L’apprentissage des touchers vaginaux et rectaux sur des patients endormis au bloc opératoire se fait-il en violation des règles éthiques ? Sur Internet ou au bout du fil, des dizaines d’étudiants en médecine racontent qu’on leur a déjà proposé de s’exercer à des touchers pelviens au cours d’opérations gynécologiques et urologiques. Souvent sans information préalable du malade.
Ils expliquent que ces examens sont effectués «en doub le», en plus de celui pratiqué par le médecin chef. «J’ai vu au moins une vingtaine de ces touchers pendant mes trois mois de stage. Je m’arrangeais pour obtenir le consentement du patient avant, mais beaucoup ne pensaient pas à le faire, car ils n’y étaient pas incités.Ces gestes étaient clairement inutiles pour le patient. La preuve : les chirurgiens qui me les demandaient ne prenaient pas la peine de connaître leur résultat. Il était évident que c’était uniquement pour m’exercer», témoigne une étudiante en sixième année de médecine dans un hôpital parisien. Après la publication, en février, d’un carnet de la faculté de médecine de Lyon mentionnant l’«apprentissage au bloc sur patient endormi» des touchers vaginaux, des médecins ont fermement démenti. «Je n’ai jamais entendu parler d’entraînement en bloc sur patiente endormie», a réagi Nicolas Nocart, le président de l’Association des gynécologues obstétriciens en formation (AGOF). «La formation à l’examen gynécologique se fait en consultation», a indiqué pour sa part le Pr François Golfier, chef du service de gynécologie de l’hôpital Lyon-Sud.

Les touchers sur patients endormis sont-ils un mythe ?
Trois documents obtenus par Libération tendent à prouver le contraire. Dans les «objectifs pédagogiques» du Petit Guide de l’externe en urologie du Centre hospitalier universitaire (CHU) Henri-Mondor à Créteil, actualisé en novembre 2014, il est stipulé que le toucher rectal se fera «en consultation et au bloc». Un autre cahier d’externe, posté sur le site Toulandro créé par le groupe d’étude et de recherche uro-andrologique du CHU Rangueil à Toulouse, précise que le toucher rectal, ou «TR», «peut également être réalisé au bloc opératoire». Cette page a été supprimée en février quelques jours après la parution d’articles de presse sur les touchers pelviens. Enfin, un autre document plus ancien, cette fois du département de gynécologie-obstétrique et médecine de la reproduction du CHRU de Grenoble, daté de 2004-2005, exige une présence au bloc opératoire de «deux externes» dont les principaux objectifs seront «l’apprentissage des instruments», le «TV» (pour toucher vaginal) et «la palpation des seins».
Comment la formation se passe-t-elle actuellement ?
Des témoignages confirment que l’apprentissage du consentement est toujours problématique au CHU Rangueil à Toulouse. «Cela n’a aucune espèce d’importance que l’externe se soit présenté ou pas au patient. Cela ne me choque pas qu’on puisse faire un TR ou un TV de plus, sans que le patient soit au courant. L’objectif, c’est que l’étudiant apprenne son métier», affirme un interne qui a récemment été en stage en urologie dans cet hôpital. «Lorsque vous venez au CHU, c’est implicite que les étudiants seront là», botte en touche une autre interne passée dans cet hôpital, qui reconnaît avoir encadré des externes qui ont procédé à ces touchers sans consentement. «Dans CHU, il y a un "U" pour universitaire», dit-elle, avant d’admettre qu’il faudrait peut-être «changer les pratiques».
Le Pr Pascal Rischmann, chef du service d’urologie du CHU Rangueil, précise, dans un mail à Libération, que les étudiants participent aux soins prodigués «avec l’accord du patient et sous contrôle permanent d’un senior». Un «livret d’accueil les informe de cette situation liée au statut des CHU», dit-il. S’agissant des touchers pelviens, geste «essentiel de l’enseignement des futurs médecins, [ils] ont lieu en consultation ou au lit du patient après accord de celui-ci» et, «dans certains cas, précise-t-il, au bloc opératoire en situation de réévaluation préthérapeutique immédiate», si un nouvel examen est nécessaire.
Les étudiants sont-ils formés à l’éthique ?
