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vendredi 18 mai 2018

De Tanger à Paris, dans les pas des enfants perdus du Maroc

Mineurs isolés, drogués et violents, ils ont surgi il y a plus d’un an dans la capitale. On les pensait enfants des rues marocains, mais, en réalité, ils ont souvent une famille.

LE MONDE  | Par 

Un jeune marocain, candidat à l’émigration, dans l’attente d’une opportunité de passage sur le port de Tanger, le 3 mai.
Un jeune marocain, candidat à l’émigration, dans l’attente d’une opportunité de passage sur le port de Tanger, le 3 mai. ESTEBAN DUJA POUR LE MONDE

Paris n’avait jamais vu ça. Des hordes d’enfants qui débarquent dans les rues du 18arrondissement, seuls, drogués, violents, le corps couvert de plaies et de brûlures, ne parlant pas un mot de français, semant la peur dans un quartier qui en a pourtant vu d’autres. Les premiers ont surgi il y a un an et demi, ils étaient une vingtaine ; ils sont repartis, quelques-uns sont revenus, de nouveaux sont arrivés, plus nombreux, ils sont une soixantaine aujourd’hui. Les plus jeunes ont 10 ans, les plus âgés prétendent avoir 17 ans (ils ont probablement plus).


Prise au dépourvu, la Mairie de Paris a tout tenté pour les approcher : éducateurs, associations spécialisées dans la protection de l’enfance, solutions d’hébergement, lieux d’accueil ad hoc… En vain. Ils fuguent et retournent errer dans la Goutte-d’Or, où ils commettent des actes de délinquance pour le compte de petits réseaux locaux qui les rétribuent en cachets de Rivotril (un antiépileptique détourné de son usage). Ils sont arrivés shootés à la colle ; dans les rues de Paris, ils deviennent polytoxicomanes. Personne n’en savait plus sur leurs profils et les raisons de leur venue. Tout juste avait-on appris qu’il s’agissait de jeunes Marocains, pour la plupart mineurs, qui avaient transité par l’Espagne.

Un rapport de l’association Trajectoires, qui étudie le parcours des migrants et des réfugiés en Europe, apporte enfin des éléments de réponse. Commanditée par la Mairie de Paris il y a six mois, cette étude, à laquelle Le Monde a eu accès, retrace le parcours de ces enfants qui vont et viennent d’une ville française à l’autre (Paris, Montpellier, Rennes, Brest, Bayonne…), d’un pays européen à l’autre (Suède, Danemark, Espagne, Allemagne, Belgique, France…), sans jamais se fixer. « Ils se font jeter de pays en pays, ils traînent en Europe sans stratégie migratoire pensée, observe le sociologue Olivier Peyroux, coauteur du rapport. Ce sont les migrants les plus mobiles en Europe. » Les plus « abîmés » aussi.

« Le cauchemar de la mondialisation »


Contrairement à ce que l’on pensait, ce ne sont pas des enfants des rues du Maroc. La plupart ont des parents, et partent souvent à l’insu de ces derniers. Il suffit de jeter un œil aux photos de jeunes garçons disparus et recherchés par leurs familles, épinglées au mur du commissariat du port de Tanger. Depuis cette ville sise aux portes de l’Europe, des centaines de mineurs tentent chaque mois de rejoindre l’Europe en s’agrippant aux essieux des cars de touristes qui embarquent sur les ferries à destination de Tarifa, localité andalouse située de l’autre côté du détroit de Gilbraltar.

La principale motivation de ces jeunes candidats à l’exil ? « Sauver maman. » Délocalisations, exode rural, travail des femmes, précarité… Leurs mères « triment pour une misère » dans des usines de textile, de décorticage de crevettes, de câblage automobile et aéronautique. Ils sont prêts à tout pour avoir une chance de mieux gagner leur vie sur le Vieux Continent et leur envoyer de l’argent. « Ces enfants incarnent le cauchemar de la mondialisation », résume Olivier Peyroux.

Il est 17 heures dans la zone industrielle d’Al-Majd, située à l’est de Béni Makada, l’arrondissement le plus peuplé et le plus pauvre de Tanger. Des centaines de femmes déferlent soudain sur les trottoirs encore déserts une minute plus tôt : elles viennent de terminer leur journée de travail au sein d’ateliers de confection.
Achouitex, Aricof, Alana Moda, Elta Conf, Salsabile, Azucena, Larimode, Espatex, Noryotex… Il existe plusieurs dizaines de sous-traitants dans le périmètre. Beaucoup sont sous contrat avec les grandes enseignes européennes telles qu’Inditex (Zara), Mango ou l’autre géant espagnol, El Corte Inglés, qui ont installé leurs usines au Maroc à la fin des années 1990. Tout comme les industries automobile, aéronautique et agroalimentaire. Ces délocalisations ont créé une demande massive de main-d’œuvre peu qualifiée – et très bon marché – et ont accéléré l’exode rural. Les mineurs marocains en Europe sont les enfants de cette immigration intérieure des campagnes vers les villes.

