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dimanche 21 février 2016

Les fumeurs de « zatla » surpeuplent les prisons tunisiennes

Le Monde.fr  Frédéric Bobin(Tunis, correspondant)

Amna Guellali, directrice du bureau de Tunis de Human Rights Watch, présente le rapport de son organisation sur les dérives des lois de lutte contre les stupéfiants. 


 / AFP / FETHI BELAID
Amna Guellali, directrice du bureau de Tunis de Human Rights Watch, présente le rapport de son organisation sur les dérives des lois de lutte contre les stupéfiants. / AFP / FETHI BELAID FETHI BELAID / AFP

Lettre de Tunis. Adnen Meddeb a été envoyé derrière les barreaux pour du papier à rouler. C’était à l’automne 2015 à la hauteur du Musée du Bardo à Tunis. Il était 21 h 10, quelques minutes à peine après le début du couvre-feu instauré aprèsun attentat djihadiste dans la capitale, fin novembre dernier. La police arrête la voiture d’Adnen qui transportait des films du festival Journées cinématographiques de Carthage (JCC) auquel le jeune homme, ingénieur du son et fou de cinéma, participait. Les policiers découvrent dupapier à rouler sur le siège arrière. Alors s’emballe la mécanique infernale. Alors s’abattent les foudres de cette fameuse loi anti-cannabis – dite « loi 52 » – qui nourrit la controverse dans la Tunisie postrévolutionnaire.

Adnen Meddeb fait partie de cette jeunesse de Tunis, artiste, bohème, contestataire, éternelle mauvaise conscience d’un printemps aux fleurs trop jaunies à son goût. Il est coiffé d’une volumineuse casquette en jean et a le menton piqué d’une touffe de poils. Il raconte son histoire en sirotant un café sous l’oranger d’un jardin du centre de Tunis. « Nous sommes toujours dans un Etat policier », grince-t-il. La preuve, dit-il, sa propre mésaventure derrière les barreaux pour ce fichu papier à rouler. La police n’a pas déniché de cannabis mais le morceau de feuille ne suffit-il pas à signer le forfait ? Et qu’importe si Adnen a refusé les tests d’urine pour « protéger son intégrité physique ». La sentence est tombée : un an d’emprisonnement. Finalement, il sera acquitté en appel après quarante jours d’incarcération. Mais depuis, arrestations et condamnations continuent en Tunisie au nom de cette « loi 52 ».
C’est une vieille histoire. Elle remonte à la sulfureuse affaire de la « Couscous Connection », un réseau de trafic d’héroïne en France dans lequel était impliqué Moncef Ben Ali – le propre frère du président d’alors Ben Ali – condamné en 1992 par contumace à dix ans de prison. L’image de la Tunisie à l’étranger était à restaurer. Le régime Ben Ali avait donc fait adopter cette « loi 52 », censée être la preuve de son sérieux dans la lutte anti-stupéfiants. En fait, l’arsenal a surtout servi à exercer un contrôle social et politique sur la jeunesse.

« Une épée de Damoclès permanente »

Et la révolution n’y a pas changé grand-chose. « La loi est toujours utilisée pour faire taire les jeunes et les artistes », dénonce l’avocat Ghazi Mrabet, l’une des figures du mouvement Al Sajin 52 (« Le prisonnier 52 ») réclamant l’abrogation de la loi. Les procès contre les rappeurs Klay BBj, Weld EL 15 et Kafon, ou l’activiste Azyz Amami, ont bruyamment défrayé la chronique. « Cette loi est une épée de Damoclès permanente », enchérit Amna Guellali, directrice du bureau de Tunis de Human Rights Watch (HRW). Et cette épée-là s’abat surtout dans les quartiers populaires où l’on ne peut s’offrir les arrangements sonnants et trébuchants en cours dans les quartiers plus aisés.
Résultat : la « loi 52 » est aujourd’hui le principal facteur de la surpopulation carcérale en Tunisie : 28 % des 26 000 détenus sont poursuivis ou condamnés pour « détention ou consommation » de stupéfiants. Un chiffre vertigineux. Une bénigne affaire de zatla(« cannabis » en tunisien) fait basculer des jeunes dans l’univers brutal des commissariats de police et des prisons tunisiennes. L’expérience ne laisse personne indemne. « On est mélangés dans les cellules avec des assassins, des violeurs… », raconte Adnen Meddeb. Le jeune homme, qui avait déjà été frappé au commissariat, va ensuite entendre en prison le bruit étouffé des coups, des cris. Tous les spécialistes en conviennent : la « loi 52 » peut contribuer indirectement à la radicalisation d’une frange de la jeunesse. « A la sortie, un jeune peut devenir suicidaire, un danger public », s’inquiète Adnen Meddeb.
Après bien des polémiques et des campagnes de mobilisation d’Al Sajin 52, le gouvernement a fini par être convaincu de l’impérieuse nécessité de réformer cette loi aux multiples effets pervers. Fin décembre 2015, un projet de loi a été déposé qui propose d’en assouplir les rigueurs. La peine d’emprisonnement minimum d’un an ne sera ainsi plus automatique comme dans l’ancien dispositif. Si le suspect accepte de se livrer à un test d’urine (et que ce dernier est positif), on lui proposera un suivi médical, et il ne sera soumis qu’à une simple amende financière. La prison (entre six mois et un an) n’interviendra qu’en cas de récidive (à la troisième fois). Et encore le juge pourra-t-il toujours envisager des peines de substitution, des travaux d’intérêt général par exemple. Si cette réforme aboutit – le projet n’a pas encore été débattu à l’Assemblée – « l’avancée sera considérable », se félicite Ghazi Mrabet. Reste un hic : le projet criminalise toute « incitation » à la consommation. Ce qui exposera les militants de la dépénalisation des drogues à des poursuites. La Tunisie n’en a pas encore complètement fini avec son « zatla ».

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