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jeudi 24 décembre 2015

Jeux vidéo : le sexisme résiste

LE MONDE CULTURE ET IDEES  | Par Catherine Vincent
La joueuse américaine Sydney Leroux, nouvelle recrue de « FIFA 16 » : le jeu de football propose, pour la première fois, douze équipes féminines.
La joueuse américaine Sydney Leroux, nouvelle recrue de « FIFA 16 » : le jeu de football propose, pour la première fois, douze équipes féminines. EA Sports
Pour ceux qui sont à la fois amateurs de jeux vidéo et pourfendeurs de sexisme, il y aura eu, cette année, deux bonnes surprises au pied du sapin de Noël : la sortie de Rise of the Tomb Raider (Square Enix), deuxième volet depuis la refonte de la célèbre série en 2013, dans lequel l’archéologue Lara Croft semble avoir définitivement troqué son minishort moulant et ses seins en obus contre une parka d’aventurière ; et celle de FIFA 16 (Electronic Arts), jeu de football de référence qui permet pour la première fois de faire jouer une douzaine d’équipes nationales féminines. Par ailleurs, le dernier épisode d’Assassin’s Creed (Ubisoft) propose – enfin – un personnage féminin jouable, tout comme le nouveau Call of Duty (Activision)…
Un vent d’égalitarisme soufflerait-il dans l’univers très viril du jeu vidéo ? Ce serait trop dire. Mais la brise qui se lève est suffisamment forte pour susciter la colère des anti­féministes. En témoignent les violentes menaces reçues, en 2014, par la blogueuse américaine Anita Sarkeesian, qui analyse et dénonce les stéréotypes féminins en vigueur dans les jeux. Ou encore les commentaires virulents qu’a suscités la mise en ligne en 2013, par la joueuse et blogueuse française Mar_Lard, d’un article intitulé « Sexisme chez les geeks : pourquoi notre communauté est malade et comment y remédier ».
Bayonetta, l’héroïne du jeu du même nom (2009), un clin d’œil outré aux stéréotypes.
Bayonetta, l’héroïne du jeu du même nom (2009), un clin d’œil outré aux stéréotypes. Sega / Nintendo
Pour Fanny Lignon, qui a dirigé le récent ouvrage Genre et jeux vidéo (Presses universitaires du Midi, 268 p., 20 €), ces débats montrent qu’il est urgent d’interroger le secteur sous l’angle du genre. « Il suffit de taper sur Internet les mots-clés “sexisme” et “jeux vidéo”, et de surfer un peu sur les forums dédiés, pour se rendre compte que le problème doit être questionné », constate cette chercheuse en études cinématographiques et audiovisuelles à l’université Lyon-I. Question d’autant plus centrale que les smartphones, les tablettes et les consoles de salon ont modifié le profil type du « gamer ». « Aujourd’hui, précise-t-elle, on joue à tout âge, et à tous types de jeux, filles ou garçons, ensemble ou séparément, en couple, entre amis ou en famille. » Et l’on compte parmi ces joueurs presque autant de femmes que d’hommes.