« L’obsession de partir »


Les mains dans les poches de son survêtement noir, les yeux rivés sur ses babouches délavées, Adam déambule dans le dédale des ruelles étroites et poussiéreuses du quartier de son enfance, Al-Haddad, situé au cœur de Béni Makada. Comme lui, la grande majorité des mineurs isolés originaires de Tanger ont grandi dans cet arrondissement, construit pour accueillir les petites mains venues des territoires ruraux et composé d’une succession de bidonvilles dortoirs en dur, sans infrastructures pour la jeunesse, ou si peu.

Chaque semaine depuis deux ans, Adam risque sa vie pour traverser le détroit de Gibraltar, clandestinement. Il a 16 ans et un seul rêve : « Partir », quitter le Maroc et sa ville natale pour gagner l’Espagne, juste là, en face, à seulement 14 kilomètres, à portée de patera (petite barque) ou à trente-cinq minutes de ferry.
« Ici, il n’y a rien pour moi, dit-il. Là-bas, je serai recueilli dans un centre pour mineurs, j’obtiendrai des papiers, puis un travail et je pourrai envoyer de l’argent à ma maman. »« Là-bas », c’est l’Europe. L’Espagne, la Suède, les Pays-Bas, la France, l’Italie, la Belgique ou l’Allemagne, qu’importe la destination finale. Adam n’a pas de projet précis, juste le fantasme confus d’un avenir meilleur et l’espoir d’aider sa mère, ouvrière dans une usine de textile payée 1,20 euro de l’heure.
Souad, 51 ans, a tout découvert des projets de son fils, qu’elle réprouve. Sa voix s’étrangle lorsqu’elle évoque « l’obsession de partir » de son cadet. Son travail ? « Le meilleur que j’ai jamais eu », répond-elle, n’envisageant pas un seul instant de se battre pour un meilleur salaire. « Il y a pire que la confection, ajoute-t-elle. Dans les usines de décorticage de crevettes, les employées sont payées au poids. Elles gagnent très peu et s’abîment tellement les mains qu’elles n’ont plus d’empreintes… »

Equilibres familiaux bouleversés


Dans la région de Tanger, entre 65 000 et 80 000 salariés, dont 90 % de femmes, travailleraient aujourd’hui dans le prêt-à-porter, parfois jusqu’à seize heures par jour pour 1,50 euro de l’heure en moyenne, selon Olivier Peyroux.

Elles seront bientôt plus nombreuses encore : la Chine s’apprête à miser gros. En mars 2017, le Maroc a signé une convention avec le groupe chinois Haite pour l’édification d’un « Shanghaï marocain », inspirée des villes industrielles de la République populaire. Montant de l’investissement : 10 milliards de dollars (8,5 milliards d’euros) sur dix ans.

Baptisée officiellement « Cité Mohammed VI Tanger Tech », elle accueillera quelque deux cents entreprises opérant dans la construction automobile, l’industrie aéronautique ou encore le textile, et devrait créer plusieurs milliers d’emplois. « Si, à long terme, la concurrence entre entreprises offrira peut-être de meilleures conditions aux salariés, à moyen terme, les conséquences sociales sont nombreuses et inquiétantes, souligne le rapport de l’association Trajectoires. L’émigration des mineurs marocains en Europe en est l’un des symptômes. »

L’irruption de la mondialisation dans une société conservatrice et patriarcale a profondément bouleversé les équilibres familiaux. Dans ce nouveau monde urbain, les couples sont entassés dans des quartiers périphériques, les hommes sont au chômage, les femmes, jugées plus dociles et stables, travaillent pour une bouchée de pain, et les enfants se retrouvent livrés à eux-mêmes. La situation est encore plus difficile pour les divorcées ou les mères célibataires, dont les enfants sont souvent rejetés par l’entourage et par les pères.

Chacun y va de sa stratégie


Cela fait plusieurs jours et plusieurs nuits qu’Ayoub, Souleymane et Majid traînent du côté du port de pêche de Tanger, à quelques encablures de la zone des ferries en partance pour l’Espagne, protégée par des grilles de 2,50 mètres de haut et par les agents des douanes. Ils ont 15 ans et multiplient les tentatives depuis trois ans.

