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mardi 29 mars 2016

En Chine, au pays des enfants délaissés

LE MONDE  | Par Brice Pedroletti (Nayong, province du Guizhou, Chine, envoyé spécial)
Li Huanming (à gauche) avec sa voisine et sa jeune sœur, le 
9 décembre 2015 dans la ville de Bijie (district de Nayong, province de Guizhou, Chine).
Li Huanming (à gauche) avec sa voisine et sa jeune sœur, le 
9 décembre 2015 dans la ville de Bijie (district de Nayong, province de Guizhou, Chine). SU JIEHAO POUR "LE MONDE"
Dans cette contrée de ciel bas, de pluie et de brume, que percent d’innombrables pitons de karst, quelques paysans s’acharnent sur des lamelles de terre à flanc de colline, trop ingrates à cette altitude pour donner du riz. Nayong, au cœur de la province du Guizhou, dans le sud-ouest de la Chine, est typique de ces régions pauvres et reculées, aux villages peuplés d’enfants et de vieillards.
Les parents, eux, sont partis sur la ligne de front, les grandes villes, où ces «  travailleurs migrants  » vivent dans des conditions précaires, livrant une bataille inégale contre la Chine éduquée et urbaine. Leurs enfants restent sous la garde des grands-parents ou parfois seuls, à fréquenter des écoles éloignées, à se morfondre ou à faire les quatre cents coups. Cette pathologie sociale est devenue tellement répandue en Chine qu’elle a fait naître une expression, les « enfants laissés à l’arrière », «  liushou ertong  » en chinois. Ils seraient aujourd’hui 61 millions dans les campagnes chinoises, soit 40 % de tous les enfants d’origine rurale de moins de 16  ans.

Dans le district de Nayong, cet écartèlement des existences donne aux villages des allures de chantiers inachevés – l’argent semble souvent manquer pour finir des maisons en béton aux fenêtres désossées qu’on a voulues trop grandes. Les rares bâtisses plus anciennes sont à l’abandon. Zhu Xinyuan, un petit bonhomme de 8 ans, est de ceux qui grandissent depuis des années sans leurs parents. Vêtu d’un sweat-shirt vert où se détache en grosses lettres jaunes« Pablo bear », il partage avec son grand-père de 71 ans les deux pièces d’une fermette à peine meublée. A l’intérieur, quelques ustensiles pendent à des crochets fichés à même les murs en parpaing. Un tuyau de poêle pansé de vieux cartons traverse une lucarne sans carreau.
Parti il y a cinq ans travailler comme ouvrier de la construction dans l’est de la Chine, le père de Xinyuan n’est revenu le voir qu’une fois, en décembre 2014. La mère du garçonnet est partie avec la fille du couple il y a quatre ans sans donner de nouvelles. Le vieux paysan a donc élevé l’enfant seul, avec les 800 yuans par an (environ 110 euros) qu’envoie son père, sa maigre pension mensuelle de 62 yuans (8,50 euros) et son champ de maïs. L’ancienne maison du couple, à côté, est fermée. « Je dis à mon fils de revenir et de se remarier, raconte le vieil homme, désemparé. Il me répond : A quoi bon ? J’ai déjà un fils et une fille. »
«  L’enfant ne parle jamais, il ne pose jamais de questions  », confie l’un des instituteurs du canton. Un tiers de ses élèves sont des liushou ertong. Une situation qu’il juge «  très grave  ».Chargé par sa tutelle de surveiller les cas les plus critiques, il leur donne un billet ou deux sur sa maigre paie mensuelle. Et implore la discrétion  : «  Sinon, le gouvernement va penser que je critique son incompétence et lui donne une mauvaise image.  »

Détresse psychologique

Si les autorités locales craignent autant d’être stigmatisées et ont la fâcheuse habitude d’intimider les journalistes, c’est que la préfecture de Bijie, à laquelle appartiennent Nayong et les comtés voisins, a été le théâtre de deux drames qui ont frappé les esprits en Chine. En 2012, cinq garçonnets sont morts asphyxiés dans un conteneur à déchets après avoir allumé un feu pour se réchauffer. Ils étaient cousins, leurs pères trimaient à Shenzhen. Puis, en juin 2015, un garçon de 13  ans a empoisonné ses trois petites sœurs avant de se donner la mort en ingurgitant du pesticide, révélant une détresse psychologique insondable. Ses parents, séparés, travaillaient loin du foyer. Si l’instituteur et le principal de l’école ont été sanctionnés pour n’avoir pas su «  prévenir  » la tragédie, l’opinion publique chinoise y a bien vu le révélateur de dysfonctionnements profonds.
La préfecture de Bijie, grande comme la Bretagne, cumule les handicaps  : 70 % de ses 6,5 millions d’habitants vivent encore en zone rurale, contre moins de 50 % désormais pour l’ensemble du pays. Pas loin de 20 % de sa population, soit 1,2 million de personnes, est au-dessous du seuil de pauvreté chinois de 2 300 yuans par an (316 euros). Etre « enfant de l’arrière » y a longtemps été moins un stigmate qu’être un enfant pauvre tout court.
Les souffrances psychologiques et le désarroi émotionnel provoqués par ces séparations au long cours ont été longtemps sous-estimés en Chine. Ils commencent à faire l’objet d’études plus approfondies. Selon une enquête de l’ONG pékinoise Shangxuelushang (littéralement « sur le chemin de l’école  ») portant sur «  l’état mental des liushou ertong  », publiée à l’été 2015, 15 % des enfants délaissés – soit 9 millions d’enfants – verraient leurs parents moins d’une fois par an. Environ 30 % ne les voient pas plus d’une ou deux fois par an. « Le détail des statistiques montre des tendances alarmantes », estime Pia MacRae, représentante de l’ONG Save the Children à Pékin.

