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jeudi 4 janvier 2018

Lahire, la sociologie à l’assaut de Freud

Par Philippe Douroux, photo Bruno Amsellem — 

Photo Bruno Amsellem pour Libération

Dans «l’Interprétation sociologique des rêves», le chercheur entrecroise psychisme intime et vie sociale. Après Bourdieu, c’est le père de la psychanalyse qu’il soumet à une analyse critique.

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BERNARD LAHIRE L’INTERPRÉTATION SOCIOLOGIQUE DES RÊVES 
La Découverte, 490 pp

Bernard Lahire le dit comme si c’était une évidence : il ne rêve pas, ou, en tout cas, il ne se souvient pas de ses rêves. Celui qui dit «je suis un mauvais rêveur» vient pourtant de passer deux décennies à penser les rêves, à les capter chez les autres pour les interpréter, non pas à la manière d’un psychanalyste qui, dans la foulée de Sigmund Freud, va fouiller dans les premières années de la vie d’un individu pour faire revenir à la surface le refoulé. C’est avec les armes de la sociologie que Bernard Lahire a voulu proposer une Interprétation sociologique des rêves (aux éditions La Découverte) pour reprendre le titre de son livre.

A l’été 1997, il se trouve à l’université de Berkeley (Californie) en résidence et découvre qu’aux Etats-Unis, la psychanalyse et son père tutélaire n’ont rien de sacré. Un article de la revue Symbolic Interaction, dirigée par Gary Alan Fine, sociologue à la Northwestern University, attire son attention sur les rêves comme objet d’étude. C’est qu’i faut un certain culot pour se lancer à l’assaut d’une montagne sacrée appelée la psychanalyse.

L’attraction terrestre

«J’ai découvert qu’il n’existait aucune inhibition aux Etats-Unis vis-à-vis des travaux psychanalytiques. En France, en Europe en général ou en Argentine, la psychanalyse relève de l’intouchable. Ça n’est pas du tout le cas aux Etats-Unis. Il semblait naturel de la soumettre à une analyse critique comme n’importe quelle pratique», note l’explorateur de l’onirique.
Les rêves et leur interprétation vontlui permettre de pousser un peu plus loin son approche de l’individu comme objet de recherche sociologique. Bernard Lahire a déjà travaillé sur ce qu’il appelle «l’échelle individuelle du social» et décrit dansl’Homme pluriel (aux éditions Nathan, 1998) une femme ou un homme plus complexe que le schéma laissé en héritage par Pierre Bourdieu à l’école française de sociologie. L’habitus, la reproduction des règles sociales intégrée dans l’individu lui-même, fonctionne, selon lui, moins bien dans une société qui devient liquide. La femme et l’homme se constituent à partir de plusieurs sphères dont ils vont intégrer les codes, sans qu’il soit possible de déterminer une explication cardinale pour les définir, telle l’attraction terrestre dans la physique classique.
Il s’agit de «lier de plus en plus finement le psychisme individuel aux cadres de la vie sociale» ou de «prendre à bras-le-corps la question de la réalité sociale sous sa forme individualisée et intériorisée», écrit-il en 2010, alors qu’il s’enfonce dans la littérature psychanalytique. De 1997 jusqu’en 2014 il s’imprègne, «glane», note ses intuitions et les remarques qu’il tire de lectures, qu’il range dans un dossier baptisé «Sociologie des rêves». Il s’agit d’une phase d’immersion pendant laquelle le risque de noyade n’est jamais absent.
Il remonte loin dans le temps avec le philosophe Artémidore de Daldis au IIe siècle avant notre ère et épluche tous les écrits de ceux qui se revendiqueront de celui qu’André Breton appellera «Mage Freudanalyticus», se moquant de la psycho-analyse, le «rastaquouérisme moderne». Il croise aussi les rêves de l’auteur de la Métamorphose, pour écrire Franz Kafka, éléments pour une théorie de la création littéraire (La Découverte, 2010). «Je devais lire Freud très soigneusement, un crayon à la main, ses commentateurs, ses détracteurs.» Il s’appuiera aussi sur l’énorme travail historique de Jacqueline Carroy, Nuits savantes (aux éditions EHESS, 2012) et va chercher «des petites synthèses pour construire une grande synthèse», dit-il.
Il fallait encore aller voir ceux qui, ignorant le fondateur de la psychanalyse, se sont intéressés aux rêves en empruntant les voies de la neuroscience, des sciences cognitives ou de l’anthropologie… Il reconstitue, avec méticulosité, ce cheminement dans l’Interprétation sociologique des rêves,comme s’il fallait attribuer chaque pierre de l’édifice à chacun des tailleurs présents sur le chantier. «Au fond, c’est un travail éminemment collectif», dit-il, suggérant qu’il était bien un nain monté sur les épaules d’une multitude de géants, pour reprendre l’expression attribuée à Bernard de Chartres.
Il ne s’agissait pas de faire un «truc malin», comme pour définirles conditions nécessaires pour «faire» un chef-d’œuvre dans le jubilatoire Ceci n’est pas qu’un tableau (La Découverte, 2015). Il fallait, cette fois, mettre sur pied un modèle «théorico-empirique d’analyse», définir le «bon cadre» pour reconstruire une théorie des rêves.
Ce travail se situe entre 2014 et 2016, deux années que Bernard Lahire qualifie de «cruciales», quand «le puzzle se met en place» et que se dessine un modèle «théorico-empirique». Il écoute ses premiers patients, ses premiers rêveurs qui constitueront in fine un échantillon au sens où les sociologues l’entendent. Ils doivent respecter un protocole en sept points en notant, dès le réveil, les éléments constitutifs du rêve, et sont soumis à un dialogue approfondi de trois à quatre heures pour trois à quatre rêves.

