On dirait des boîtes aux lettres miniatures. Ces petits casiers en bois, derrière le comptoir du bar Aux accordéonistes, à Halluin, près de Lille, sont des «caisses d’épargne» de bistrot. Une vieille tradition du Nord ouvrier. Autrefois, elles servaient à mettre de l’argent de côté pour se chauffer en période hivernale. Un peu comme les fourmis qui engrangent pour les jours difficiles. Aujourd’hui, les dernières boîtes qui subsistent servent à payer une partie des vacances. Des drôles de tirelires, réservées aux clients, pour faire des économies quand ils vont boire un coup. Dans ce bistrot, ils sont 90, baptisés les Milliardaires réunis, à cotiser. Toute l’année, à dates fixes, ils viennent glisser un billet, un chèque ou des pièces, dans la fente qui porte leur nom. Ils boivent un coup au passage. Il y a des règles. On donne 20 euros par mois, minimum. On cotise jusqu’en juin et on récupère sa mise juste avant les vacances. Le 23 juin, c’était la dernière levée, et l’argent de l’année a été réparti dans les jours qui ont suivi, à une date toujours secrète, après la fermeture. Chacun récupère ce qu’il a cotisé. Bien sûr, ça ne paie pas toutes les vacances. En général, juste le péage, l’essence ou le gîte, ou l’argent de poche sur place.
La plupart cotisent le minimum, histoire de participer. «Dix euros tous les quinze jours, on le sent pas passer», dit Franck Merchier, le patron, «milliardaire» lui aussi. Certains donnent cinq, sept fois plus. On reste discret. «Normal, explique Franck Merchier, on parle d’argent, pas de bonbons.» Les principes : on ne touche pas à l’argent, sauf en cas de coup dur dans l’année. On verse tous les quinze jours, y compris un euro pour l’association. Les sous ne traînent jamais dans les casiers pour ne pas tenter les braqueurs. Et pour la «levée», on doit être trois minimum. L’association place l’argent sur un compte épargne. Avec la cotisation et les intérêts, les «milliardaires» se paient quelques banquets. Et un voyage en bus d’un jour, sur un site touristique de la région et dans un bon resto. Le dernier a eu lieu dimanche 28 juin : une virée à la mer. Quarante-cinq euros le voyage pour les «milliardaires», 110 pour les autres. Au programme : resto à midi avec foie gras et bar grillé, tartines le soir, promenade en mer et balade au village de Saint-Joseph, dans le Boulonnais. Les deux tiers des «milliardaires» y étaient dimanche.

LA BISE ENTRE HOMMES

Dans le café, quand un client entre, il fait le tour pour serrer la main, même à ceux qu’il ne connaît pas. On se fait la bise entre hommes. Pas de télé, juste la radio - Nostalgie - et pas trop fort. Décor de mur en briques, accordéons sur les étagères, coupes rutilantes, listes de concours de belote et de tournois de billard au mur, avec les noms et les surnoms de chacun : Jacouille, Rouquin… Et pour expliquer l’intérêt de l’épargne de bistrot, tout le monde répète : «C’est familial», «c’est convivial», «c’est la camaraderie», «ça fédère». Et la «caisse», qu’on désigne du menton de l’autre côté du bar, «elle fait partie du patrimoine». On n’aime pas trop en dire plus.
A l’époque ou le textile marchait encore, dans les années 80, presque tous les cafés d’Halluin pratiquaient la «caisse d’épargne», une vieille idée pour empêcher les ouvriers de boire toute leur paie. Les Accordéonistes est le dernier bistrot de la ville à le faire. Dans le bassin textile, il en reste encore à Roubaix, Tourcoing et alentour, en Moselle, en Belgique. Franck croit savoir que ça a commencé «bien avant les congés payés. C’était le seul moyen d’économiser, on n’avait pas de compte en banque. Au départ, les caisses servaient à mettre de côté pour se payer du charbon pour l’hiver».Christian (1), 67 ans, pouffe : «Moi, le charbon, j’allais le voler sur les trains à l’arrêt au port fluvial. Je le donnais à ma mère. On volait pas des voitures, on volait de quoi se chauffer.»
Bistrot "Aux Accordéonistes" à Halluin.
Bistrot dans lequel des habitués du café  membres de "Les Milliardaires Réunis" épargnent en mettant de l&squot;argent dans des casiers nominatifs qui servent de "caisse d&squot;épargne. 
Xavier un habitué du bistrot et membre qui épargne.
Le 28 juillet 2014. Commande 2014 1092
Grâce à la caisse, Ambroise, formateur en sécurité, est parti en vacances à Lourdes il y a deux ans. «Dix ans que j’étais pas parti. Ça coûte cher.» Il n’est pas parti l’an dernier, et cette année non plus il ne partira pas. Il trouve les prix «gonflés». Il a un vrai salaire, 1 900 euros par mois, mais sa compagne touche seulement 650 euros, un contrat aidé à la mairie. «Du coup, on ne peut pas partir souvent.» Méziane, chef de ligne dans une viennoiserie industrielle en Belgique - la frontière est à 800 mètres du café - a payé son mariage avec la caisse d’épargne, en cotisant «plus que d’habitude». Il trouve difficile d’épargner seul. «J’ai déjà essayé à la maison de mettre deux euros par jour dans un verre, tu finis par piocher dans le verre quand t’as besoin de monnaie. Ici, on peut pas.» Ses parents à lui n’ont jamais pratiqué l’épargne de bistrot.«Une famille de neuf ! Ils n’avaient même pas de quoi donner de l’argent de poche.»

