoit et se pense est tourbillon d'atomes dans le vide infini? Et que nous ne savons rien, enfin, de cet immense univers, ou plutôt de ces innombrables univers dont nous sommes l'écume tremblante ? Que notre pensée même, et notre thymos, sont en relation impensable avec cet infini qui nous porte et nous emporte.

Sublime Démocrite ! Ton rire est bien plus qu'une ironie, qu'un sarcasme, qu'une provocation, qu'une hâblerie, d'une jouissance du ridicule et du dérisoire. C'est bien autre chose qu'une idiosyncrasie, qu'une humeur, qu'un pathos. Dans ce rire infini il y a le ventre, le cœur et la raison. Et plus encore, le Logos parvenu à l'expression absolue, à la seule adéquation d'excellence. Style de vie bien sûr, éthique de noblesse, physique de dévoilement, mais plus encore : à croire que l'intelligence cosmique, s'il en est une, se reflète, se magnifie, s'accomplit dans la conscience du sage.

Pour le dire abruptement : c'est rire ou mourir. Ultime réponse à l'énigme. Ni la crainte, ni l'espoir, ni même la Theoria, ni la sagesse, mais plutôt, par de là la sagesse elle-même, le Défi de l'absolu. Choix radical, définitif : ou bien la connaissance se rétracte sur elle-même, implose dans la mélancolie, ou elle se délivre et s'extasie dans le rire métaphysique.
Épicure se souviendra de cette leçon : "il faut tout ensemble rire et philosopher".

___________.
PS : si j'utilise ici le terme "métapysique" ce n'est certes pas au sens habituel où l'on désigne par là quelque arrière-monde intelligible, platonicien ou chrétien. Faute de terme adéquat j'entends par métaphysique une vision qui s'efforce de penser la totalité du Tout, sur un plan de pure immanence. Il faudrait en toute rigueur dire "physique" au sens de la Physis des Grecs, et au sens démocritéen, mais cela ne serait pas intelligible dans l'état actuel de notre langue, où "physique" désigne exclusivement la connaissance matérielle par opposition au psychique. Pour Démocrite, et Épicure bien sûr, il n' y a que des corps, composés d'atomes, la pensée y comprise.



Critique
"L'Esprit malade. Cerveaux, folies, individus", de Pierre-Henri Castel : maux d'esprit
LE MONDE DES LIVRES | 11.02.10 |

Le dernier livre du philosophe et psychanalyste Pierre-Henri Castel inaugure une nouvelle collection aux éditions Ithaque, et ce à tous les sens du terme : il en constitue le premier ouvrage, mais l'on veut aussi penser qu'il saura lancer un nouveau style de philosophie de l'esprit en langue française. Au premier abord, pourtant, ce recueil d'essais intitulé L'Esprit malade ne semble que procéder à l'interminable élucidation d'une tautologie, que l'on pourrait ainsi résumer : dans la "maladie mentale", ce qui est malade... c'est le mental. Ou si l'on préfère, l'esprit. Une tautologie, certes, mais en rien une évidence.

Car cette thèse va à l'encontre de la position dominante dans les neurosciences, pour laquelle l'esprit n'est rien d'autre que l'ensemble des activités neuronales. Et elle ne refuse pas moins le point de vue inversement étroit qui voit dans l'accusation de folie l'effet des relations de pouvoir, et dans toute psychiatrie une pseudoscience qui "produit le malade mental... comme l'objet sur qui s'exerce son pouvoir normatif". Tel est le reproche que l'auteur adresse à Michel Foucault dans ce livre à l'argumentation remarquablement serrée.

Selon Castel, il faudrait plutôt "mettre sur la table de travail des psychiatres les questions de philosophie de l'esprit", et comprendre que le "mental" comme tel a une consistance théorique et pratique, qui se joue dans les intersections entre le cérébral et l'insertion sociale du sujet. Certes, il est faux de dire que l'esprit, c'est le cerveau ; mais il ne l'est pas moins de croire que les mentalités et les représentations "flottent tel l'esprit de Dieu sur les eaux au-dessus du réel" des mécanismes neurobiologiques. Ainsi, pour résumer d'un mot ce livre, L'Esprit malade "s'efforce de tenir les deux bouts de la chaîne, entre le déterminisme moléculaire et génétique et la vie de relation des êtres humains".

L'érudition et la finesse que déploie l'auteur pour esquisser ce programme de recherche sont renversantes. On songe par exemple au premier chapitre, consacré à l'analyse des modèles animaux utilisés par la psychiatrie biologique pour exhumer les origines strictement organiques de certaines pathologies humaines. A l'essai traitant du syndrome de Gilles de la Tourette. Ou encore à sa passionnante réévaluation du débat concernant les mécanismes complexes pouvant inhiber chez les schizophrènes "le sentiment normal d'être soi" et la conscience d'être l'auteur de ses propres actions, les livrant à l'expérience effroyable "d'être agi" par un autre.

Mais c'est peut-être dans le chapitre intitulé "La honte irréductible" que se donne le mieux à voir la méthode de l'auteur. Il y prend tout d'abord en compte une certaine position naturaliste, qui ramène la honte, cet affect éminemment moral, à un simple comportement psychobiologique trouvant sa source dans le "comportement de soumission" des primates. Puis il considère certaines évolutions fortement réductionnistes de cette thèse, qui s'efforcent de présenter la honte comme un pur mécanisme neurophysiologique - lié par exemple à des variations du taux de sérotonine. Mais il fait par ailleurs valoir qu'en rester à un tel discours reviendrait à priver de toute signification le concept même de honte, qui, qu'on le veuille ou non, fait partie de notre langage et y joue même un rôle essentiel. "En somme, si des conditions naturelles déterminent la honte, il n'y a pas, en soi, de honte à avoir honte." Il serait vain de se priver de l'information qu'apportent sur nos sentiments l'éthologie ou la neurobiologie, par exemple. Mais ne pas adosser ce savoir à une analyse logique et linguistique de nos usages effectifs de cette notion, ce serait renoncer à comprendre "la fonction que j'attribue à la honte dans mes interactions avec autrui, ou, plus troublant encore, dans ma propre conscience morale".

"Force d'interpellation"

On comprend que Pierre-Henri Castel avance sur une corde de funambule. Car il s'impose en permanence l'exigence d'analyser d'un seul tenant et dans le même réseau de concepts des facteurs extrêmement divers : les causalités purement matérialistes qui rattachent les troubles mentaux aux dysfonctionnements neurologiques (et éventuellement à leurs racines dans la biologie de l'évolution) ; le système logique des symptômes classifiés par le clinicien ; la "grammaire" (au sens de Wittgenstein) selon laquelle se formule la plainte des patients ; les systèmes symboliques collectifs avec lesquels les malades se débattent et à travers lesquels autrui (notamment le thérapeute) cherche à donner sens à leurs "interpellations" ; ou encore les institutions sociales qui régulent ces relations et conditionnent ces actes de parole.

C'est que l'enjeu est de taille. Il ne concerne pas seulement la rigueur théorique mais l'efficacité et même l'éthique du traitement. Croire que la souffrance psychique n'est que la manifestation externe des altérations de la substance nerveuse, c'est réduire le fou à son cerveau, oublier d'écouter son langage, "raboter la force d'interpellation de l'expérience psychotique". Mais, inversement, ne voir dans les "assignations en folie" que les manœuvres du pouvoir, comme le voudrait une certaine vulgate foucaldienne, c'est négliger que la psychiatrie n'est pas animée uniquement, sinon manipulée, par des normes sociales ou politiques : elle s'efforce aussi de construire des normes scientifiques. Selon Castel, ces deux erreurs symétriques ignorent le sens que les protagonistes donnent à leurs actions.

Le brassage d'autant de disciplines et de ressources rend le discours parfois labyrinthique, et la lecture doit se faire exigeante et patiente, mais Castel ne verse jamais dans le confusionnisme. Au contraire, son livre, souvent pointu, parfois aride, trouve sa cohérence secrète dans la manière dont il travaille en permanence certains des grands problèmes traditionnels de la philosophie pure, qu'il contribue à rajeunir. Telle la vieille question des relations entre le corps et l'esprit (récemment rebaptisée "mind-body problem" par les Anglo-Saxons), de la nature de la conscience de soi, ou encore du rapport de la pensée au langage. A ce titre, on ne saurait mieux que Pierre-Henri Castel démontrer en acte que, si "l'humanité est une expérimentation continuelle" comme il l'écrit, il en est de même de la vraie philosophie.

