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vendredi 21 octobre 2016

Les psys s’investissent peu à peu dans le suivi des jeunes radicalisés

Après les milieux judiciaires, les enseignants ou les travailleurs sociaux, les psychiatres et les psychologues entrent dans la lutte contre la radicalisation engagée par l’Etat.
LE MONDE  | Par Laetitia Clavreul et Elise Vincent
Le sujet de la radicalisation pose bien des questions aux psychiatres et psychologues. Alors que la problématique du passage à la violence à travers l’islam rigoriste a été d’emblée prise en compte dans les milieux judiciaires, qu’après des hésitations, les personnels de l’éducation nationale et les travailleurs sociaux se sont emparés du sujet, les psys sont plus difficiles à convaincre. Les mobiliser est une des priorités du gouvernement. Et le vent est en train de tourner.


« Nous avons besoin de leur implication croissante », confirme Muriel Domenach, la nouvelle secrétaire générale du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR). En France, environ 13 000 personnes sont signalées pour radicalisation, dont 2 000 mineurs. Samedi 22 octobre, le premier ministre, Manuel Valls, a prévu de visiter le Centre de prévention, d’insertion et de citoyenneté d’Indre-et-Loire (le premier du genre) qui accueille des jeunes radicalisés ou en voie de radicalisation. Le 24 octobre, il doit aussi clôturer une journée de rencontre entre Etat et collectivités territoriales.
Dans le plan d’action interministériel contre la radicalisation et le terrorisme lancé en mai, il était prévu de nommer un « référent radicalisation » dans chaque agence régionale de santé (ARS), chargé de faire le lien avec les cellules de suivi des personnes signalées dans les préfectures. Cela a été fait, y compris à l’échelon départemental des ARS. Etaient aussi demandées des cartographies régionales des ressources en psychiatres et psychologues mobilisables. Sur ce point, la mise en œuvre est plus complexe, vu la lourdeur de l’organisation du secteur de la santé et les questions suscitées.
Pas de pathologie
Pour les psychiatres, il n’y a rien d’évident à ce que le phénomène soit de leur ressort : la radicalisation n’est pas une pathologie. Plutôt un « problème politique », « sociologique », « de criminalité », disent-ils. Pas question surtout de devenir « un maillon de l’appareil d’Etat ». Est-ce notre rôle de repérer ?, se demandent-ils. De signaler ? Faut-il faire passer ce travail avant le reste, alors que la psychiatrie manque de moyens et que la France manque de pédopsychiatres ? Quid du secret médical ?
« L’aspect psy n’était pas évident. Si la prise de conscience est tardive, les choses commencent à se mettre en place », estime cependant Serge Hefez, psychiatre à la Pitié-Salpêtrière, qui raconte que Dounia Bouzar, anthropologue spécialiste de l’embrigadement djihadiste, a dû le « tirer par la manche » il y a trois ans pour qu’ils travaillent ensemble. « Ce n’est pas n’importe quel jeune qui bascule dans le djihadisme, mais les jeunes fragiles, et il y en a beaucoup, peuvent basculer », explique-t-il, s’inquiétant de voir des adolescents de 13-14 ans touchés.
Il y a, selon lui, bien des raisons aux questionnements, comme la peur du danger que pourrait représenter un radicalisé (dans son service, la première hospitalisation a provoqué des craintes pour les soignants et les patients). Il y a aussi la difficulté de la prise en charge : la vision paranoïaque du monde dans laquelle est entré le jeune qui transforme famille et soignants en ennemis, la quasi-addiction au groupe et au recruteur, la dissimulation ou le fait d’avoir à parler de religion. Le mieux est de ne pas se lancer sur ce terrain, estiment les professionnels.
Troubles psychopathologiques
« C’est lent à se mettre en place parce que c’est difficile », juge Serge Blisko, président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, très au fait des questions d’emprise mentale. Il rappelle que seuls de 5 % à 10 % des radicalisés souffrent de gros troubles psychopathologiques. « Il faut qu’on maille le territoire, que travaillent ensemble des psychologues, des thérapeutes et des pédopsychiatres capables de prendre en charge des familles, car certaines ont un énorme besoin d’aide, que leur enfant soit en France ou en Syrie. »
Dans les Maisons des adolescents (MDA), la radicalisation, vue comme un « nouveau symptôme », une « conduite à risque » au même titre que la consommation excessive d’alcool ou de cannabis (à quoi s’ajoute la violence) est devenue un sujet majeur. La prudence, voire la réticence « légitimes » qui pouvaient prévaloir au départ y sont moins palpables aujourd’hui du fait de la multiplication des attentats, assure leur président, Patrick Cottin, directeur de la MDA de Nantes. « Nous sommes tous concernés, c’est de notre responsabilité presque en tant que citoyens », dit-il. Les MDA, qui travaillent sur la prévention, se sont cependant assurées que leur rôle se limiterait au seul « prendre soin ».
C’est pour ne pas laisser ces structures et les centres médico-psychologiques se débrouiller seuls que le Syndicat national des psychologues a aussi décidé d’agir : « Actuellement, la radicalisation est utilisée par un certain nombre de jeunes pour chercher la solution à leur mal-être d’adolescent. La profession doit s’impliquer », juge son secrétaire général, Jacques Borgy, favorable à la constitution de réseaux.
Pratiques communes
L’enjeu est là : changer d’échelle en impliquant les libéraux, au-delà des structures publiques. Une expérience pilote qui pourrait être dupliquée dans les autres régions en 2017 a été lancée lundi 17 et mardi 18 octobre par l’ARS de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Ainsi, 800 psychiatres et psychologues ont été invités à des « journées de sensibilisation sur l’accompagnement des personnes en voie de radicalisation ». Il s’agissait de trouver des volontaires pour constituer des réseaux de personnes mobilisables, qui permettront aussi des pratiques communes. Les 165 participants ont jugé nécessaire la mise en place de tels collectifs.
« Avant [les attentats du] 13 novembre 2015, il y avait une méfiance, mais la menace est devenue réelle, cela a changé la donne, comme dans l’opinion », constate Norbert Nabet, le référent radicalisation de l’ARS. Désormais, ce sont des questions sur la nature de la prise en charge et les formations qui sont posées.
Dans le Nord, une autre expérience est regardée avec intérêt par le CIPDR : la mise en place d’un protocole entre préfecture et ARS, qui permet des signalements par l’intermédiaire de l’ordre des médecins. Du côté de la Fédération française de psychiatrie, on reste néanmoins prudent. « Nous ne sommes pas dans l’idée de ne rien faire. Mais circonscrire le périmètre de notre intervention et asseoir sa légitimité, cela prend du temps, explique Jean Chambry, président du collège des pédopsychiatres. Les psys sont conscients du rôle qu’ils ont à jouer, mais il ne faut pas surpsychiatriser. » Un groupe de travail s’est attelé à une recherche pour aboutir à des référentiels de prise en charge. Il devrait rendre son rapport dès la fin de l’année. Car il y a une urgence : le retour potentiel des 400 mineurs français de moins de 15 ans, « conditionnés » par l’organisation Etat islamique, dont il va falloir assurer la prise en charge. Une inquiétude pour les autorités, un défi pour les psys.

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