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vendredi 10 novembre 2017

Serge Tisseron : « Notre culture dépossède la femme de son désir »

Le psychiatre dénonce les conséquences sociales ravageuses d’un modèle culturel pernicieux, véhiculé notamment par le cinéma.

LE MONDE IDEES  | Propos recueillis par 


Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, est aussi un spécialiste des relations que nous établissons avec les images, auteur, notamment, de L’Empathie au cœur du jeu social ­ ­ (Albin Michel, 2010). Alors que les témoignages de harcèlement sexuel se succèdent depuis le déclenchement, début octobre aux Etats-Unis, de l’affaire Harvey Weinstein, nous lui avons demandé d’analyser ce phénomène à l’aune des représentations érotisées de la femme qui nous entourent.


Quel regard portez-vous sur la libération de la parole qui a suivi l’affaire Weinstein ?

Je m’en réjouis ! Car ce déferlement de témoignages illustre deux choses essentielles. La première, c’est le refus des femmes d’individualiser les situations auxquelles elles ont été confrontées. Le hashtag #metoo signifie que le problème est collectif, et que la responsabilité n’est pas personnelle à chacune – ce n’est pas parce qu’une femme avait une jupe trop courte, un décolleté trop plongeant ou parce qu’elle se promenait seule la nuit qu’elle a été agressée. La seconde, c’est le refus de la culpabilité et de la honte. Le hashtag #balancetonporc le dit très bien : ce n’est pas à la femme d’être honteuse de ce qu’il lui est arrivé, mais à son agresseur.


Selon vous, quelles sont les conséquences sur les rapports entre les deux sexes des représentations de la femme que nous renvoient la publicité et le cinéma ?

Nous sommes entourés d’images érotisées de la femme. De l’homme aussi, dans une moindre mesure, mais ces images n’ont pas les mêmes caractéristiques. La différence des sexes constitue une question majeure pour les sociétés humaines, que toutes les cultures ont eue à gérer. Pour ce faire, et bien que tous les hommes et toutes les femmes partagent un certain nombre de constantes psychologiques, elles ont été tentées de les répartir entre les deux sexes.

Tout humain, par exemple, est habité par le désir d’emprise. Celui-ci peut se manifester de deux manières : soit par la force, soit par la séduction. Dans leur très grande majorité, les sociétés ont mis l’emprise par la force du côté de l’homme, et l’emprise par la séduction du côté de la femme. Dans les publicités pour les slips, les représentations masculines ne montrent jamais des gringalets, mais des hommes très costauds, voire bodybuildés. Tandis que les femmes, pour vendre le même type de produits, sont représentées de façon hypersexy et suggestive.

La femme occidentale se trouve donc soumise à une double injonction. Il lui faut, comme les hommes, apprendre à être soi, à assumer ses désirs. Mais, en même temps, le seul outil de maîtrise valorisé dont elle dispose, c’est la séduction : quand une femme tente d’établir un pouvoir par la force, on dit qu’elle veut jouer à l’homme. Or, la séduction, c’est se constituer en objet du désir de l’autre. Il y a là une vraie contradiction dans ce qui est demandé à la femme, qui prend par la même occasion le risque, à tout moment, de se transformer en gibier pour l’homme.

Exiger de l’homme qu’il respecte la femme tout en excitant sans cesse son désir par des images érotiques, n’est-ce pas une autre contradiction ?

C’est plus compliqué que cela. Ce qui est important chez l’homme, dans notre modèle culturel dominant, c’est d’être maître de son propre désir : il n’y a donc pas vraiment de contradiction entre le fait qu’il soit constamment excité par les représentations de la femme et le fait qu’il doive se contrôler.

Mais l’homme ne doit pas seulement être maître de son désir : il doit aussi l’être du désir de la femme. De ­James Bond à Star Wars, le cinéma donne maintes représentations de ce phénomène. Dans le Blade Runner (1982) de Ridley Scott, par exemple, la scène où Harrison Ford embrasse de force la réplicante – visiblement attirée par lui – est suivie d’une scène encore plus signifiante. Il lui dit : « Embrasse-moi » et, comme elle ne s’exécute pas assez vite, il la prend par les cheveux pour l’attirer vers lui. Ce faisant, l’homme ne se contente pas d’imposer sa violence sexuelle à la femme : il cadre le désir féminin par une injonction. Ce qu’il veut, c’est qu’elle renonce à l’embrasser quand elle en aura envie pour le faire quand il le lui demande. C’est une soumission psychique qui est exigée par l’homme, dont la soumission sexuelle ne constitue que l’aspect le plus fréquent.

Pourquoi ce besoin masculin de se rendre maître du désir de l’autre ?

Parce que l’homme, depuis toujours, a peur de la femme, maîtresse de la reproduction. C’est la raison pour laquelle, de tout temps, dans toute organisation sociale, jusqu’à un passé très récent, les hommes ont dominé les femmes.

En filigrane de cette peur se cache une autre angoisse, très archaïque elle aussi : l’idée que la femme est submergée, débordée par son propre désir. La femme serait ainsi incapable de trouver une expression socialisée à son désir si l’homme ne le contrôlait pas. C’est l’un des fondements du patriarcat.