MOBILE HOME

Patrick, «technicien en pièces détachées pour chariots élévateurs»en Belgique, se souvient que ses parents, anciens ouvriers, cotisaient aussi à une caisse d’épargne de bistrot, à l’époque où on appelait la ville «Halluin la rouge», où elle était couverte d’usines textile. Patrick s’y est mis sur le tard, pour faire plaisir à Franck et pour arrêter les jeux de grattage. «Maintenant, au lieu de donner à la Française des jeux, je mets l’argent dans la caisse.» Lui ne part pas en vacances. L’argent sert à «faire plaisir» à ses enfants. Un autre paie ses impôts avec, à la rentrée. «Je ne calcule pas et en septembre, je sais que c’est la caisse qui paiera.» Avec l’argent économisé, «Naf», commercial «dans le traitement de l’eau», part à Mykonos. Franck en club, en Turquie, «tout compris, même le taxi pour l’aéroport». Jacouille s’offre un gîte avec des copains, chez un pote «qui fait un prix». Rudy, trésorier des Débrouillards, le club de belote, paie son mobile home dans la Somme : 900 euros par an. Mais il reconnaît que la «caisse» est un prétexte. «On fait ça parce qu’on est bien dans ce café. Pas pour l’argent, mais pour se retrouver entre copains. De toute façon, on ne sera jamais milliardaires.» Norbert, retraité des «produits chimiques», se bidonne : «A Halluin, ça court pas les rues.»
Le pantalon de chantier tout taché de traces d’enduit, Jérôme (1), ouvrier du bâtiment, fait la moue devant sa bière. Lui part une semaine, comme chaque année, dans le Périgord. «Piscine, apéro, tongs. Le calme.» Une semaine, pas plus. Il n’est pas «milliardaire» et travaille presque tous les week-ends au noir, pour compléter sa paie. A 40 ans, il pense avoir les genoux «d’un mec de 50 ans» et ne sent plus certaines parties de ses mains, mais refuse d’arrêter les «brocantes», l’autre nom du travail au noir ici. «Sinon, on fait comment ? Il faut bien faire entrer le bifteck.» Sa femme ne travaille pas. Il emmène le plus grand de ses trois enfants sur les chantiers pour qu’il «touche un billet».
Selon l’Observatoire des inégalités, qui cite une étude de juin 2014 du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc), 82 % des cadres supérieurs partent en vacances, contre 47 % des ouvriers. Cette année encore, Robert (1), pas «milliardaire» non plus, ne partira pas. La dernière fois, il avait 8 ans. «A Calais, chez mon grand père.» Depuis, plus jamais. «Faut des sous pour partir.» En ce moment, Robert fait les poireaux. «Y a des jours, je fais du béton, y’a des jours, c’est soudeur. Châtreur aussi.» Châtreur ? «Je châtrais les verrats [jeunes porcs, ndlr],mais il faut avoir moins de 40 ans pour faire ça. Un cochon, ça peut être méchant, surtout les cochons anglais.»
(1) Le prénom a été modifié.