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vendredi 20 novembre 2015

Applis, e-consultations, sites de notation... Va-t-on « uberiser » la santé ?

20.11.2015

U-be-ri-sa-tion... Ce néologisme a été popularisé en France par la révolte des taxis et les débats autour de la loi Macron. Les plus inquiets estiment que des pans entiers de l’économie pourraient, à terme, être concernés par cette révolution libéralo-numériquo-consumériste. Et si la médecine était à son tour touchée ? Certains experts s’interrogent. Mais pour l’heure, les verrous qui protègent le système de soins ne semblent pas près de sauter. 

  • ouverture
PhanieZoom
Le terme est sur toutes les lèvres. Galopante, l’ubérisation, enfant naturel de la numérisation et de la déréglementation, n’épargnerait aucun secteur d’activité, des transports à l’hôtellerie en passant par le tourisme… Au point que, dans les colloques et congrès médicaux, il n’est plus rare d’entendre politiques, économistes ou médecins évoquer l’avènement de l’uberisation dans la santé.
Un peu de numérique, quelques objets connectés, des applis : tels sont les éléments associés à son développement. Mais à quoi correspond réellement cette nouvelle alchimie ? Si les dictionnaires ne comportent pas encore d’entrée pour ce mot, ce dernier dispose depuis peu d’une page sur Wikipédia, gage d’importance à l’ère du numérique. Et, premier constat plutôt rassurant pour les acteurs traditionnels du secteur, les tentatives de définition montrent qu'a priori la santé ne sera pas facile à « uberiser ».
 
Uberiser, c’est d'abord déréglementer


« L’uberisation, c’est l’application du modèle Uber, autrement dit une plateforme qui génère de la valeur en passant outre les barrières traditionnelles du travail, qui supprime l’intermédiation sociale », explique Laurent Mignon, directeur de LauMa communication, agence qui intervient notamment dans le domaine de la santé connectée. À ses yeux, le terme désigne des nouvelles façons d’exercer un métier, en dehors du cadre social habituel. Cet observateur de la planète web trouve qu’il n’est, dès lors, « pas évident » d’appliquer la notion d’ubérisation à la santé car « pour uberiser vraiment la santé, il faudrait tout casser. Or c’est un domaine règlementé, en France ne devient pas médecin qui veut ». Et ce contributeur à My Little Santé, site dédié à la santé connectée, de souligner qu’il n’y a, par ailleurs, « pas de mort du modèle économique du médecin ».

Autre frein à cette évolution dans le domaine de la santé : le financement socialisé des soins et le rôle de la Sécu à cet égard. Ils font dire à Diane de Bourguesdon qu’« en France, la santé n’est pas encore uberisée et on en est assez loin ». Selon cette responsable du département santé digitale au sein du cabinet de conseil jalma, « l’uberisation désigne l’arrivée de nouveaux acteurs dans un secteur dont ils bousculent et court-circuitent les acteurs traditionnels ». Dans le domaine de la santé, « le court-circuitage impliquerait que le patient paie directement son médecin. Or, le paiement est réalisé par le système collectif et tout cela s’accompagne d’un certain nombre de réglementations », précise-t-elle.

Question de financement, mais aussi de mode de fonctionnement. Pour le Dr Olivier Véran, ex-député PS, « si on s’en tient à une définition stricto sensu», l’uberisation de la médecine impliquerait « la création d’un réseau de professionnels de soins, parallèle au système existant en France, qui fonctionnerait de façon plus opérationnelle, répondrait mieux et moins cher aux souhaits des patients, le tout appartenant à une grande compagnie étrangère ». « On en est loin, assure-t-il, confiant, et je ne suis pas sur qu’on y aille ».

Pas si simple d'ailleurs de faire des prédictions autour d'un phénomène encore diversement identifié. « Il y a autant de définitions de l’uberisation que de gens qui en parlent », synthétise Olivier Ezratty, consultant en innovation. Deux éléments caractérisent toutefois, à ses yeux, cette évolution : la généralisation de plateformes d’intermédiation entre professionnels et clients et le remplacement des premiers par des non-professionnels. « Ce n’est pas ce qui est en train de se produire dans le monde de la santé », assure-t-il. Et demain ? « La profession médicale va connaître un bouleversement du fait du progrès technique, médical et du numérique, dans les 10-15 ans à venir », constate Olivier Véran.
 

Laurent Mignon
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Pour uberiser vraiment la santé, il faudrait tout casserimage
Laurent Mignon, directeur de LauMa communication

Des plateformes très diverses

Pas encore d’uberisation donc, mais quand même beaucoup de transformations numériques... Avec, notamment, l’apparition de nombreuses plateformes. Il est ainsi possible de connaître les disponibilités de son médecin et prendre des rendez-vous en ligne, via des sites internet dédiés. Un intermédiaire dématérialisé qui interroge le rôle d’un secrétariat physique. Et consulter un médecin à distance pourrait devenir de plus en plus fréquent. Auparavant, les offres se bornaient à la délivrance de conseils et avis médicaux. Sur le site « Medecindirect », par exemple, il est seulement question de préconsultation ou post-consultation : « Nos médecins vous répondent avec des informations médicales pertinentes, vous aident à comprendre un diagnostic et peuvent vous proposer un second avis ».