L'ESPRIT MALADE. CERVEAUX, FOLIES, INDIVIDUS de Pierre-Henri Castel. Ithaque, "Philosophie, anthropologie, psychologie", 352 p., 25 €.

Stéphane Legrand
Article paru dans l'édition du 12.02.10







Livres 18/02/2010

Maladies du lien

Critique


Alain Ehrenberg analyse les rapports entre l’individu autonome et la société


Par ROBERT MAGGIORI

Alain Ehrenberg La Société du malaise
Odile Jacob, 440 pp., 23,90 €


La chose est tellement habituelle que nul ne la remarque plus : l’application au domaine social de notions psychologiques, psychanalytiques, voire psychiatriques. La psychologie se rapporte à l’«âme» (psyché), mais on fait comme si, outre l’individu, la société en avait une. Aussi parle-t-on de malaises sociaux, de sociétés en bonne ou mauvaise santé, de dépression, de «crise de croissance», sinon de sinistrose, pour dire que l’horizon est sombre, quand la notion désigne l’état mental de certains accidentés qui majorent névrotiquement les traumatismes subis. Au demeurant, il n’y a là rien de grave - à ceci près qu’une telle «psychologisation» laisse entendre que, de même que les maladies qui frappent les individus arrivent «objectivement», sans que personne ne l’ait voulu, de même les maux qui atteignent les sociétés ne sont de la responsabilité de personne.

Amphétamines. Il serait néanmoins absurde de soutenir que la façon dont les individus entendent mener leur vie, ou sont empêchés de le faire, n’influe en rien sur la nature et les formes que tour à tour prend une société, et que les conflits qui agitent une société, ses perspectives ou son absence de perspectives, son (in)aptitude à redistribuer égalitairement les richesses, les valeurs qu’elle produit ou les idéaux qu’elle poursuit, n’ont aucun impact sur la façon dont les individus vivent, souffrent, sont heureux ou tirent le diable par la queue. Mais en quel sens peut-on dire que la société crée des souffrances psychiques ?

Syndrome associé à certaines maladies mentales, la dépression s’est peu à peu muée en simple «trouble», sinon un état d’âme, si diffus, sous forme de «déprime» ou de «stress», qu’il a fini par être la cause ou l’effet de la plupart des difficultés qu’on rencontre dans l’existence. Déjà dans la Fatigue d’être soi (1998) Alain Ehrenberg montrait le parallélisme entre ces mutations et celles des superstructures sociales. Jusqu’aux années 70, les conflits que l’individu devait affronter le conduisaient presque toujours à l’opposition entre son désir et les normes morales ou sociales qui en empêchaient la réalisation. La dépression «de type névrotique» pouvait alors tenir soit à l’abattement et à la tristesse de ne pas trouver une médiation entre le permis et l’interdit, soit, si on transgressait les règles, à un sentiment de culpabilité. Lorsque l’étau de ce qui est interdit se desserre, avec la révolution culturelle, éthique ou sexuelle qu’entraîne Mai 68, lorsque s’affirme la créativité, la liberté d’initiative, et s’imposent dans la société, comme effets pervers, les valeurs de «performance» et de réussite à tout prix, l’individu est confronté à une nouvelle opposition, entre possible et impossible. Si bien que la dépression change de sens : elle n’est plus douleur morale, perte de la joie de vivre, mais «pathologie de l’action», inhibition, sentiment de ne pas pouvoir «suivre» ou «être à la hauteur», échec, conscience malheureuse de sa propre insuffisance devant ce qu’il serait possible de faire et qu’on n’arrive pas à faire, ce que les autres (la famille, les amis, mais aussi les chefs de service, les contremaîtres, les patrons) attendent de nous et qu’on ne parvient pas à leur donner - comme le saisit très vite l’industrie pharmaceutique, fournissant à foison antidépresseurs psychotoniques ou désinhibiteurs, analeptiques, amphétamines, énergisants et autres.

Tenant compte du fait, toujours plus patent, que «santé mentale, souffrance psychique, émotions se sont installées, en relativement peu d’années, au carrefour de la psychologie, des neurosciences etde la sociologie», Alain Ehrenberg, dans la Société du malaise, décrit les facteurs qui, dans les dernières décennies, ont encore accru le rôle que «l’assertion personnelle et l’affirmation de soi» jouent dans les processus de socialisation, «à tous les niveaux de la hiérarchie sociale». Principalement, ce sont «les valeurs rassemblées par le concept d’autonomie» qui se sont renforcées. Aussi Ehrenberg se propose-t-il de «rendre compte des changements qui érigent les notions de subjectivité et d’autonomie, aujourd’hui systématiquement associées, en concepts clés de nos sociétés». Ceci l’oblige à tresser les catégories du social à celles de la psychologie, de la psychanalyse et de la psychiatrie, dans la mesure où le «langage de l’affect», qui «se distribue entre le mal de la souffrance physique et le bien de l’épanouissement personnel ou de la santé mentale», et qui est celui par lequel se traduit l’«individuel», est également, désormais, celui que se donne la vie sociale, laquelle, en raison justement de sa psychologisation ou sa biologisation, n’a jamais aussi bien porté son nom. Quand «la référence à l’autonomie domine les esprits», et quand chacun sait que, pour devenir lui-même, il ne doit compter que sur sa propre initiative, la question «suis-je capable de le faire ?» devient décisive, et, n’étant portée que par soi, peut aboutir à une «insuffisance dépressive». Cette idée en cache une autre : celle de la disparition du lien social, laquelle, à son tour, laisse entendre que «la vraie société, c’était avant», et que «les souffrances seraient causées par cette disparition de la vraie société, celle où il avait de vrais emplois, de vraies familles, une vraie école et une vraie politique, où l’on était dominé, mais protégé, névrosé, mais structuré». L’une des hypothèses de la Société du malaise est que ce topos relève de sociologies individualistes, lesquelles caractérisent l’autonomie «par la série personnel-psychologique-privé», et posent l’équation «montée de l’individualisme = déclin de la société», équation dont la fausseté serait révélée si on élaborait une sociologie de l’individualisme. «Ce n’est pas parce que la vie humaine apparaît plus personnelle aujourd’hui qu’elle est moins sociale, moins politique ou moins institutionnelle. Elle l’est autrement.»

Souffrance. Pour montrer le passage d’une sociologie individualiste à une sociologie de l’individualisme, qui tiendrait compte du changement de statut social de la souffrance psychique et des «pathologies de l’idéal» qui l’accompagnent, Ehrenberg utilise une méthode à la fois pluridisciplinaire (sociologie, psychopathologie, psychanalyse, morale, politique) et comparatiste, en suivant parallèlement la manière américaine («là-bas le concept de personnalité est une institution») et la manière française («l’appel à la personnalité apparaît comme une désinstitutionnalisation») de «nouer afflictions individuelles et relations sociales troubles». Il en résulte un véritable «tableau clinique» de la société et de l’individu contemporains, des pathologies sociales, qui «sont sociales en ce qu’elles unissent le mal individuel et le mal commun».







Réforme de l'HOSPITALISATION SANS CONSENTEMENT : État clinique ou contrôle social ?

Projet de loi

Un projet de loi, réformant le texte de 1990 sur l'hospitalisation des malades mentaux sans consentement doit être prochainement présenté en Conseil des ministres. Dans la ligne du projet présenté en 2008 par Nicolas Sarkozy et de la récente circulaire du 11 janvier 2010 laissant aux Préfets la décision finale sur les sorties d’essai, le projet de réforme inquiète les psychiatres et les soignants. L’hospitalisation sans consentement restera-t-elle liée à l’analyse de l’état clinique du patient ou à une volonté prioritaire de contrôle social ?

Les hospitalisations à la demande d’un tiers (HDT) et les hospitalisations d’office (HO) sont au nombre de plus de 70.000 par an.

L'hospitalisation sans consentement en France tire ses fondements de la loi du 30 juin et du 6 juillet 1838 sur les aliénés, qui crée deux catégories de placements : le placement d'office, décidé par le préfet pour les individus dont les troubles affectent l'ordre public ou la sûreté des personnes, et le placement volontaire, décidé par le directeur de l'établissement à la demande d'un tiers pour les aliénés nécessitant un internement thérapeutique. Les malades mentaux étaient donc, dès cette date, pris en charge en fonction de la dangerosité de leur comportement.

