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mardi 9 février 2016

Carl Elliot, lanceur d’alerte sur les essais cliniques

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO |  | Par Catherine Mary
Le bioéthicien Carl Elliott à l'université du Minnesota, à Minneapolis, le 14 avril 2015.
Le bioéthicien Carl Elliott à l'université du Minnesota, à Minneapolis, le 14 avril 2015. Jenn Ackerman/The New York Times-REDUX-REA
Pendant plus de sept ans, le bioéthicien Carl Elliot a lancé l’alerte. Sept années durant lesquelles il a épluché les rapports des précédentes enquêtes, cherché des réponses auprès de la direction de l’université du Minnesota au sein de laquelle il travaille, raconté l’histoire dans la presse, alerté la communauté médicale. Sept années d’un combat qui, tout en lui donnant raison, l’a aussi laminé. « Avoir été réprimandé par le doyen, ce n’est pas si grave. Le plus dur, c’est quand certains collègues que vous pensiez être des amis commencent à vous attaquer par-derrière », racontait-il récemment, face à une douzaine de bioéthiciens rassemblés à la Fondation Brocher à Genève, sur le thème des lanceurs d’alerte. Ses yeux, après ces propos, s’embuent de larmes.
Barbe grisonnante, visage fatigué, Carl Elliott ne lâche pourtant pas le morceau. Et sans son opiniâtreté, aucune enquête indépendante n’aurait été menée sur les conditions dans lesquelles sont menés les essais cliniques au sein du département de psychiatrie de l’université du Minnesota. Et rien n’aurait transparu. Ni l’ampleur des conflits d’intérêts, ni les négligences dans la supervision des essais cliniques, ni le climat de peur. « Carl a un sens très fort de l’équité et de la loyauté, et il a senti que quelque chose n’allait pas dans cette histoire », commente le bioéthicien Leigh Turner, de l’université du Minnesota. Ami et collègue de Carl Elliott, il a contribué à lancer l’alerte, et se trouve comme lui, contraint à travailler à l’extérieur du département de bioéthique de l’université de Minnesota, pour en fuir l’hostilité.« Carl et Leigh sentaient vraiment qu’il y avait un problème et qu’ils mettraient en péril leur intégrité s’ils ne réagissaient pas », commente Trudo Lemmens, un bioéthicien de l’université de Toronto qui est à l’origine d’une pétition signée en 2010 par 175 spécialistes en médecine et en sciences sociales. « Carl a vraiment une excellente réputation professionnelle, même si maintenant, certains le trouvent trop zélé », précise t-il.

Un article dans la presse locale
Tout commence en 2008 par la lecture d’un article publié dans la presse locale relatant le suicide en 2004 de Dan Markingson, un patient schizophrène de 26 ans, au cours d’un essai clinique mené au département de psychiatrie de l’université. L’article fait peser des soupçons sur les conditions dans lesquelles Dan Markingson avait accepté de participer à cet essai. Stephen Olson, le psychiatre qui l’examina lors de son admission, à l’automne 2003, diagnostiqua un premier épisode de schizophrénie et le jugea inapte à exercer son libre-arbitre. Ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir son consentement pour participer à l’essai clinique CAFE, financé par le laboratoire AstraZenecca. Il s’agissait de comparer l’efficacité de trois antipsychotiques, dont le Seroquel d’AstraZenecca, qui selon l’article, versait 15 000 dollars (près de 14 000 euros) par patient recruté au département de psychiatrie de l’université du Minnesota. Rapidement, l’état de Dan Markingson se dégrada, sans que le docteur Olson ne s’en inquiète. Jusqu’à ce jour de mai 2004 où Dan Markingson fut retrouvé mort, après s’être tranché la gorge.