« Il est fréquent que ces enfants quittent leur domicile une semaine ou plus, pour rester sur place et augmenter ainsi leurs possibilités, explique Khalid Ait-Boughouliden, éducateur spécialisé dans l’insertion professionnelle et la prévention de l’émigration des mineurs à Tanger. Ils rentrent ensuite chez eux pour se reposer quelques jours, et ils recommencent. »

Chacun y va de sa stratégie. Aucun réseau de passeurs n’a été véritablement identifié. Les enfants tentent leur chance par petits groupes, entre copains. Certains choisissent de se poster aux stations-service bordant l’autoroute, où les camions de marchandises font le plein d’essence sur la route du port de Tanger Med, situé à 40 kilomètres au nord de la ville, l’un des principaux points de passage des mineurs. D’autres investissent les voies qui mènent aux villes autonomes espagnoles de Ceuta (à 78 kilomètres) et de Melilla (à 400 kilomètres).

La plupart passent des mois, voire des années, à attendre une occasion de passer, des mois à dormir régulièrement dans des squats, à mendier quelques pièces pour se nourrir, à mourir de froid la nuit et à crever de trouille.

Khalid Ait-Boughouliden, éducateur spécialisé, avec des enfants candidats à l’émigration sur le port de Tanger, le 3 mai.


« La drogue de l’attente »


« Pour tenir le coup, ils consomment des stupéfiants, raconte Faouzia Bouzzitoun, la directrice de l’association Hasnouna, spécialisée dans le soutien aux usagers de drogues. Les solvants sont les drogues les moins chères du marché, les seules qu’ils peuvent se payer. » Tarif : 4 dirhams (environ 35 centimes d’euro) la bouteille d’un litre de colle, la « drogue de l’attente ». Certains paient au « bout de chiffon imbibé » : 2 dirhams les quelques gouttes. Plus onéreux mais très prisé, le cachet de Rivotril, vendu à l’unité entre 35 et 60 dirhams (entre 3 et 5 euros).

Ce matin-là, le visage marqué par le manque de sommeil et les vêtements salis par les nuits passées sur le bitume, Ayoub, Souleymane et Majid cherchent avant tout à se nourrir. Ils quémandent un petit billet à tous ceux qui croisent leur chemin. Les trois copains jurent ne pas se droguer, mais il leur en faut peu pour basculer dans la violence. Pour quelques dirhams qu’ils se disputent, ils se jettent brutalement les uns sur les autres en hurlant et en se frappant. Il faudra l’intervention de plusieurs adultes pour les séparer.

« C’est tout le processus migratoire qui est tragiquement destructeur, du début à la fin », explique Claire Trichot, responsable territoriale, à Tanger, de l’ONG barcelonaise Casal dels Infants (travail social auprès des enfants dans les quartiers populaires). « Pendant leur trajet, d’un pays à l’autre, les choses empirent, d’où leur état d’addiction lorsqu’ils arrivent à Paris. »

« Ne pas perdre la face, ne pas décevoir »


Ils rêvent de l’eldorado européen. Ils ignorent que l’enfer les attend. Adam fait la sourde oreille. Il se fie aux photos postées sur les réseaux sociaux par ses copains qui sont parvenus à gagner l’Europe. « Ils sourient, ils portent de beaux vêtements, ils ont l’air d’avoir la belle vie… », bredouille-t-il. L’adolescent ne sait rien de leur localisation exacte – « Je crois qu’ils sont en Suède » – ni de leur mode de vie, mais ces quelques clichés suffisent à entretenir l’illusion.

« Cette appétence des jeunes pour l’Europe s’explique par (…) un désir d’accéder à un statut social mis en scène quotidiennement sur les réseaux sociaux par leurs amis (…)qui affichent leur réussite matérielle à travers l’achat de vêtements coûteux et/ou (…) en dévoilant des liasses de billets », note le rapport de Trajectoires.

Déscolarisé depuis cinq ans, Amine, 17 ans, y croit dur comme fer, lui aussi. Six de ses copains sont partis en 2017, affirme-t-il, et plusieurs prétendent qu’ils vont bientôt revenir pour faire construire une maison à leurs parents. « Partir est un défi qu’ils se lancent en groupe, commente Claire Trichot. Ils se racontent des bobards pour ne pas perdre la face et ne pas décevoir. » « Tout ce que je sais, c’est que, là-bas, il y a de l’espoir », conclut Adam.


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