La loi du 27 juin 1990 relative à l'hospitalisation sans consentement a introduit la possibilité, pour un malade, d'être placé à sa demande. En conséquence, le placement volontaire, rebaptisé « hospitalisation à la demande d'un tiers », est réservé aux personnes dans l'impossibilité de donner leur consentement. Le préfet est autorisé à hospitaliser d'office les personnes que l'autorité judiciaire a renoncé à poursuivre ou à condamner en raison de leur état mental et qui nécessitent des soins. Enfin, la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a précisé les conditions de l'hospitalisation d'office : le critère thérapeutique de l'internement est affirmé et l'état du patient doit gravement porter atteinte à l'ordre public.

Un projet de réforme sur l’hospitalisation d’office : Initié par Nicolas Sarkozy ce projet propose 2 volets, avec -un renforcement de la sécurisation des établissements avec un meilleur contrôle des entrées et sorties des établissements et une surveillance renforcée des malades considérés comme les plus à risques à l’aide d’un dispositif de géo-localisation.

- des autorisations de sortie durcies, après un internement d’office laissées à l’arbitrage du préfet et non aux experts médicaux.

La circulaire du 11 janvier 2010, signée du Ministre de l’Intérieur et du Ministre de la Santé reprécise les modalités d’application de l’article 3211-11 du code de la santé publique sur l’hospitalisation d’office et précisément les sorties d’essai. Elle revoit les modalités de sorties, ces sorties pouvant être « accordées dans le cas d’une HO par le représentant de l’Etat dans le département et à Paris par le Préfet de police sur proposition écrite et motivée d’un psychiatre de l’établissement ». Si « l’appréciation de l’état de santé mentale de la personne revient au seul psychiatre, en revanche il appartient au Préfet d’apprécier les éventuelles conséquences en termes d’ordre et de sécurité publics ». Par ailleurs, la circulaire précise « qu’un délai inférieur à 72 heures ne saurait être admis ».

Pour de nombreux psychiatres et soignants les raisons sanitaires sont bafouées
: le préfet pourrait ainsi décider si un patient hospitalisé en HO peut bénéficier ou non de sortie d’essai acceptée par les équipes soignantes. Le Syndicat des psychiatres d’exercice public (SPEP) y voit un retour « à une psychiatrie de l’asile qui enferme, qui garde et qui contrôle ». Un communiqué commun du 17 février 2010 de l’Intersyndicale des Psychiatres Publics et du collectif Psychiatrie, sur le projet interministériel de révision de la loi sur les hospitalisations sans consentement en psychiatrie rappelle « l’attachement historique et éthique des psychiatres hospitaliers à des soins centrés sur l’état clinique des personnes et leur opposition à toute utilisation de la psychiatrie à des fins de contrôle social ». Or le projet, précise le communiqué, ajoute le recours systématique à l’avis d’un collège non exclusivement médical pour les sorties des personnes présentant des antécédents d’hospitalisation en Unité pour Malades Difficiles (UMD) ou de prononcé d’irresponsabilité pénale.

Pour certains experts médicaux, en plus de l'atteinte aux libertés individuelles, il y a atteinte au secret médical et à la déontologie médicale puisque le médecin doit fournir tous justificatifs demandés par le Préfet dans l’instruction des demandes de sortie. L'Unafam (Union nationale des amis et familles de malades psychiques), qui souligne « des avancées positives » souhaite que le collège constitué pour les décisions concernant les situations difficiles puisse « être composé exclusivement de médecins psychiatres pouvant être certificateurs, afin de respecter une cohérence des compétences requises entre l’entrée et la sortie du dispositif des soins sans consentement ».

Source : Union syndicale de la Psychiatrie ; Collectif psychiatrie, SPH, IDEPP, UNAFAM
* Gérard Dubret, chef de service, Psychiatre des Hôpitaux – CH René Dubos – 95300 Pontoise
Accéder à la circulaire du 11 janvier 2010 : Psychiatrie : circulaire du 11 janvier 2010 : Hospitalisation d’office. Sorties d’essai, mise en ligne Alexis





Revue Médicale Suisse N° 236 publiée le 17/02/2010
Bloc-notes:


Le DSM-V, à la gloire d’une époque qui craint la déviance

Article de Bertrand Kiefer

Dans le vaste monde de la psychiatrie et de la santé mentale, on attendait avec fébrilité le 10 février, jour de mise en ligne du projet de nouvelle version du Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders (DSM-V). Il faut dire que c’est de manière quasi théologique que ce manuel rayonne son autorité. Avec une efficacité unique dans l’histoire des sciences, un petit groupe d’experts, tous cooptés au sein de l’American Psychiatric Association (APA), est par venu à découper, nommer et définir les troubles psychiques, comme l’Eglise l’avait fait autrefois avec les péchés. Au fil des décennies et de ses différentes versions, le DSM a imposé son credo urbi et orbi (hors des États-Unis).
Contre cette domination, il y eut certes quelques tentatives. L’OMS a lancé sa propre classification, le CIM-10. Avec un succès limité. Dans la plupart des pays développés, c’est le DSM qui définit le statut (bien-portant ou malade) des individus, qui influence le remboursement du traitement de leurs souffrances, qui justifie, parfois, leur enfermement. Des groupes de patients craignent d’y figurer. D’autres aimeraient que change la terminologie qui les concerne. Qu’on le veuille ou non, le DSM est devenu le livre où se raconte la maladie mentale.

Les intérêts mis en jeu par le DSM sont évidemment colossaux. D’où, en coulisse, mille manœuvres et tentatives d’influence. N’imaginons pas que les experts chargés de développer le nouveau DSM travaillent seuls. Autour d’eux, les aidant à prendre les bonnes décisions, s’active le cortège classique du pouvoir américain : lobbies (celui de l’industrie pharmaceutique surtout), experts (la plupart payés par les lobbies), médias, politiciens, minorités actives…
Pour donner une petite idée de l’ambiance qui prévaut (comme à chaque nouvelle version, d’ailleurs) : avant même la publication du projet du DSM-V, les responsables des deux précédentes éditions (DSM-III et IV) ont écrit une lettre dans le Psychiatric Times où ils accusent leurs successeurs de se montrer «trop secrets et complètement coupés de l’opinion extérieure» et se disent inquiets que la nouvelle version «augmente sensiblement la population considérée comme pathologique».
C’est que le projet de DSM-V ne se con tente pas de redéfinir quelques maladies ou d’en ajouter quelques-unes. Il introduit un nouveau paradigme. En résumé : ce qui fait la maladie, c’est le quantitatif davantage que le qualitatif. Entre le normal et le pathologique, la différence n’est que d’intensité. Aucun trouble n’est anormal en tant que tel. Seule son intensité le rend pathologique. C’est vrai que, du coup, suivant où est placé le curseur, le marché de la maladie psychique pourrait considérablement s’accroître…

Depuis son origine, le DSM a visé la simplification. Son utopie fondatrice était de débarrasser la psychiatrie de toute théorie. Mais aussi de la soustraire à la variable individuelle et à l’irrésolu qui lui est lié. Pour cela, il a commencé par abandonner les symboles et les restes de mythologie grecque qui encombraient sa terminologie (reliquats de ses racines psychanalytiques). Ensuite, au moyen d’une classification rigide, comme on en trouve en physique, chimie ou biologie, le DSM a porté son projet à son aboutissement : faire de la psychiatrie une science comme une autre. Une science à portée universelle, insensible à l’influence des cultures et des interprétations.

L’étrange, cela dit, est l’attitude profondément antiscience des experts du DSM. Les récents progrès de la génétique dans l’élucidation de l’étiologie de maladies psychiatriques, les améliorations des traitements pharmaceutiques et la neuroimagerie auraient dû jouer un rôle majeur dans sa révision. Or il n’en est rien. Aux yeux des experts du DSM, la psychiatrie est une science, certes, mais solitaire, qui n’a de compte à rendre qu’à elle-même.