C’est aussi l’un des modèles dominants du cinéma hollywoodien, qui invite l’homme à domestiquer l’hypersexualité supposée des femmes, qu’accréditent leurs vêtements très moulants ou largement échancrés. Quant à la femme qui porte une tenue correcte, elle est suspectée, dans ce modèle qui imprègne notre imaginaire, de cacher son jeu. Elle s’imposerait cette retenue pour ne pas montrer ce qu’elle est vraiment – exactement comme Hitchcock aimait à définir ses héroïnes, glacées dans la vie sociale, et « vraies putains » dans la chambre à coucher.

Il revient donc à l’homme de briser cette carapace, puis de canaliser le torrent émotionnel qu’il a libéré. Comme il a su dompter les chevaux, il doit dompter cette autre « monture » qu’est la femme. Un fouet peut d’ailleurs être utilisé dans les deux cas, comme dans Indiana Jones et le temple maudit (1984), de Steven Spielberg.

Dans cette même logique de rappeler qui est le maître, le héros masculin doit être capable non seulement de forcer les femmes qui se refusent à lui, mais encore de se refuser à celles qui se donnent. Le protagoniste de Docteur Mabuse (1922), l’un des premiers films de Fritz Lang, montre ainsi sa puissance en refusant la séduction de femmes qui sont raides amoureuses de lui.

A vous entendre, les agressions sexuelles ne relèvent donc pas d’une perte de contrôle de la part des hommes qui les commettent ?

Un homme qui met la main aux fesses d’une femme contrôle sacrément son désir, car ce n’est pas ça qu’il a envie de faire avec elle : cela relève d’une stratégie. Et quand il la viole, il ne le fait pas n’importe où ni n’importe quand.

La plupart des agresseurs s’imposent comme objectif de maîtriser leur pulsion, pour être certains de la satisfaire au moment où ils le décideront : dans un bureau, l’attaque sexuelle n’est pas faite au moment où il y a quatre femmes côte à côte, mais quand l’une d’entre elles se retrouve seule. Ce n’est donc pas un débordement.

Dans notre environnement peuplé de représentations érotisées de la femme, les garçons mettent en place assez précocement un autocontrôle de leurs pulsions sexuelles. Il y a des cultures dans lesquelles ces images sont interdites, où les femmes elles-mêmes ne peuvent s’habiller autrement qu’avec des vêtements qui les couvrent entièrement par crainte de provoquer chez les hommes des réactions incontrôlables.

Mais nous, nous grandissons avec, et nous apprenons tout petits à maîtriser les mouvements que provoquent ces pulsions. Le problème n’est pas quantitatif, comme si toutes ces images provoquaient un excès de désir qui se traduirait forcément par des gestes déplacés. Le problème est que cette ­hyperexcitation s’accompagne de l’injonction, notamment véhiculée par le cinéma, que l’homme aurait pour vocation d’être maître du désir féminin. C’est un modèle véritablement pernicieux, omniprésent, et qui a des conséquences sociales ravageuses.

Comment infléchir ce phénomène de domination sexuelle ?

Il y a beaucoup à faire ! Eduquer les enfants avec l’idée que les désirs ne sont pas seulement quelque chose qui se montre, mais aussi quelque chose qui se parle. Cesser de valoriser la culture de l’emprise par la force comme valeur déterminante – ce que font notamment les philosophes féministes anglo-saxonnes en valorisant le care. Et insister, bien évidemment, sur le rôle de la pénalisation. Il faut que les femmes qui portent plainte soient considérées comme crédibles, et non pas accusées d’avoir, avec une jupe courte ou une pose aguichante, provoquée un homme. Il faut arrêter de penser que la manière dont une femme se comporte et s’habille serait la manifestation inconsciente de son désir, alors qu’elle y est tout simplement encouragée par toutes les images qu’elle voit dans la rue.

Cela dit, les choses sont engagées du bon côté. Plus les femmes accéderont à des postes à responsabilité, plus elles montreront qu’elles sont capables, elles aussi, d’exercer une emprise par la force – non parce qu’elles sont viriles mais parce qu’elles sont humaines –, plus les hommes seront amenés à les considérer autrement que comme des créatures constamment débordées par leur désir sexuel. Le combat des femmes contre le plafond de verre aura des conséquences sur les représentations.

Comment pensez-vous que les témoignages de harcèlement qui déferlent actuellement sont perçus par les hommes ?

Pour beaucoup, comme une grande menace. D’une part, parce que cela prend à contre-pied la représentation qu’ils se sont faite des femmes. D’autre part, parce que celles-ci ont une capacité de nuances verbales et d’empathie que beaucoup d’entre eux ne possèdent pas – question de culture, de nouveau. Cela leur donne une conscience d’autrui qui inquiète les hommes. Car si on se met à discuter, à « finasser » diraient certains, ils auront peut-être de la difficulté à tenir la distance avec les femmes.

Propos recueillis par Catherine Vincent

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