A Créteil, de nombreux étudiants soulignent la qualité globale de l’enseignement de l’éthique. Mais des commentaires postés sur les réseaux sociaux révèlent une certaine méconnaissance des règles, car ils déploient le même argument de «consentement implicite». A Grenoble, Sophie, qui a effectué son stage de gynécologie en 2005, se souvient clairement «ne pas avoir été incitée à recueillir le consentement des patientes» pour les touchers vaginaux. Depuis, les pratiques semblent avoir changé, avec l’arrivée de nouveaux chefs de service. «On se présente et on est là quand le chirurgien explique le geste. Je dis mon nom et je précise que je serai là pendant l’opération. Je n’ai jamais fait de toucher vaginal et de palpation des seins au bloc», explique Hélène, une externe qui a passé trois semaines dans ce service en février. A la tête du service de gynécologie à Grenoble, Pascale Hoffmann précise que les étudiants peuvent être amenés à faire un toucher vaginal au bloc opératoire, mais seulement si celui-ci est directement nécessaire à la personne. «Quand on fait une cœlioscopie par exemple, on doit mettre un hystéromètre. C’est généralement l’externe qui aide. Avant de poser l’instrument, il fait donc un toucher vaginal pour bien effectuer la pose. Il participe activement à la prise en charge de la patiente.» Pas d’acte «en plus».
Concrètement, au CHU de Grenoble, les étudiants ont d’abord une formation sur mannequin. Puis ils effectuent leurs premiers gestes en consultation avec l’accord de la patiente. En revanche, il n’y a pas de consentement spécifique demandé pour les actes des étudiants au bloc opératoire. «Le problème, c’est qu’on ne peut pas savoir à l’avance quel acte sera fait», pointe Pascale Hoffmann.
Pourquoi ne pas demander un consentement distinct pour d’éventuels touchers ?
Pour elle, il peut y avoir des effets pervers à différencier les parties du corps : «Il convient de transmettre un respect global du corps du patient à nos étudiants. Mais il faut connaître toutes les parties du corps. On a en effet plus de retard diagnostique pour un cancer du col de l’utérus que pour un cancer osseux parce que les médecins hésitent à examiner certaines parties du corps.»
Directeur de l’Espace de réflexion éthique de la région Ile-de-France, Emmanuel Hirsch considère que «pour tout ce qui touche à l’intimité, à la pudeur et donc au respect de l’autre, il faudrait sans doute solliciter un consentement explicite». «C’est acquérir une maturité de médecin que de savoir que certains gestes ne sont pas banals», souligne-t-il.
Que disent les textes juridiques sur le sujet ?
Le consentement des patients doit être «libre et éclairé» et «porte également sur la participation éventuelle du patient à la formation d’étudiants ou de professionnels de santé», indique le Code de la santé publique. Une obligation également rappelée dans la «charte de la personne hospitalisée», sans qu’il ne soit précisé si ce consentement doit être oral ou écrit. Selon Emmanuel Hirsch, il faut un accord écrit, après une information «claire, loyale et adaptée»pour toute participation des étudiants à un acte de soin. Mais les feuilles de consentement des hôpitaux ne précisent que rarement la participation d’étudiants au bloc opératoire, et encore moins les gestes qu’ils pourraient être amenés à effectuer. «Comment inciter les étudiants en médecine à respecter les droits de la personne malade si, pour des questions à ce point sensibles, on leur donne le sentiment que la fin justifierait les moyens ?» interroge Emmanuel Hirsch.
Mieux recueillir le consentement pourrait-il nuire à la formation ?
«J’ai passé trois jours en stage dans un service de gynécologie en me présentant en tant qu’externe. A cause de cela, et parce que j’étais un homme, je me faisais systématiquement virer des consultations. Le niveau de ma formation en gynéco a été minable. Le fait de laisser un libre choix intégral au patient n’est-il pas périlleux ?» s’interroge un médecin qui a effectué un stage il y a une dizaine d’années à Toulouse.
Ce qui n’est pas le cas partout. «J’ai eu l’occasion de faire moult touchers vaginaux en consultation. Le pratiquer sur des patientes endormies n’est pas indispensable pour former des médecins», souligne Pierre Catoire, représentant des étudiants de la faculté de médecine de Lille. Il n’existe aucune étude d’ampleur sur les touchers pelviens et le consentement en France. Outre-Atlantique, une étude canadienne de l’université de Calgary publiée en 2010 indique que 62 % de patientes «consentiraient à la tenue d’examens pelviens menés par des étudiants en médecine» durant une opération.
Par Aude Lorriaux