Se pose cependant une petite question : en se présentant comme athéorique, le projet du DSM n’est-il pas une mystification typique de l’époque moderne ? Certes, son système de classification s’est mondialement diffusé, c’est son mérite. Il permet l’intercompréhension des chercheurs et des praticiens, et, ce qui n’est pas rien, la comparabilité des résultats. Mais exclure toute réflexion sur les causes des maladies et sur l’irréductible singularité des sujets ne suffit pas à éviter tout parti pris idéologique. Si au moins la langue du DSM était vraiment objective. Mais, à bien regarder, ce n’est pas le cas. Un même patient, suivant l’examinateur et le moment auquel il est observé, peut recevoir des diagnostics différents. De nombreux critères diagnostiques dépendent du contexte social. Malgré ce que prétendent les experts du DSM, ils restent essentiellement subjectifs.

Aucun langage ne peut servir à communiquer sans se lier à une dimension symbolique. L’humain s’exprime sans cesse au travers d’équivoques, d’ambiguïtés, de détours par l’imaginaire. Or, le DSM est le projet d’un langage absolument formalisé, univoque, clair, sans doutes. Mais ce langage n’est en réalité qu’un artefact. En imitant l’esprit de la rationalité technique, il tend à fabriquer de la maladie.

Comment comprendre que la communauté psychiatrique, sensible à l’importance de l’altérité, ait pu laisser un petit groupe de psychiatres américains imposer un modèle aussi hégémonique ? Pourquoi les psychiatres n’exigent-ils pas que le DSM soit un chantier mondial, mené par une équipe ouverte, soumis à une incessante critique, modifiable en tout temps selon le nouveau savoir – comme n’importe quel savoir scientifique, d’ailleurs ?
Cette fois-ci, c’est vrai, l’APA a voulu qu’une vaste consultation sur internet précède la publication du nouveau DMS, le V, prévue pour 2012. Mais ensuite, comme pour mieux con trôler sa portée idéologique, le DSM-V ne sera disponible que sous forme de livre.

Notre société ne peut fonctionner qu’en remettant en cause le normal, en interrogeant sans cesse ses limites. Mais avec grande prudence. Le grave, ce serait un monde normalisé par la psychiatrie, où la moindre impulsion créatrice, la plus petite transgression, le début même de l’originalité, l’acte ou le comportement humain un tant soit peu impertinent, se trouverait catalogué comme anormal, nuisible et à la fin dangereux.

Autre question de fond : pour quelle raison le DSM a-t-il décidé de ne s’intéresser qu’aux patients ? Prenez la dépression. Comment séparer, dans le jeu de ses causes, une société qui exige que chacun «performe» sa vie et des individus qui n’arrivent plus à suivre cette injonction ? Ne faudrait-il pas, en parallèle de celle des individus, lancer une entreprise de classification des troubles de la société ?En lisant le projet de DSM-V, on visite des déviances fascinantes, on se promène dans des vices qui sont comme les ombres des multiples ressources du psychisme humain – vices qui prennent d’étranges noms, parfois sous l’effet de traductions hasardeuses. On découvre des comportements tellement bizarres qu’ils nous apparaissent sortis de séries policières télévisées ou, plus souvent, si banals que tout le monde semble en souffrir. Superbe œuvre, en réalité, que cette cathédrale de classification à la gloire d’une époque qui a peur de la déviance.
Mais n’oublions pas. Du sujet humain, on ne sait pas grand-chose, mais ce qu’on sait de plus sûr, c’est qu’il dépasse sans cesse ses propres tentatives de se limiter, de se catégoriser, autrement dit de se comprendre.

Auteur(s) : Bertrand Kiefer
Numéro de revue : 236
Numéro d'article : 32369999



samedi 20 février 2010




La nouvelle loi promise à la psychiatrie est inhumaine

19 Février 2010 Par guy Baillon
Edition : Contes de la folie ordinaire


Sa clé de voûte, les 72 heures d'hospitalisation initiale "sous contrainte", a la violence d'une garde à vue.

Cette loi prévoit comme mode d'entrée en psychiatrie une hospitalisation sous contrainte de 72 h "seulement", elle débouchera sur des soins sous contrainte qui seront prolongés de diverses façons en cas de refus de soins. C'est un piège.

Ce piège est d'une gravité exceptionnelle car sous un aspect de modération (72 h seulement) il va justifier la multiplicité croissante de la contrainte comme mode de soin alors qu'elle ne provoque chez les patients que blessure de l'âme et désir de se défendre contre une telle violence. De plus, il fait croire qu'il serait le produit d'une négociation, alors que les acteurs soignants, familles, usagers, sont actuellement sous la menace par le Président d'une loi très répressive.

Faisons quelques rappels de l'histoire, puis précisons le piège de ce contrat "léonin", enfin décortiquons pourquoi "cela ne marchera pas" et aura au contraire des conséquences fâcheuses.

L'histoire de France nous l'a appris: toute loi qui veut à la fois "protéger" les malades et limiter les internements arbitraires n'aboutit qu'à "faciliter" ces internements, simplement appelés "sans consentement". Il s'agit toujours d'atteinte portée à la liberté de la personne.

L'embastillement du temps de Louis XIV était très rare, il n'y avait que quelques dizaines de places à la Bastille (et il est vrai quelques châteaux de province). Détruite en 1789.

La loi de 1838 sur les aliénés allait, pour "protéger" ceux-ci, installer une "bastille" (un asile) par département; chaque asile ne devait pas dépasser 200 places.

En 1930 il y en avait près de 80, tous surpeuplés, souvent avec plus de 2.000 malades, au total 120.000 en 1940.

Pendant la guerre 45.000 de ces "protégés" allaient y mourir de faim, les autres malades étaient la main d'œuvre permettant au reste de subsister, les gardiens étant sous les drapeaux.

Scandalisés par cette leçon de l'histoire un groupe minoritaire de psychiatres "résistants" élabore avec quelques personnes du ministère un projet révolutionnaire basé sur une autre conception de la folie: le formidable espoir que l'on peut soigner la folie autrement que par l'enfermement, c'est-à-dire en ville en s'appuyant sur les ressources humaines de l'entourage des patients dans leur propre milieu; ils ont affirmé, s'appuyant sur leurs expériences antérieures, que ni les lois, ni les murs ne soignent la folie, ce sont les hommes; ils obtiennent la parution de textes officiels en 1960 prévoyant le redéploiement dans le tissu social des villes et des campagnes des soignants jusqu'alors enfermés dans les hôpitaux psychiatriques.

Mais malgré plusieurs circulaires (1972) et une loi (1985), cette politique étendue à toute la France (831 secteurs de 66.000 h) ne sera réalisée que partiellement en raison de la pérennité des hôpitaux psychiatriques réalisant des soins dans un autre état d'esprit que sur le secteur.

Le résultat n'offrant pas de lisibilité, les patients se mobilisent en prenant comme cible la loi de 1838 toujours en vigueur, utilisée de moins en moins, en disant qu'elle était à l'origine d'internements arbitraires. La loi de 1990 veut leur donner satisfaction en "toilettant" la loi de 1838 (c'est le mot employé par le ministre qui l'a signé, Evin, pour montrer que sur le fond rien n'était modifié); il se borne en effet à changer les mots, "sans consentement" à la place d'internement. Mais les conséquences de cette nouvelle loi ont été catastrophiques.

Elle a en réalité cassé l'état d'esprit de la psychiatrie de secteur et en a arrêté le développement. Au lieu de poursuivre le déploiement des soignants en ville, elle invite à concentrer les efforts sur l'hospitalisation; d'une part, elle rend plus facile qu'avant l'hospitalisation sous contrainte en expliquant comment faire; d'autre part, elle invite les directeurs à diminuer leurs efforts dans le secteur, à fermer CMP et CATTP et y puiser le personnel pour consolider les hôpitaux. Les hospitalisations qui avaient diminué depuis 1970 depuis n'ont cessé d'augmenter, et des équipes aujourd'hui demandent l'ouverture de lits!

Depuis 1990 la psychiatrie de secteur ne cesse d'être "déshabillée".

De nouvelles plaintes de familles et d'usagers se sont élevées devant cette détérioration et l'incohérence croissante de la politique de santé déchirant les équipes entre deux soins opposés l'affaiblissement du secteur et le renforcement de l'hospitalisation.

Les plaintes des familles ont été d'autant plus fortes qu'elles souffrent de l'impossibilité qu'ont les psychiatres de mettre un terme au dogme vieux de deux siècles selon lequel il faudrait séparer les malades de leur famille; ils continuent à ne pas recevoir les familles alors que les patients ont besoin que cette alliance s'organise autour d'eux.