Mais grâce à la télémédecine, on va désormais plus loin avec le lancement par l’assureur Axa, en juin dernier, d’un service de téléconsultation médicale. Réservé aux assurés de la compagnie, il leur garantit l’accès à un urgentiste 24h/24 et 7j/7. Si les consultations se bornent à celles ne nécessitant pas d’examen clinique, les médecins peuvent toutefois rédiger des ordonnances et les transmettre à la pharmacie indiquée par le patient. Le tout sans facturation de l’appel. Dans une note d’analyse consacrée à ce service, l’Ordre constate que ces consultations s’effectuent dans le respect des « principes de libre choix de l’assuré, d’indépendance professionnelle du médecin, de confraternité du médecin téléconsultant vis-à-vis du médecin traitant, (…) et de la protection des données personnelles de l’usager ». Ce qui semble toutefois interroger le Cnom car les honoraires sont, quant à eux, pris en charge par Axa.
 

Diane De Bourguesdon
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C'est un énorme avantage d'avoir un avis médical 24h/24image
Diane De Bourguesdon, responsable du département santé digitale au cabinet jalma
Dans le corps médical, cette initiative ne manque pas d'inquièter. « Sans connaître le patient, sans son dossier médical, sans l’antériorité des prescriptions déjà réalisées… quid de la qualité de la consultation et de la prescription ? », s’interrogeait la CSMF au printemps dernier. Un avis partagé par MG France pour qui ce service est avant tout un produit d’appel. Du côté de l’Ordre, Jacques Lucas pose notamment la question du financement des prestations qui s’effectue en marge de l’Assurance maladie. Et le CNOM de craindre l’existence d’une éventuelle seconde porte d’entrée dans le système de soins, « offerte par des AMC par l’utilisation des moyens du numérique en santé via des contrats d’assurance en santé collective ».

D'autres se réjouissent au contraire de la facilité d'accès. Ainsi Diane de Bourguesdon juge que « c’est un énorme avantage d’avoir un avis médical 24h/24 ». Ce qui ne l’empêche pas de questionner sur la capacité de ce type de dispositifs à se déployer car « la télémédecine dispose d’un cadre réglementaire très restreint avec l’obligation de contracter avec chaque ARS ». Enfin, pour Olivier Ezratty, pas d'inquiétudes : la télémédecine ne relève pas d’une éventuelle uberisation, il s’agit simplement de rendre la santé plus accessible et d’utiliser les possibilités de suivi à distance.

Autre type de plateformes qui modifie l'équilibre entre médecins et patients : celles dédiées à la notation des professionnels. Ce n’est pas si neuf, mais cette activité devrait se développer corrélativement à ce que Laurent Mignon qualifie de « tendance sociétale à l’évaluation ». Et c’est là « un énorme défi de la profession » pour Olivier Véran, surtout avec l’ouverture des données de santé. S’il reconnaît l’importance de l’évaluation, le neurologue met en garde contre l’émergence d’un « trip advisor de la santé », une application qui amènerait les patients à choisir leurs professionnels selon les magazines dans la salle d’attente, la durée d’attente ou les délais de consultation. Et qui pourrait obliger un jour les professionnels à démontrer la qualité de leurs soins, à justifier d’une formation continue ou d’un fonctionnement avec un bon réseau de paramédicaux…

La plupart des experts pensent pourtant que ce type de sites ne devrait pas concerner directement les généralistes. Ou n’avoir qu’un impact limité à leur égard. « Le choix d’un médecin se fait par le réseau de proximité, par le bouche-à-oreille », soutient Laurent Mignon. Et de rappeler l’incertaine fiabilité des commentaires postés sur internet : « Il n’y a pas de normes ISO sur la notation, on ne peut pas s’assurer que l’auteur a bien consulté le médecin ». Jacques Lucas abonde en ce sens et ne croit« pas qu’une personne puisse évaluer un médecin quant à la pertinence des soins ; pour évaluer quelque chose il faut avoir des pré-réquis ». Faute de quoi, le commentateur se borne à émettre un avis subjectif, oscillant entre « très négatif et dithyrambique »  poursuit le vice-président de l’Ordre, en charge des systèmes d’information en santé. S’agissant de qualité des soins, « c’est beaucoup plus compliqué à évaluer, ajoute-il ; le fait qu’un médecin ait été mal perçu n’implique pas que le soin n’ait pas été pertinent ». Des difficultés qui devront d'une manière ou d'une autre être surmontées : « Nous n’échapperons pas à une évaluation du service et de sa prestation », considère-t-il, reconnaissant que cela n’est pas vu d’un bon œil sur le terrain. Et d’ajouter que des garanties devront être apportées du côté des auteurs d’avis.
 