D’après une étude Sofres sur les pratiques de consommation de jeux vidéo des Français, publiée en octobre 2014 par le Centre national du cinéma et de l’image animée et portant sur 2 800 personnes âgées de 6 à 65 ans, 53,1 % des joueurs sont des hommes, 46,9 % des femmes. Idem aux Etats-Unis, où 44 % des 155 millions des joueurs sont des joueuses (chiffres 2015 de l’Entertainment Software Association). Ce qui n’empêche pas la plupart des produits proposés d’être « sexualisés » d’une manière ou d’une autre, notamment sur le marché destiné aux enfants : les éditeurs de jeux vidéo ont rapidement copié les habitudes « roses » et « bleues » du monde du jouet, tant dans leur présentation bicolore que dans leur contenu stéréotypé. Editée par Ubisoft, la série Léa passion (21 millions d’unités vendues dans le monde en avril 2014), destinée aux jeunes filles, se décline ainsi en versions Cuisine, Mode, Décoration, Bébés ou Baby-sitting tandis que l’unique Léo passion est, lui, consacré au rugby.
Bien sûr, les parents en quête d’un jeu vidéo qui soit à la fois rose et bleu – on parle de jeux « violets » – peuvent aussi trouver leur bonheur, comme dans les jouets traditionnels, que Fanny Lignon est allé récemment examiner dans un grand magasin. Elle s’est arrêtée aux jouets de cuisine et de ménage. « Il y avait des tas de planches à repasser roses et, sur la boîte de l’une d’entre elles, un petit garçon en plein repassage. Sur la tranche, en plus petit, il y avait une petite fille. Non seulement le jouet était prévu pour les deux sexes, mais c’était le garçon qui était mis en avant. Eh bien, c’est un peu la même chose avec le jeu vidéo : si vous voulez du stéréotype, vous en trouvez. Mais vous pouvez aussi, dans une certaine limite, vous en affranchir », affirme-t-elle. Sauf que les archétypes du genre se retrouvent aussi, la plupart du temps, dans ces jeux vidéo « violets ».
Jeu de conduite sur une console Wii (Nintendo).
Jeu de conduite sur une console Wii (Nintendo). Laurent Vautrin / Le Carton / Picturetank
C’est le cas dans Super Mario (Nintendo), sans doute la série la plus vendue au monde (plus de 262 millions d’exemplaires en mars 2011). D’un épisode à l’autre, le petit plombier à casquette rouge de Nintendo, qui vient de fêter ses 30 ans, n’a qu’un objectif : délivrer la princesse Peach. Mais chaque fois que Mario pense arriver au bout de ses peines, il apprend qu’elle a été emmenée dans un autre donjon (d’où la citation culte : « Désolé Mario, la princesse est dans un autre château »). Dénoncée comme misogyne par les féministes, la trame narrative de ce jeu reproduit bel et bien l’un des archétypes repérés par le folkloriste russe Vladimir Propp dans sa Morphologie du conte (1928) : la princesse est une récompense pour le héros qui a triomphé des épreuves. On n’efface pas en quelques coups de pixels des générations de tradition.
Côté adulte, qu’observe-t-on ? Des jeux pour l’essentiel estampillés « tout public », ce qui n’empêche pas les stéréotypes de genre de s’y épanouir. Les femmes – quand il y en a – y sont le plus souvent représentées par une créature hypersexualisée se bornant à jouer les faire-valoir, à moins qu’elle ne soit un personnage maléfique. Quant aux hommes, virilisés à l’extrême, compétitifs et brutaux, ils sont presque toujours les héros de l’histoire.
En 2014, dans le top 100 des meilleures ventes de jeux vidéo d’Amazon France, 50 % des ­titres proposaient de jouer un personnage masculin, 4 % seulement une héroïne. En 2015, sur les 76 titres ayant eu droit à une bande-annonce complète lors de l’Electronics Entertainment Expo (E3) de Los Angeles – le plus grand salon professionnel du jeu vidéo –, 46 % donnaient à choisir le sexe du héros, 9 % imposaient une femme et 32 % un homme.
Une disparité qui a, cet automne, fait réagir deux députées socialistes, Catherine Coutelle (Vienne) et Edith Gueugneau (Saône-et-Loire). Rappelant que « la promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes dans les médias est un objectif fort des politiques publiques », elles ont interpellé le gouvernement sur les conditions d’éligibilité au crédit d’impôt au jeu vidéo (CIJV), qui prennent la violence en compte mais négligent un éventuel contenu sexiste.

Relations avec l’armée quasi originelles

Si les jeux vidéo de tir ou d’action, fortement scénarisés, ont pour héros des personnages virils et militarisés, c’est parce que cette industrie est dominée par les Etats-Unis, où ses relations avec l’armée sont quasi originelles. Sorti en 1962, en pleine compétition spatiale entre l’URSS et les Etats-Unis, Spacewar, un jeu vidéo simulant un combat dans l’espace, avait pour objectif premier de tester la puissance de calcul des ordinateurs. Battlezone (Activision), une simulation de char d’assaut éditée dans les années 1980, a été utilisée par l’armée américaine comme support à l’entraînement. Quant à America’s Army, un jeu multijoueur en ligne qui a attiré quelque 10 millions de personnes depuis sa sortie en 2002, il a été développé par l’armée comme un outil affiché de recrutement et de propagande.
Pour le philosophe Mathieu Triclot, auteur de La Fabrique des jeux vidéo (La Martinière, 2013), le jeu vidéo a hérité de cette période originelle un ensemble de traits structurels dont il peine à se débarrasser. « De la production à la consommation, en passant par la figuration et les différentes formes culturelles produites, le jeu vidéo apparaît comme un médium marqué par le sexisme à tous les étages, produit en grande majorité par des hommes pour des hommes », résume-t-il. Ce qui explique sans doute en partie que les femmes, désormais presque aussi nombreuses que les hommes à s’adonner à ce loisir, ne choisissent pas les mêmes jeux. Selon l’étude publiée en 2014 par le CNC, certains genres ont un public nettement plus masculin – les jeux de football (85,4 % de joueurs), de tir (79,7 %), de voitures (76 %) et de combat (74,1 %). Les femmes sont en revanche surreprésentées pour les jeux sans véritable héros ni scénario – jeux musicaux (58,9 %) et familiaux (58,3 %), jeux des réseaux sociaux (53,4 %) et jeux de cartes (48,1 %).