Familles et usagers ont trouvé auprès de l'État au-delà des soins, dans l'action sociale, un appui complémentaire avec la loi de 2005 en faveur des personnes en situation de handicap psychique dû à des troubles psychiques graves; cette loi leur donne l'espoir d'obtenir des compensations sociales venant enfin compléter les soins donnés par les équipes de secteur.

C'est dans ce climat "désorienté", fruit d'une politique incohérente pour la psychiatrie, que survient le 2 décembre 2008 le discours présidentiel écrasant d'une simple phrase 50 ans d'efforts des soignants, et décidant de transformer le soin en attitude répressive; il désigne pour cela une catégorie de malade psychiatrique comme futur criminel qu'il faut enfermer, et veut transformer les hôpitaux en prison.

Aussitôt certes la révolte se lève: toutes les preuves sont données contre les arguments de dangerosité des patients. Ils ne sont pas plus dangereux que le reste de la population, c'est l'inverse: ils sont dix fois plus souvent "victimes", car plus vulnérables, que chacun de nous.

Mais c'est toujours sous la même menace présidentielle que depuis un an les acteurs tentent de négocier avec le ministère; la presse du 11 février 2010 sur le résultat de ces négociations montre qu'ils n'ont pas su dénoncer le piège de la garde à vue de 72 H.

Une fois de plus la France est devant le choix suivant: acceptons-nous de préférer une loi et des murs d'enfermement à la décision de donner la mission du soin à des hommes? Au lieu d'espaces d'enfermement ne pouvons-nous décider de former les hommes à des soins s'appuyant sur l'entourage et les déployer dans les cités en les rendant accessibles et en continuité aux personnes en difficulté psychique ?

D'où vient cette idée des 72 h et pourquoi est-ce un piège?

L'idée a été glanée il y a dix ans par des psychiatres français voulant faire profiter leur pays d'initiatives faites ailleurs, cette fois-ci non pas au Canada, mais dans les capitales d'Europe du Nord en proie à une invasion de toxicomanes. L'erreur était de croire que c'était importable, alors que les toxicomanes ont besoin d'autres soins que les personnes ayant des troubles psychiques graves et que ces pays n'ont pas l'appui sur le terrain d'équipes de secteur; la France étant la seule à avoir créé cette "politique de secteur".

Le piège c'est de ne pas tenir compte de la réalité de la folie, et de vouloir "faire comme si" elle n'existait pas, au moment où nous voulons mettre en place des soins. Ne sommes-nous pas dans l'absurde?

Que ce soit un psychiatre, un juge ou un maire, qui demande, du haut de son ‘autorité' reconnue, à une personne qui n'a pas toute sa raison, une personne qui n'a plus accès au dialogue parce qu'une pensée étrangère l'occupe un moment, si cette autorité anonyme demande sans ambages à cette personne de dire qu'elle est malade et d'accepter un traitement, alors qu'elle ne demande rien, quel acte commettons-nous ?

Non seulement cette attitude est inhumaine et d'une brutalité extrême, ne tenant aucun compte de la vulnérabilité de la personne, mais elle se heurte à la nature du trouble psychique grave qui habite la personne. En effet, ce "trouble", la personne leméconnait, le dénie, car dans son esprit elle n'a pas de trouble. Elle a sa façon à elle de comprendre le monde qui l'entoure en ce moment. Voilà qu'il lui est demandé par quelqu'un qu'elle ne connaît pas de renoncer au propos délirant qu'elle tient. Et aussitôt après il lui est affirmé de façon arbitraire que si elle n'y renonce pas "cela veut dire" (!) qu'elle refuse les soins! Nous lui précisons (sans la présence d'aucun avocat, ce qui serait la moindre des choses: un avocat "à l'âme de la personne"!) que nous allons lui infliger un traitement sous contrainte dès maintenant (c'est-à-dire clairement une injection qui calme et rend la volonté malléable, sans attendre les 72 h fameuses), à partir de là la machine de la contrainte se met en marche et ne s'arrêtera pas.

Une telle attitude, dont on voit qu'elle enclenche immédiatement toute une suite d'actes soignants "hostiles", méconnait d'emblée la folie; de plus prend la société à témoin (la loi, le juge, le maire). Sous couvert de la société elle fait semblant d'établir un "contrat" avec le malade: devant témoin elle propose avec générosité une réponse aux troubles de la personne grâce aux soins. A ceci près que c'est un « contrat léonin » : le Lion dans toute sa majesté, sa patte levée (dans quelle intention !) demande à la souris «Tu es d'accord n'est-ce pas?».

Il suffit lors de l'entrée aux 72 h et pendant ces 72 h vécues dans des conditions de détresse extrême, avec des personnes agitées ou prostrées, et des soignants aussi inconnus que persécutant, il suffit d'un foncement de sourcil, d'un geste bizarre de la personne, pour que tous confirment «le diagnostic de refus!». Au besoin nous avons à notre portée toute une panoplie rageusement mise à jour, le DSM IV bientôt V, pour habiller de façon irrémédiable, car affirmée par un "expert", la personne, de tel et tel et tel troubles qui vont lui coller à la peau comme une encre indélébile, et sans rapport avec la réalité!

Comment faire comprendre que toute loi concernant la folie et elle seule est l'ouverture de l'arbitraire sur des hommes.

Ce dont a besoin le patient, un instant emmuré dans sa folie, c'est que des personnes compétentes, sachant que «personne n'est totalement fou, car chez chacun persiste une part de raison gardée» (Pussin, Pinel, Freud et tant d'autres), c'est que ces personnes l'accompagnent pour qu'il fasse en lui le travail psychique lui donnant accès à sa partie saine et à notre monde. Il suffit que ces hommes soient accessibles près de lui et disponibles, c'est la définition de la psychiatrie de secteur, mettant en place la continuité d'une disponibilité d'une équipe de soins pour tout patient d'une population que cette même équipe connaît.

La France est le seul pays à avoir commencé à appliquer cette pratique, certes partiellement encore; là où elle existe pleinement elle permet un travail de soin remarquable et sans contention.

Que proposent les 72 h? Personne n'ose le dévoiler aujourd'hui, comme personne n'a osé faire le bilan des lois hospitalocentriques, 1838, 1990, constatons-le ensemble:

-les directeurs d'hôpitaux obéissants vont vouloir (par précaution) consolider au mieux les services hospitaliers qui vont accueillir les nombreux malades sous contention. Pour cela ils vont puiser le personnel là où il se trouve: dans les CMP, CATTP, hôpitaux de jour

-le départ de ces infirmiers vers les hôpitaux va tarir les soins de proximité de secteur et son action de prévention; ainsi l'entourage parlera plutôt d'urgence, alors que les personnes non soignées voient seulement leurs troubles devenir aigus et seront adressés aux 72 h.

-le flux vers les centres de 72 h va croitre de plus en plus pour cela, mais aussi parce qu'aux yeux de tout le monde (voisins, familles, généralistes, police, etc.) il sera très, très facile de les orienter vers ces centres.

-dans ces centres le soin va être perverti vers ce qu'il est le plus facile de faire: les seuls soins médicamenteux et comportementalistes si aisés, ils vont supplanter la mise en place d'un travail psychothérapique quotidien, d'autant plus que dans ces centres «intersectoriels» pour 3 à 6 secteurs, les soignants ne connaitront jamais les personnes dites malades,

-les soignants n'auront ni le temps ni l'envie de rencontrer les familles, encore moins les personnes ayant des liens; les richesses de l'environnement humain seront ainsi écartées,

-la durée de 72 h est le plus souvent tout à fait insuffisante pour permettre d'établir un lien de confiance avec l'un des soignants présents (qui vont se succéder plusieurs fois par jour sur trois jours de telle sorte que les contacts ne peuvent être que totalement anonymes, automatiques, désincarnés), les patients resteront "sur leur garde".

-à la fin des 72h dans un tel climat étrange et étranger la personne démunie de tout ce qui lui sert habituellement d'appui, sera plus anxieuse (sauf si les anxiolytiques l'éteignent!), craintifs (à moins d'euphorisants!), ou à l'inverse plus violents (et là les neuroleptiques ne sont pas assez actifs en 72 h pour toutes les violences) devant ce climat hostile (où souvent les soignants auront peur, n'ayant rien pour cultiver leurs capacités psychothérapiques, ni pour se demander l'espace d'un instant ce que ces personnes vivent là; tout cela aggrave le climat)

-les orientations de fin de 72h vont se faire de plus en plus souvent au moins pour "se couvrir" vers des décisions de soins sans consentement en hôpital, et pire à domicile

-comme en "aval" (les CMP) les soignants seront devenus peu nombreux, les soins y seront plus rares et les demandes d'hospitalisation plus fréquentes, à la demande même des patients préférant l'hôpital en direct plutôt que les 72 h

-on aura compris que l'ensemble des traitements va s'orienter de plus en plus vers la chimiothérapie et le comportementalisme, les formations aux psychothérapies devenant de plus en plus inutiles. Que va devenir la psychiatrie?