Course à l’ascension sociale 

L’incertitude liée à l’absence des parents nourrit le sentiment d’abandon, l’anxiété et le manque d’estime de soi chez les enfants. Mais, note-t-elle, «  il y a aussi eu un changement radical en termes d’implication du public. Avant, les gens ne se rendaient même pas compte du problème. La protection de l’enfant n’était pas sur leur radar. Cela a changé grâce à l’exposition de cette situation sur les réseaux sociaux  ».
Le syndrome des enfants délaissés est un dommage collatéral de la course à l’ascension sociale : les parents migrants justifient de partir loin gagner de l’argent pour pouvoir payer à leurs enfants de bonnes études. Mais ils compromettent parfois davantage la capacité de ceux-ci à s’en sortir. Les couples migrants qui emmènent leur progéniture – on compterait 35 millions d’enfants dans ce cas, moitié moins que le nombre d’enfants restés «  à l’arrière  » – font face au défi de leur scolarisation là où ils travaillent. Or, le plus souvent, ils n’ont accès qu’à des «  écoles pour migrants  », créées dans certains quartiers par les parents eux-mêmes et hors du système public. L’obtention du hukou, le permis de résidence auquel sont attachés toutes sortes de droits et de prestations sociales, continue d’être une gageure pour nombre des 270 millions de travailleurs migrants chinois, malgré un assouplissement récent dans les villes petites et moyennes.
Dans le Guizhou, rares sont les familles qui n’ont pas été confrontées aux dilemmes de la dislocation familiale pour raisons économiques. Liu Qin et son mari sont partis de Nayong il y a des années tenir un étal de rue à Guiyang, la capitale du Guizhou. Ils ont confié la garde de leurs deux plus jeunes enfants à leur fille aînée, Ding Ting, alors âgée de 13  ans. «  On ne pouvait pas les avoir avec nous, on travaillait de 15 heures à 3 heures du matin, explique Liu Qin. Ma fille faisait la lessive, cuisinait et devait étudier en même temps. Elle m’appelait en pleurant quand les petits avaient filé et qu’elle ne pouvait pas les retrouver. Elle s’affolait, je pleurais aussi  » Puis le cadet a commencé à voler de l’argent pour jouer à des jeux en ligne. Le couple a pris la décision de rentrer.

Les «  gangs du Guizhou  »

La famille réunifiée vit désormais dans un appartement vétuste dans le chef-lieu de Nayong, auquel on accède par un étroit couloir entre deux immeubles de briques. Les murs sont nus, le confort rudimentaire. Ding Ting, qui a 18  ans cette année, se félicite de pouvoir se consacrer à ses études – elle veut devenir professeure de chinois. «  Je sais que c’était dur pour mes parents. Mon père n’a pas pu faire d’études, c’était la Révolution culturelle. Il a dû tellement travailler qu’il est en mauvaise santé  », dit-elle. Liu Qin, la mère, se souvient d’avoir quitté son village à 14  ans pour aider une tante à vendre du tofu dans les rues de Kunming. Elle est ensuite partie dans une autre ville conduire un vélo-pousse, avant de rentrer se marier à 19 ans. Désormais, le couple, qui travaille toujours d’arrache-pied, est plus serein. Tous deux sont chauffeurs de taxi. Lui conduit un taxi l’après-midi jusque tard dans la nuit. Après une agression au couteau, Liu Qin préfère assurer les matinées.
La sécurité est un sujet d’inquiétude à Nayong. Des voitures de police font le guet la nuit au coin des rues. En grandissant, les adolescents issus de familles aux liens distendus sont plus susceptibles de basculer dans la délinquance. Certains rejoignent les confréries criminelles typiques des petites villes chinoises. Les « gangs du Guizhou » ont ainsi fait parler d’eux ces dernières années jusqu’à Canton, la mégapole du Sud, et Hongkong.
Bien conscient de la bombe à retardement que constituent les enfants délaissés, le premier ministre chinois, Li Keqiang, a réuni le gouvernement fin janvier pour donner de nouvelles obligations aux institutions publiques, à la société civile mais aussi aux familles, en déclarant que le développement sain de ces dizaines de millions d’enfants était « une responsabilité commune ».
Dans le Guizhou, les localités rattachées à Bijie ont annoncé, à l’été 2015, des mesures spécifiques. Le comté de Nayong a proposé de créer des « groupes de travail » dans chaque canton, de consacrer 8 % des dépenses à une fondation pour enfants délaissés et d’envoyer des messages vidéo aux parents sur les réseaux sociaux. En septembre, le gouvernement provincial du Guizhou a appelé ses comtés à réduire de 10 % par an le nombre de liushou ertong. Mais un fossé sépare ces bonnes intentions de la mise en œuvre d’actions concrètes et efficaces. Et l’argent fait défaut. Même si, depuis 2012, la préfecture de Bijie déclare allouer chaque année 8 millions d’euros aux «  enfants de l’arrière  », l’utilisation de ces fonds est si opaque qu’un célèbre lanceur d’alerte de Canton, Zhou Xiaoyun, a exigé au début de l’année un audit de la justice.
Ici comme ailleurs, le développement des infrastructures de transport semble absorber tous les investissements. Non sans retombées positives : Bijie vient d’être relié au train à grande vitesse, et Nayong, à l’autoroute provinciale. Ce qui raccourcit un peu la distance qui sépare les villages de « l’arrière » des « lignes de front » à l’autre bout du pays. A défaut de combler le vide affectif qui hante les enfants délaissés des campagnes chinoises.

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