Sensibilisé aux problèmes éthiques

Au moment où il prend connaissance de cette histoire, Carl Elliott est rompu aux questions éthiques qu’elle soulève. Né en 1961, il grandit dans une petite ville de Caroline du Sud aux Etats-Unis, durant la période de l’abolition des lois de ségrégation raciale. « A l’école, je jouais au basket avec mes amis noirs, et j’ai compris que ces lois étaient une injustice institutionnalisée. Dans mon entourage proche, j’ai connu beaucoup de gens respectables, qui restaient pourtant aveugles aux questions de race », raconte-t-il. Fils d’un médecin, il emboîte les pas de son père. Mais une fois son diplôme obtenu, il abandonne la médecine pour une thèse de philosophie, qu’il obtient à la fin des années 1980 à l’université de Glasgow, en Ecosse. Son sujet ? La responsabilité des patients psychiatriques dans les crimes qu’ils commettent. Il enchaîne ensuite plusieurs post-doctorats, dans différentes universités aux Etats-Unis, en Nouvelle-Zélande et en Afrique du Sud, avant d’obtenir un poste de bioéthicien à l’université McGill à Montréal, puis à l’université du Minnesota, en 1997.
Au cours de sa carrière, apparaissent des thèmes récurrents, dont l’analyse des stratégies utilisées par l’industrie pharmaceutique pour développer le marché de ses médicaments, ou la recherche médicale impliquant les patients vulnérables, tels que les prisonniers ou les patients psychiatriques. Il est aussi l’auteur de livres remarqués et d’articles dans de grands titres de la presse américaine dont The New YorkerThe New York TimesThe Atlantic et MotherJones, un journal d’investigation de gauche. Intellectuel engagé, il y pointe sans détours les enjeux éthiques et philosophiques des mutations contemporaines. Dans l’article « The Drug Pushers » (« Les trafiquants de médicaments » ou « Les dealers », The Atlantic, 2006), il mêle ainsi souvenirs personnels et enquête pour analyser l’évolution de la relation entre médecins et visiteurs médicaux, et lever le voile sur les stratégies commerciales des industries pharmaceutiques.

Une analyse implacable

Un voile qu’il s’efforcera de lever aussi, pour comprendre ce qui est arrivé à Dan Markingson. A une nuance près. Il s’agit, cette fois, d’enquêter sur sa propre université. Et rapidement, il acquiert la conviction qu’elle est en cause. Dans un article publié en 2010 dans MotherJones, il livre une analyse implacable des enjeux de l’essai clinique CAFE, en le replaçant dans le contexte des stratégies développées par les industriels, pour augmenter les prescriptions des antipsychotiques atypiques, dont font partie les trois médicaments testés. Dès lors, la notoriété de l’affaire augmente, et les efforts de Carl Elliott finissent par payer. En décembre 2013, une nouvelle enquête indépendante est ordonnée. Publié en février 2015 et fondé sur l’analyse de 20 essais cliniques en cours à l’université du Minnesota, son rapport révèle des négligences systématiques dans la protection des sujets vulnérables et le cumul des rôles, entre médecin traitant et investigateur de l’essai clinique.
Des thématiques s’inscrivant une fois de plus dans un contexte bien plus large que celui de l’université de Minnesota. « Cette histoire ouvre toute la complexité du soin, note ainsi le psychiatre Bruno Falissard, directeur du Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations de la Maison de Solenn, à Paris. Aujourd’hui, on a l’impression que soigner, c’est technologique. Mais soigner le sujet pensant qu’est le patient, ce n’est pas seulement soigner ses organes. C’est plus complexe que cela, et lorsque vous mettez là-dedans de l’argent plus des firmes pharmaceutiques, c’est un bazar intégral. »
A l’université du Minnesota, les qualités qui avaient valu à Carl Elliott son recrutement lui valent désormais de la défiance. « Sans savoir ce qu’il vous a dit et quels documents il a partagés, il m’est difficile d’ajouter des commentaires », répond à son sujet par email Brian Lucas, directeur de la communication. Fidèle à lui-même, Carl Elliott, lui, tire les conclusions qui s’imposent. « Je n’étais pas surpris d’apprendre que l’industrie manipule les essais cliniques. Mais j’ai longtemps été un partisan de l’université, car je pensais que c’était plus sain. Cela a été un choc pour moi de découvrir à quel point l’argent avait de influence », conclut-il.

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