Pour la société, il est clair que le résultat global est la préférence de la répression et donc l'aggravation sévère de la stigmatisation, les patients étant reconnus de plus en plus comme une race à part.

Quelle violence nous est ainsi assénée aujourd'hui, par lâcheté devant la pression présidentielle, par démission de chacun de nous!

N'est-il pas possible que les soignants qui ont travaillé tant d'années cette merveille de la continuité de disponibilité des équipes de secteur et qui en ont vu les effets apaisants, créatifs chez les patients et leurs familles, ne se révoltent pas contre cette menace de destruction?

N'est-il pas possible que les élus se penchant avec leur propre humanité sur la réalité de la folie, comprennent qu'elle n'a pas le danger que le président lui impute, et surtout ne peuvent-ils constater que le seul compagnonnage de l'homme aux côtés de l'homme soigne cette folie, toujours partielle, toujours transitoire ?

Ce n'est pas la réalité de quelques criminels qui doit dicter ses lois sur la société toute entière, c'est du compagnonnage des hommes entre eux dans une société moderne qu'il s'agit dans l'attention aux autres, le calme, l'espoir, le temps, l'amour un peu, juste ce qui serait suffisant.

La folie, qui est toujours partielle et transitoire, a besoin de la compagnie immédiate et durable d'hommes.

La folie est une souffrance de l'âme et a besoin de retrouver la compagnie des hommes.

Paris, le vendredi 19 février 2010

Docteur Guy Baillon

Psychiatre des Hôpitaux








Psychiatrie: une réforme pour améliorer l'accès aux soins
Par Marc Mennessier
18/02/2010 |

Le texte de la réforme bientôt présenté au Conseil des ministres devrait créer l'obligation de soins sans consentement hors de l'hôpital. Le projet de loi sur la réforme de la psychiatrie devrait être présenté dans les semaines qui viennent au Conseil des ministres. Ce texte vise à améliorer l'accès aux soins des personnes souffrant de maladie psychique. Il devrait également limiter le risque que certains drames, comme celui de la mort de notre collaborateur Valéry Kerbouz, se reproduisent. Le 29 janvier dernier, ce jeune homme de 24 ans, qui travaillait comme vigile dans l'immeuble du Figaro, avait été entraîné sous une rame de RER par un SDF souffrant de graves troubles psychiques. Voulu par Nicolas Sarkozy, après une tragédie semblable fin 2008 à Grenoble, lorsqu'un étudiant avait été poignardé en pleine rue par un schizophrène, ce texte, dont Le Figaro dévoile ici les grandes lignes, prévoit de modifier la loi de 1990 sur l'hospitalisation sans consentement (d'office où à la demande d'un tiers) et d'encadrer le suivi thérapeutique des malades hors les murs.

«À l'avenir, on ne parlera plus d'hospitalisation sans consentement mais de soins psychiatriques sans consentement», explique-t-on dans l'entourage de la ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, chargée d'élaborer ce texte en concertation avec les associations de soignants, de patients et de leurs proches. Alors que l'immense majorité des malades psychiques ne sont plus internés dans des «asiles», l'idée centrale consiste à ne plus se polariser, sur la phase d'hospitalisation, devenue marginale, mais d'envisager la prise en charge dans la durée, en instituant une procédure de «soins ambulatoires sans consentement».

Concrètement, le placement d'une personne dans un service d'accueil psychiatrique d'urgence ne pourra excéder 72 heures. Au terme de cette «période d'examen», l'équipe soignante dressera un bilan sanitaire à partir duquel il sera décidé d'orienter le patient dans une unité de soins ou de le «libérer», si son état le justifie. En l'absence de consentement du malade (refus ou absence de lucidité), une obligation de soins sera notifiée à la demande du préfet ou d'un tiers (parent, conjoint, relation…) comme c'est le cas actuellement. Le texte prévoit, et c'est là la grande nouveauté, que ces soins pourront être pratiqués en hospitalisation ou en ambulatoire. Dans la seconde éventualité, le patient sera tenu de suivre son traitement et d'en rendre compte à son équipe soignante, dans le cadre, par exemple, d'une consultation en hôpital de jour. «En cas de non-respect de la prescription, ce sera le retour à la “case hôpital”», explique-t-on au ministère de la Santé.

Avis d'un collège de soignants

La même procédure sera appliquée lors des sorties temporaires ou définitives décidées après une hospitalisation. Ces sorties devront être motivées par le psychiatre qui suit le patient lorsque ce dernier est placé d'office. Dans les cas difficiles, le préfet pourra s'appuyer, avant de prendre sa décision, sur l'avis d'un collège de soignants. En cas de recours ou de litige, le juge des libertés pourrait être saisi. Au chapitre des moyens, le gouvernement va consacrer 40 millions d'euros à la construction de quatre nouvelles unités pour malades dangereux (UMD) dont l'ouverture est prévue début 2011 et qui vont s'ajouter aux quatre unités existantes. Par ailleurs, 380 chambres d'isolement supplémentaires viennent d'être créées pour un coût de 40 millions d'euros.

Le président de l'Union nationale des amis et familles de malades psychiques (Unafam), Jean Canneva, se réjouit que «certaines propositions formulées par 16 organisations d'usagers et de professionnels, dont la nôtre, aient été prises en compte. Il ne faut pas oublier que les personnes atteintes de troubles psychiques sont d'abord des malades et que leurs proches qui vivent 365 jours et 365 nuits avec eux ont un rôle à jouer qui n'est pas suffisamment pris en compte par les psychiatres et les organismes sociaux.»

Leur concours pourrait en effet s'avérer précieux pour s'assurer de la bonne exécution du traitement, en particulier dans le cas d'une procédure de soins ambulatoires sous contraintes. «Nous sommes face à un problème d'applicabilité de la loi auquel nous sommes déjà confrontés avec les toxicomanes, explique le professeur Frédéric Rouillon, psychiatre à l'hôpital Sainte-Anne, à Paris. Comment forcer un malade qui refuse de se soigner à venir en consultation ? Nos équipes, de plus en plus réduites, n'ont pas le temps ni les moyens de le faire et la police nous répond bien souvent que ce n'est pas son job !»

Autre problème de taille : plus de 1.000 postes de psychiatres hospitaliers sont non pourvus, faute de candidat. Dans certains secteurs, comme le massif central ou l'est de la France, il faut faire plus de 100 kilomètres pour se rendre à une consultation. Difficile dans ces conditions d'imposer des soins à des malades qui sont pour beaucoup en état de grande précarité.

















La bible des psychiatres : révision houleuse

(Agence Science-Presse) - Le DSM, la « bible » de la psychiatrie, fait peau neuve et sa révision provoque des pleurs et des grincements de dents dans le milieu. Vous l’ignoriez ? Pas étonnant. Jusqu’à la mise en ligne d’un article et d’un éditorial sur le sujet dans le New Scientist en décembre dernier, le débat se limitait aux publications spécialisées. Depuis cette parution, la sortie de la nouvelle édition du DSM a été reportée à mai 2013.

DSM désigne le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, publié par l’Association de psychiatrie américaine (APA). C’est la liste des critères et symptômes sur lesquels se fondent les professionnels en santé mentale pour poser un diagnostic. Il est reconnu comme un standard par la plupart des associations en psychiatrie et psychologie du monde. Un crêpage de chignon scientifique autour de l’ouvrage de référence mondial en psychiatrie a donc de quoi titiller la fibre critique de l’éditorialiste du New Scientist.

La 4e édition du manuel, le DSM-IV, date de 1994. Le consensus règne quant à son besoin de mise à jour. Ce qui cloche, c’est l’orientation que donne l’APA à la cinquième édition selon deux psychiatres retraités et responsables de la version précédente, Robert Spitzer et Allen Frances. Ils mettent en doute le caractère scientifique de la nouvelle classification des critères diagnostiques. Selon leurs propos rapportés dans le New Scientist, ils évoquent une possible « médicalisation de la normalité » qui pourrait avoir des « conséquences désastreuses » comme la stigmatisation et l’internement à outrance. Le débat s’est envenimé par des allégations de conflit d’intérêts de part et d’autre, ce qui lui a valu d’être qualifié de « guerre civile de la psychiatrie » par le magazine britannique.