Femmes puissantes

Si les éditeurs de jeux d’action et d’aventures restent encore avares d’héroïnes, la tonalité sexiste qui colore le secteur vidéoludique commence pourtant à faiblir. Tout à la fois belle, intelligente et redoutable, Lara Croft a ouvert la voie dès 1996, date de sortie du premier volet de la série Tomb Raider« La première fois que je l’ai vue, j’ai eu l’impression d’avoir affaire à une femme objet, [une création] éminemment sexiste, se souvient la chercheuse Fanny Lignon. Jusqu’au jour où j’ai rencontré une enseignante du secondaire, qui m’a révélé que ce personnage, pour ses élèves, représentait une vision positive de la femme, motivante et émancipatrice. Cela m’a fait réfléchir. Je préfère des jeux où les héroïnes sont plus banales, moins sexy, mais Lara Croft vaut mieux que pas d’héroïne du tout. » Même si cette première mouture de l’aventurière archéologue restait caricaturale, elle faisait bouger les lignes et préparait l’arrivée d’autres héroïnes. Des femmes puissantes dont le caractère comme les performances n’ont cessé de s’affirmer depuis la fin des années 2000.
C’est le cas notamment de trois jeux régulièrement cités par les féministes, Portal (Valve Software/Microsoft, 2007), Mirror’s Edge (Electronic Arts, 2008) et Bayonetta (Nintendo/Sega, 2009). « Portal et Mirror’s Edge proposent tous deux d’incarner une héroïne dont le corps disparaît au profit d’une vue subjective, où le joueur est censé “incarner” le personnage. Le jeuBayonetta mène quant à lui une stratégie inverse en proposant une “hypervisibilité” du corps de l’héroïne, qui exagère les stéréotypes de genre rencontrés dans d’autres jeux vidéo »,précise Marion Coville, doctorante en art et sciences de l’art à l’université Paris-I. Plébiscitée par de nombreuses joueuses, l’héroïne Bayonetta, dernière rescapée d’un clan de sorcières, doit combattre des ennemis pour rétablir l’équilibre entre le bien et le mal.

« Ce secteur est dominé par les hommes »

Cheveux et jambes interminables, poitrine imposante, combinaison moulante décolletée, grain de beauté au coin de la bouche : les stéréotypes sont, ici, si présents qu’ils fonctionnent comme un clin d’œil au joueur. Car leur accumulation est telle, estime Marion Coville, que Bayonetta en devient « une parodie, ou tout du moins une représentation théâtralisée et exagérée de la “féminité”, soulignant ainsi le caractère socialement construit de celle-ci ». A ce travestissement sont venues répondre, ces dernières années, des héroïnes à l’apparence tout à fait banale  : ­Jodie Holmes par exemple, jeune femme aux pouvoirs surnaturels dansBeyond : Two Souls (Sony, 2013). Ou encore Max, jeune étudiante en photographie se découvrant le pouvoir de rembobiner le temps, dont l’histoire constitue la trame de Life Is Strange (Square Enix, 2015).
Si les jeux vidéo ont – enfin – créé des héroïnes dignes de ce nom, celles-ci n’en restent pas moins très minoritaires. Comme le sont les femmes qui participent à la conception et au développement des produits vidéoludiques. Ceci explique-t-il cela ? « Ce secteur est dominé par les hommes, cela ne peut pas ne pas avoir d’effet sur les jeux. Les hommes ont tendance à créer pour les hommes, les femmes pour les femmes », déclarait Patrick Söderlund, vice-président d’EA Studios (l’un des principaux développeurs et producteurs mondiaux de jeux vidéo) lors de l’E3 de 2014. Selon une étude présentée par l’International Game Developers Association, les femmes sont pourtant de plus en plus nombreuses dans ce secteur : en 2014, elles représentaient 22 % du personnel y travaillant, contre 11,5 % en 2009. Mais nombre d’entre elles ne sont pas aux postes de décision ou de création.