La question du sacré

En 2016, vient le point de bascule, quand il s’estime enfin prêt. «On ne s’autorise pas facilement à critiquer Freud. J’ai eu la même sensation quand j’ai critiqué le travail de Bourdieu. On se dit que ce n’est peut-être pas aussi simple qu’on le pense. Et à un moment, quand on a lu et relu, quand on synthétise ses notes, on se sent autorisé à se lancer dans la critique. Plus personne ne peut me dire : "C’est plus compliqué que ça !"» dit-il aujourd’hui. Il va alors dessiner des schémas qui émaillent son livre et peuvent rappeler le fonctionnement du moteur à combustion interne à deux, trois ou quatre temps que l’on trouve dans les livres éducatifs qui répondent à la question : comment ça marche ?
Bernard Lahire est peut-être un sociologue qui a trop luTout l’Univers et l’encyclopédie trouvée dans les affaires de son père ouvrier. L’homme est sorti du paysage, laissant la mère et les enfants, quand il a 13 ans. Il vivra cet effacement comme une libération. Il n’a plus à craindre les reproches paternels et vit sa curiosité, encouragé par sa mère à laquelle il dédit son Interprétation sociologique des rêves.
La mécanique de l’avion qui vole, ou du bateau qui flotte, allait l’ancrer du côté de la science. La sienne sera sociale, mais soumise à la règle du progrès qui veut que ce qui est passé doit être remis en cause. D’ailleurs, les sujets de recherches de Bernard Lahire semblent tous se raccrocher d’une manière ou d’une autre à la question du sacré et de la désacralisation. Depuis l’école, qu’il regarde du côté de l’illettrisme et de l’échec, en passant par la constitution du chef-d’œuvre en peinture (Poussin dans Ceci n’est pas qu’un tableau, La Découverte, 2015), la littérature au pays des intouchables, Stendhal, Mallarmé ou Maupassant (la Condition littéraire, La Découverte, 2006), Pierre Bourdieu (l’Homme pluriel, aux éditions Fayard, coll. «Pluriel», 1998), le monstre sacré de la sociologie en France, et aujourd’hui Sigmund Freud.
Finalement que trouve-t-il à redire au père de la psychanalyse ? Il s’amuse : «J’ai beaucoup de choses à reprocher à Freud.» Des reproches qui s’adressent à l’auteur de l’Interprétation des rêves mais aussi à tous ceux qui, de près ou de loin, s’y sont intéressés. Les griefs faits à Sigmund Freud ne doivent pas effacer une admiration qui ramène au sacré. Les reproches d’abord. Son «infantilisme» (tout vient de l’enfance), son «événementialisme» (il faudrait rechercher l’événement fondateur), et évidemment ce que l’on a envie d’appeler l’obsession sexuelle. Et cette incapacité à définir clairement une méthodologie construite et rigoureuse. L’intuition peut être géniale, elle reste non fondée selon les canons de la science. «Le rêve est censé déguiser l’accomplissement (camouflé) d’un désir inconscient (refoulé) pour passer les entre les mailles de la censure», résume Bernard Lahire dans l’Interprétation sociologique des rêves.

Reprendre le codage

Vient ensuite l’admiration pour le geste fondateur, erroné, erreur débouchant sur une question centrale : le rêve a du sens. Il faut alors reprendre le codage, le chiffrage qui permet la fabrication du rêve comme «communication de soi à soi» en élargissant le cadre d’analyse au social, à ce que vit le rêveur. Il ne cherche pas l’explication cardinale, mais plutôt l’enchevêtrement des causes en creusant les analogies, les associations, les liens qui nous libèrent ou nous attachent, et surviennent dans le dialogue entre celui qu’il faut peut-être appeler le «socio-analyste» et son patient.
Le voyage s’achève avec quatre mois d’écriture entre janvier et avril quand Bernard Lahire s’enferme chez lui, au milieu de ses livres. Il parle de «coulées d’écritures» qui peuvent durer dix jours pendant lesquels il ne sort pas ou peu. Commençant ses journées tôt, vers 4 heures ou 5 heures du matin, il les achève tard le soir. Vient enfin le geste ultime, le choix du titre : l’Interprétation sociologique des rêves qui reprend et complète l’Interprétation des rêves, publiée à Vienne, en 1899, par Sigmund Freud.
Une question s’impose avant de se séparer : a-t-il suivi une analyse ? A 54 ans, il n’en a pas éprouvé le besoin, ou, plus exactement, il a eu peur que celle-ci le prive de ses angoisses, le moteur de sa vie de chercheur. Ses angoisses l’amèneront d’ailleurs à compléter son travail sur les rêves avec un autre livre, en 2019, fondé sur les longs entretiens qu’il mène aujourd’hui pour comprendre comment viennent les rêves et ce qu’ils veulent dire. Après, peut-être, une analyse…

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