Selon le journaliste Peter Aldhous, le DSM a fait son temps dans sa gigantesque version papier de plus de 1000 pages. À l’ère d’Internet, il n’est plus pertinent de travailler à une édition qui demeurera figée pendant les 15 prochaines années. À son avis, toute cette agitation aurait pu être évitée par la révision continue en ligne. Ce procédé permettrait de réunir des spécialistes d’un domaine au besoin seulement. Les modifications suggérées seraient ensuite soumises à la critique et aux commentaires, sur un site réservé à cet effet. Une fois le consensus obtenu, les nouveaux critères diagnostiques seraient intégrés à la version en ligne du DSM.

Cette migration vers l’Internet s’enclenche déjà avec la nouvelle édition, selon l’Association des psychiatres. Un site web présente d’ailleurs les révisions proposées pour le DSM-V. Peter Aldhous déplore que l’association n’ait pas plutôt soumis la version actuelle du DSM à la révision web. À son avis, plus de 40 millions $ de ventes en neuf ans avec le DSM-IV, ses appendices, guides et autres, ne sont pas étrangers à cette décision. Consciente de l’inévitable virage Internet, l’APA pourrait avoir été tentée de presser le citron jusqu’à la dernière goutte.

Marise Murphy





Guide de PSYCHIATRIE MONDIALE : Les principales nouveautés 2010

DSM5









Depuis plusieurs années maintenant, la psychiatrie américaine, via l’édition régulière de son DSM - Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (Manuel de diagnostic et de statistique des troubles mentaux) – publié par l’Association américaine de psychiatrie (APA), fournit à la psychiatrie mondiale un manuel de référence. L’APA vient d’indiquer les principaux changements que l’on devrait trouver dans le DSM 5… dont on ne connaît pas encore la date de sortie, car les nouveaux critères retenus dans cette cinquième édition sont encore en discussion.




Les 13 groupes de travail de l’APA, représentant les différents diagnostics psychiatriques, restent ouverts aux suggestions que ne vont pas manquer de susciter le communiqué dans lequel sont exposées les modifications proposées. Les principales sont les suivantes.

-Nouvelle catégorie de troubles de l’apprentissage et une seule catégorie diagnostique : troubles du champ de l’autisme (autism spectrum disorders), incorporant les diagnostics actuels des troubles autistiques, la maladie d’Asperger et le trouble désintégrant (disintegrative) et le trouble profond (pervasive) de l’enfance.

-Recommandation : le terme diagnostique de retard mental (mental retardation) doit être changé pour «handicap intellectuel » (intellectual disability).

-Supprimer abus et dépendance à des substances, les remplacer par une nouvelle catégorie : addiction et troubles associés (addiction and related disorders), comprenant les troubles par usage de substances, avec identification de chaque drogue. Eliminer le terme de dépendance permettra de mieux différencier entre le comportement compulsif de recherche de drogue de l’addiction et la réponse normale en terme de syndrome de manque que connaissent certains patients qui utilisent des médicaments prescrits affectant le système nerveux central.

-Création d’une nouvelle catégorie d’addictions comportementales, dans laquelle on trouve seulement l’addiction au jeu (gambling). L’addiction à Internet a été envisagée ici, mais les membres du groupe de travail ont finalement conclu qu’ils n’avaient pas assez de données. Cette addiction sera donc mentionnée en annexe du volume, mais avec l’incitation à davantage de recherches.

-Nouvelles échelles comportementales sur les suicides d’adolescents et d’adultes pour aider les cliniciens à identifier les sujets les plus à risque, dans le but d’améliorer les interventions face à un large spectre de troubles mentaux. Ces échelles incluent la recherche de critères tels le comportement impulsif ou la forte alcoolisation (heavy drinking) des adolescents (teens : 13 à 19 ans).

-Prise en considération d’une nouvelle catégorie de syndromes de risque apportant des informations pour aider les cliniciens à identifier à un stade plus précoce certains troubles mentaux sévères, tels un trouble neurocognitif (démence) ou une psychose.

-Nouvelle catégorie diagnostique proposée : dysrégulation de l’humeur avec dysphorie (temper dysregulation with dysphoria/TDD) dans la section Troubles de l’humeur du manuel. Les nouveaux critères sont basés sur une décennie de recherche sur les fluctuations sévères de l’humeur et peuvent aider les cliniciens à mieux différencier les enfants symptomatiques de ceux ayant notamment un trouble bipolaire.

-Reconnaissance de la boulimie (binge eating disorder) et amélioration des critères pour l’anorexie mentale (anorexia nervosa) et la boulimie mentale (bulimia nervosa), et changement recommandé dans la définition de certains troubles du comportement alimentaires, actuellement décrits dès la petite et moyenne enfance (infancy and childhood), pour rappeler qu’ils peuvent aussi se développer chez des sujets plus âgés.

Source : Communiqué de presse de l’APA. Traduction, adaptation, mise en ligne Alexis Yapnine, Santé




Tribune & idées
Freud. Les transformations de l’Interprétation du rêve

Modifié huit fois en trente ans, cet ouvrage canonique de Freud fut le fruit d’un travail collectif qui porte la trace des conflits virulents des débuts du mouvement psychanalytique.
RÊVER AVEC FREUD. L’HISTOIRE COLLECTIVE DE L’INTERPRÉTATION DU RÊVE, de Lydia Marinelli et Andréas Mayer, traduit de l’allemand par Dominique Tassel. Éditions Flammarion-Aubier, 2009, 332 pages, 22 euros.
En 1899, paraît, dans une édition datée de 1900, l’Interprétation du rêve. Accueilli dans l’indifférence générale des milieux scientifiques, le livre sera ensuite traduit dans le monde entier, réédité et modifié huit fois entre 1899 et 1929. Pour les psychanalystes, il devient vite une sorte de manuel introductif à la technique psychanalytique de l’interprétation. À chaque parution, Freud écrit une nouvelle préface. Si leur lecture attentive signale certaines modifications ou ajouts, l’ensemble donne l’impression d’une élaboration progressive et continue. L’édition française de Meyerson, longtemps seule traduction française de cette œuvre jusqu’à ces dernières années, ne mentionne pas les modifications de chaque réédition et donne le sentiment que le corps du texte n’a pas vraiment changé depuis 1899. Dans son ouvrage monumental, la Vie et l’Œuvre de Freud, Ernest Jones présente un Freud isolé dans sa découverte et ses élaborations, dont l’autoanalyse va produire l’Interprétation du rêve. Lydia Marinelli et Andréas Mayer font voler en éclats ces idées reçues en travaillant à partir des modifications survenues dans la succession des éditions. En apportant nombre de correspondances entre Freud et ses disciples, ils dévoilent l’interactivité et le caractère collectif de l’écriture de l’ouvrage. Entre 1914 et 1929, le livre est même rédigé avec Otto Rank. Deux de ses textes y figureront de la quatrième à la septième édition avant d’être retirés par Freud dans l’édition finale. Tout comme d’autres documents, ils sont reproduits en annexe ainsi qu’une petite pépite : une parodie de l’Interprétation du rêve écrite par Alexander, frère cadet de Freud, et signée Prof. A. Freud  ! C’est également d’une façon très vivante que Lydia Marinelli et Andréas Mayer démontrent le tissage extrêmement dense existant entre les changements du texte et l’histoire du mouvement analytique avec ses conflits théoriques, thérapeutiques et personnels. En même temps qu’il ajoute nombre d’apports de ses collaborateurs, face aux déviations qui menacent la psychanalyse, à chaque édition Freud précise, démontre ou clarifie. Par exemple, il n’a jamais cédé sur la séparation entre contenu manifeste et contenu latent du rêve, toujours réaffirmé le fait que le rêve est réalisation d’un désir ou encore qu’il n’annonce pas l’avenir mais renvoie au passé. On l’aura compris, Rêver avec Freud n’est pas un livre révisionniste voulant travestir l’œuvre de Freud ou son rôle, mais un livre passionnant qui nous plonge dans le bouillonnement de l’époque héroïque des débuts de la psychanalyse, en nous invitant à découvrir un Freud bien moins solitaire que nous ne l’imaginions.
Jean-Pierre Trocmé, psychanalyste






Entretien
Florence Aubenas : "Voir les choses à hauteur d'être humain"LE MONDE DES LIVRES | 18.02.10

Jamais, sans doute, elle n'était partie aussi loin. Dans son métier, pourtant, Florence Aubenas a l'habitude de prendre le large : être reporter, c'est cela, s'en aller. En vingt ans et pour différents journaux (Le Matin de Paris, Le Nouvel Économiste, puis Libération et maintenant Le Nouvel Observateur), elle s'est rendue dans des banlieues difficiles aussi bien que dans des pays en guerre, dans des commissariats comme dans des tribunaux ou des usines en grève, et s'il avait fallu aller sur la Lune, sûr qu'elle aurait décollé avec entrain. Curieuse, forte, impatiente - jusqu'à payer le prix fort : un jour de 2005, à Bagdad, des hommes l'ont kidnappée, puis tenue prisonnière, en compagnie de son accompagnateur irakien. De cette captivité longue (157 jours), difficile, elle s'était sortie avec une grande dignité et une certaine notoriété.