Pr Guy Vallancien
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Il faut foncer vers les technologies pour mieux revenir vers l'humanismeimage
Pr Guy Vallancien, Urologugue, auteur de "La médecine sans médecin"

Objets connectés, avez-vous une âme ?

Mais déjà, d'autres évolutions technologiques s'invitent dans le colloque singulier. Objets connectés, dispositifs médicaux... Sur ces innovations Laurent Mignon se veut optimiste et pense qu'elles participent à la sensibilisation et à l’auto-éducation des patients. « Le fait de partager des données avec un médecin permet d’objectiver la consultation » et de l’enrichir d’autant, ajoute-il avec, en tête, l’exemple des patients souffrant de douleurs chroniques ou en matière d’observance. Selon lui, « le numérique permet de parler de la même chose, de la part du médecin et du patient ».
Olivier Ezratty
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La technologie va améliorer la préventionimage
Olivier Ezratty, Consultant en innovation
Jacques Lucas se montre plus dubitatif, en tout cas s’agissant des applications. « Sur le nombre d’appli qui sont téléchargées, beaucoup restent lettre morte », croit-il savoir, rappelant la condition sine qua non pour le développement du marché : sa rencontre avec des utilisateurs. Le cardiologue a moins de réserves pour les objets connectés : au-delà de contribuer à l’éducation thérapeutique, « s’ils sont utilisés pour se suivre soi-même, c’est très positif, ça augmente l’autonomie ».

Cependant, il est, selon lui, « nécessaire d’avoir un protocole de bon usage entre le patient et le médecin, pour éviter le caractère addictif ». Et ces objets ne doivent pas réduire « le rôle du médecin à une plateforme numérique ou à une simple interprétation de données », poursuit le responsable ordinal. Pour lui, il est donc indispensable de créer de la fiabilité avec un processus de labellisation. Ce que la HAS devrait  bientôt faire avec l’édition d’un guide qui, selon Jacques Lucas, devrait avoir pour effet d’inciter les médecins à prescrire de tels objets. Et d’assurer qu'à ces conditions « le numérique apportera plus de bienfaisance que de malfaisance ». Un optimisme que partage Olivier Ezratty : « La technologie va améliorer la prévention », soutient-il. Les objets connectés et autres solutions numériques posent toutefois un problème à ses yeux : « Cela pourrait avoir tendance à faire oublier aux patients qu’une partie des maladies est liée à leur environnement ».

Le robot, assistant ou remplaçant ?

Pourra-t-on bientôt compter  sur les logiciels et robots pour suppléer à terme les médecins dans quelques pans de leur activité ? Dépistage de cancer, pré-diagnostic... , « on va vers une automatisation d’un certain nombre de tâches », prévient Olivier Ezratty, qui admet : « On va pouvoir se passer des médecins pour une partie d’entre elles ». Mais il ajoute que le plus gros risque pour les médecins vient moins de l’intermédiation que de l’automatisation. « On n’en est pas encore à voir des patients devenir médecins », assure-t-il.  Dans le même sens, Guy Vallancien considère que « le métier de médecin va changer grâce aux nouvelles technologies, passant d’acteur technique à bio-consultant ». Pas question cependant de voir le généraliste disparaître. Pour l’urologue et récent auteur de « La médecine sans médecin », le médecin de famille devra « accepter de ne plus courir après les actes, il aura un rôle d’écoute, de compréhension de la personne ». Plus encore, à mesure qu’on ira vers la technologie, « le médecin devra apporter des explications ». Ce qui lui fait dire qu’« il faut foncer vers les technologies pour mieux revenir vers l’humanisme ».

Jacques Lucas
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 Le numérique apportera plus de bienfaisance que de malfaisanceimage
Dr Jacques Lucas, Vice-président de l'Ordre en charge des systèmes d'information en santé

Irremplaçables, les toubibs ? Diane de Bourguesdon le pense. Si elle estime qu’« une énorme part de la connaissance médicale peut être digitalisée », elle ajoute que « malgré tout, le digital ne peut pas tout le temps remplacer l’humain ». Et elle cite l’annonce d’un diagnostic grave ou encore la motivation à se soigner dans le cas d’une maladie grave. « Le numérique ne pourra jamais supplanter le médecin, assure, définitif, Laurent Mignon. Cela ne pourra pas être lourd à gérer  et cela doit permettre au médecin de se libérer du temps pour sa relation avec son patient. » Et d’assurer que les seules solutions numériques susceptibles de fonctionner sont celles qui auront été pensées par et pour les médecins et les patients. Quant à Jacques Lucas, ce nouvel écosystème lui fait penser que « nous sommes dans une époque comparable à celle de l’invention de l’imprimerie ».

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