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lundi 22 février 2016

En Thaïlande, les poupées ont de l’esprit

Le Monde.fr  | Par Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)
Une collectionneuse de poupées, Mananya Boonmee, tient une "luuk thep" entre ses bras pendant la prière, dans le temple bouddhiste de Bangchak, près de Bangkok, le 28 janvier 2016. CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP
Lettre de Bangkok. Depuis environ un an, à Bangkok et dans les villes de Thaïlande, c’est la ruée sur les « poupées-esprits ». Ces luuk thep, mot thaï qui signifie « bébé ange », sont censées, après avoir été dûment bénies par des chamanes ou des moines bouddhistes, être animées par un esprit amical et bien luné qui apportera à son propriétaire richesse, bonheur et prospérité.
Etre le parent de cet ange à la physionomie irréellement humaine demande à peu près autant de travail que de s’occuper de son bébé, même si l’on n’a pas besoin de changer les couches de la poupée en plastique : on la baigne, la berce, la fait manger, on l’emmène se coucher.
« Mon enfant, c’est l’heure de se lever », murmure chaque matin à sa poupée Jirunya Supaorus, 27 ans. Depuis que sa luuk thep, baptisée Nong, est entrée dans sa vie, ses affaires se portent de mieux en mieux. Elle dit qu’elle a réussi à tripler son capital. Depuis, elle a totalement intégré Nong dans sa vie sociale, la transportant le week-end chez ses parents. Parfois, elle lui offre un massage thaï dans un salon… « Il y a des gens qui pensent que je suis folle, admet-elle, mais je m’en moque. Ils n’ont aucune idée à quel point cette poupée m’a aidée dans la vie. »

Snacks et friandises dans les avions

Jirunya n’est pas une exception. A tel point que, dans un mémo qui vient de « fuiter » sur Facebook, la compagnie aérienne low cost Thai Smile a annoncé qu’elle était désormais prête à vendre des billets d’avion aux poupées. Leurs propriétaires pourront ainsi les faire s’asseoir à côté d’eux. Snacks et autres friandises seront en vente pour nourrir ces petits anges. La compagnie a cependant précisé qu’il fallait donner aux poupées des sièges près des hublots : il faudrait éviter de mettre mal à l’aise les voyageurs, certains pouvant trouver déplaisant d’être assis au côté d’une figurine de plastique à l’intérieur de laquelle veille un esprit de l’au-delà.
L’aviation civile de Thaïlande a vivement réagi à la proposition de Thai Smile : un communiqué a annoncé que les luuk thep ne sont pas « considérées comme des êtres vivants » etdoivent donc être « rangées dans les coffres à bagages ».
Cette nouvelle mode s’enracine dans des pratiques ancestrales : à l’époque de la dynastie d’Ayutthaya (1351 à 1767), certaines cérémonies occultes consistaient à révérer des poupées modelées avec des membres d’enfants mort-nés. On croyait que ces figurines de bois ou de terre cuite étaient possédées par leurs esprits. La tradition des kuman thong (enfants sacrés) se perpétue aujourd’hui : de saints hommes, dotés de pouvoirs spéciaux, invitent encore les fantômes à investir la poupée à des fins propitiatoires.
« Prier des esprits sous forme de figurines de bois ou de terre cuite est une vieille tradition qui continue sous la forme de poupées en plastique, confirmeSinchai Chaojaorenratan, professeur de philosophie des religions à Bangkok. Seul le matériau a changé, la croyance reste la même, adaptée à la modernité. »
Socialement parlant, la folie des luuk thep peut aussi illustrer les frustrations et les peurs engendrées par la vie dans les grands centres urbains de Thaïlande, où l’on reste très superstitieux. Dans les villes, un certain individualisme est apparu, contrastant avec une société naguère plus traditionnelle où la famille et le groupe offraient une garantie de sécurité.
Une poupée "luuk thep" à Bangkok, le 26 janvier 2016. CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

« Pallier la solitude dans les villes »

Le phénomène est ainsi lié à l’émergence d’une classe moyenne dont l’enrichissement progressif se combine parfois à un assez haut niveau d’endettement, dans un contexte économique sensiblement dégradé. « Les gens ont besoin de s’accrocher à quelque chose en période d’insécurité, remarque Pipad Krajaejun, professeur d’histoire à l’université Thammasat à Bangkok. Depuis le coup d’Etat [de mai 2014], les gens se sentent dans une situation précaire. Ce n’est pas un hasard que cette mode date d’il y a un an. Et c’est aussi un moyen de pallier la solitude dans les villes. »
Cette mode prenant les proportions que l’on sait, le clergé bouddhiste a dû intervenir. Le conseil supérieur du Sangha a réagi pour déterminer si la bénédiction des luuk thep par les abbés de certains temples est conforme aux enseignements du bouddhisme. Le phénomène provoque des divisions. Un révérend de haut niveau, Phra Payom Kalayano, a récemment fustigé dans la presse ces « superstitions non bouddhistes ». D’autres moines n’y voient rien de mal.
Même le premier ministre, Prayuth Chan-ocha, auteur du dernier putsch, semble sceptique, lui pourtant superstitieux – il avait dit un jour qu’on lui avait jeté un sort. « C’est à la société de juger si cette croyance est vraie ou pas, a récemment déclaré le général lors d’une conférence de presse, je me demande si tout ça va durer. » Aux dernières nouvelles, les bébés anges seraient déjà en train d’être rangés sur les étagères.

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