Clichés « autant racistes que sexistes »

Quand bien même elles le sont, la loi du marché ne leur laisse pas toujours la liberté de s’affranchir des schémas culturels dominants. « Le noyau dur de l’industrie du jeu vidéo se concentre sur la fabrication de titres pour les jeunes adultes de sexe masculin, c’est donc logique qu’il y ait plus d’hommes dans cette partie du métier », soulignait en 2011 l’Américaine Jane Jensen, scénariste et réalisatrice de jeux vidéo d’aventure, dans un entretien publié dansLes Cahiers du jeu vidéo (n°4, « Girl Power ! »). En ce qui me concerne, je pense en fait que la question clé est : “Qui est le public ciblé ?” Les créatifs reflètent leur audience ». Jehanne Rousseau, l’une des rares femmes en France à avoir créé son propre studio, Spider Games, qu’elle dirige depuis 2008, ne cache pas elle non plus qu’il est difficile de s’affranchir de la demande des joueurs et des éditeurs  : difficile, si l’on veut plaire au plus grand nombre, de se détacher de certains clichés – lesquels, souligne-t-elle, sont « autant racistes que sexistes ».
Cette misogynie latente est apparue au grand jour après la sortie en 2011 de Tropes vs Women in Video Games (« Les clichés contre les femmes dans les jeux vidéo »), une série de vidéos documentaires réalisées par la blogueuse américaine Anita Sarkeesian. Pour avoir critiqué la place des femmes dans ce secteur sur sa chaîne YouTube, Feminist Frequency (150  000 abonnés et 14 millions de vues cumulées), cette militante féministe est devenue la cible d’une véritable campagne de cyber-harcèlement. Ses comptes Twitter et Facebook ont été envahis d’insultes et de menaces de viol, son site Internet a été hacké. Un jeu flash d’une rare violence a même été créé : il propose aux internautes de passer virtuellement la jeune femme à tabac – ecchymoses et œil au beurre noir à l’appui. « Des menaces très violentes viennent juste de m’être adressées, ainsi qu’à ma famille. Je contacte les autorités », a fini par tweeter Anita Sarkeesian en août 2014.

Campagne de dénigrement et de harcèlement en ligne

Ce même été, l’Américaine Zoe Quinn, développeuse de jeux vidéo indépendante et féministe, a, elle aussi, été victime d’une campagne de dénigrement et de harcèlement en ligne. L’affaire a, cette fois, pris une tournure plus complexe : la presse spécialisée a pris sa défense et souligné dans plusieurs tribunes le sexisme du milieu vidéoludique. En réaction, un mouvement de joueurs s’est rassemblé sous l’étiquette GamerGate : il mène depuis lors, sur Internet, une guerre obstinée contre les représentants de ce qu’il nomme le « féminisme radical ».
Simples péripéties, ou prémices d’un mouvement de fond ? « Ces situations excessives, ces cas limites doivent être considérés comme des symptômes, comme la partie émergée de l’iceberg », estime la chercheuse Fanny Lignon, pour qui l’avènement des « gameuses » au XXIsiècle a introduit un « changement de paradigme dans l’univers masculinisé des jeux vidéo ». Ils continuent, dans leur grande majorité, de véhiculer les mêmes stéréotypes sexistes que les films ou les romans. « Mais contrairement à eux, soutient-elle, ils peuvent être utilisés pour déconstruire le genre, dans la mesure où l’on peut endosser soi-même différents personnages. » A vos manettes, les filles !
À LIRE
« Genre et jeux vidéo » sous la direction de Fanny Lignon (Presses universitaires du Midi, « Le temps du genre », 268 p., 20 €).
« La Fabrique des jeux vidéo » de Mathieu Triclot (La Martinière, 2013).
« Girl Power ! » Les Cahiers du jeu vidéo, n° 4, février 2011. Editionspixnlove.com

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