Critique "Le Quai de Ouistreham", de Florence Aubenas

Forum Littérature

Cette fois, pourtant, la journaliste n'a pas pris l'avion. Elle n'avait pas de passeport, ou pas besoin d'en avoir. Et pas sa carte de presse en travers du ventre, comme sésame ou comme bouclier. Là où elle allait, ce n'était pas la peine : Caen, deux heures de Paris, autant dire la porte à côté. C'est dans cette ville pourtant, si près de tout, qu'elle a été le plus loin, en termes humains et professionnels. Pendant près de six mois, Florence Aubenas est devenue "Madame Aubenas", 48 ans, sans qualification particulière - une chômeuse parmi d'autres, des dizaines d'autres qui ne l'ont pas reconnue, à de très rares exceptions près. Jour après jour, elle s'est immergée dans la foule informe des demandeurs d'emploi, de ceux qui errent d'un CDD sous-qualifié à un boulot sous-payé - de toute cette cohorte pour laquelle il est évident qu'on ne trouve plus de travail, seulement des "heures" par-ci par-là, et encore, avec de la chance.

Quand l'idée lui est venue de tenter l'expérience, Florence Aubenas avait lu plusieurs livres autour du procédé d'immersion, à commencer par Tête de Turc (La Découverte, 1986), de Günter Wallraff, le plus célèbre de tous. A l'époque, elle s'interrogeait sur l'efficacité de la pratique journalistique. Un article peut-il permettre de faire changer les choses ? "On nous disait : "C'est la crise, tout va être englouti", et moi, assise à mon bureau, j'étais déroutée : le réel se dérobait. Depuis que j'étais dans le monde du travail, la crise était toujours là, omniprésente et intangible à la fois. Je ne comprenais pas."

Elle parle avec un sourire clair, le menton posé dans sa main. Rien de poseur, rien de forcé, dans ce café parisien où elle boit un crème, puis un autre. "Mon boulot, c'est de faire avec le réel. De voir les choses à hauteur d'être humain." Ne pas chercher à démontrer, mais à comprendre. Ce travail, Florence Aubenas l'aime absolument. "Ma vie à moi, c'est d'être journaliste. C'est mon identité profonde." D'où sa décision de partir pour Caen, où elle s'inscrira au chômage et mènera la vie d'une demandeuse d'emploi, pour "raconter cette France qui ne s'en sort pas" : faire son boulot, mais en plus long, en plus profond, donc en plus éclairant. Ne pas aborder les gens avec un carnet à la main, mais "faire partie d'eux, avec toutes les limites que cela suppose". Se mettre dans la peau d'une chômeuse, parce que "tout ne passe pas par les mots. Je voulais franchir la barrière du discours : vivre là, pour ne pas être tentée, par exemple, de m'adresser en priorité aux gens qui s'expriment bien, comme je l'aurais fait en tant que journaliste".

Une forme "d'engagement" revendiqué, qui lui donne la force d'affronter l'inévitable reproche : celui d'être allée à Caen dans une position ambiguë, à la fois observatrice et participante, à découvert et camouflée. "Quand je me rends en Afghanistan ou ailleurs, c'est pareil : je vais voir des situations qui ne sont pas les miennes. On ne m'a jamais reproché d'aller au Rwanda !"

Arrivée sur place, elle loue une chambre minuscule, se fabrique un CV plat comme la main (le bac, puis une vie de femme au foyer plaquée par son concubin) et se présente partout, des agences d'intérim à l'antenne locale de Pôle emploi. "Toujours à l'heure, toujours propre, je faisais attention à me présenter au mieux." Ses cheveux sont teints en blond, elle porte ses lunettes en permanence, mais son nom n'est pas changé : Florence Aubenas. A ses amis, elle a dit qu'elle partait au Maroc, écrire un roman. Commence alors la ronde des heures passées à scruter les annonces, à remplir des fiches, à se faire rembarrer. "Dans mon esprit, il paraissait évident que j'allais trouver tout de suite. Et brusquement, j'étais devant des gens qui me disaient : "Non, pas possible, enfin, vous voyez bien...", sans même finir leur phrase. Evidemment, ça recadre !"

En partant, elle avait prévu de rester jusqu'au moment où elle décrocherait un contrat à durée déterminée. Quatre mois lui paraissaient un délai raisonnable. Une fois sur place, il a bien fallu déchanter. "J'ai mis un mois et demi à trouver", dit-elle. Du travail ? Non, bien sûr : un maigre petit paquet d'heures, aux deux extrémités de la journée, sur le ferry qui traverse la Manche et dans des bureaux, des campings, des immeubles. Au début, elle prend des notes tous les soirs, puis seulement un jour sur deux, à cause de la fatigue. "Plus le temps passait, plus cela se rapprochait du journal intime. Au bout d'un mois, on lâche prise. Je n'étais plus quelqu'un qui surplombe, mais quelqu'un qui a perdu le contrôle et tente de surnager." Finie la distance du journaliste. Elle, bien sûr, savait que l'expérience aurait une fin, qu'elle retrouverait son travail, son appartement, ses amis, ce qui fausse la donne. Mais en attendant, elle était là, en plein dedans, épuisée par des heures de balai et de serpillière.

Lui arrivait-il de penser à son expérience d'otage ? Non, pas vraiment, mais il est probable, remarque-t-elle, que "sans cette captivité, je n'aurais jamais eu le culot de faire ce que j'ai fait". Braver l'appréhension de se faire démasquer, la peur du ridicule (celle de passer pour "Bécassine chez les pauvres"), mais surtout prendre "de la liberté avec le temps qui passe, cette matière si précieuse pour un journaliste". Le temps du chômeur, fait d'attente et encore d'attente, de transports interminables (et non rémunérés) vers des lieux où l'on va travailler une heure, ce temps-là, bien sûr, elle n'en avait pas la moindre idée avant d'y être engluée.

Dans le livre, Florence Aubenas a gommé ce qui "relevait de la mise en scène personnelle", mais pas l'amitié qu'elle a pu ressentir pour tel ou tel de ses compagnons de travail (ou de non-travail). Les portraits qu'elle brosse d'eux, sans compassion, sans jugement, sont magnifiques. Et qu'ont-ils dit, quand elle leur a révélé qu'elle venait d'écrire ce livre ? "Beaucoup ne savaient pas quoi faire de cette information. Leur vie leur paraît tellement sans intérêt." Bien qu'ils aient appris la nouvelle alors que le texte était encore modifiable, aucun n'a demandé à ne pas apparaître.

Elle, Florence Aubenas, n'a pas pu se résoudre à résilier le bail de sa chambre, à Caen. C'est dans ces quelques mètres carrés, loués 348 euros par mois, qu'elle a écrit une bonne partie de son livre. En se rendant là-bas, elle avait décidé d'utiliser l'argent que lui avait rapporté son livre sur le procès d'Outreau (La Méprise, Seuil, 2005). "J'avais mis cette somme de côté, c'était sacré : je me disais que je n'allais quand même pas acheter une voiture avec l'argent d'Outreau !" Bien lui en a pris : jamais, en six mois de travail acharné, elle n'est parvenue à gagner de quoi survivre. Même très modestement.

Raphaëlle Rérolle
Article paru dans l'édition du 19.02.10.