Ils étaient une vingtaine, un dimanche matin de janvier, à s’être rendus à une séance d’informations au sujet d’un projet théâtral au nom bizarre, Adolescence et territoire(s), aux Ateliers Berthier-Théâtre de l’Odéon (Paris XVIIe). Ils ne savaient pas clairement de quoi il s’agissait, n’étaient pas certains d’être conviés à une audition, avaient vu une petite annonce, avait été poussés par un prof, leur conseiller principal d’éducation ou un ami, avaient déjà une expérience scénique via des petits cours de théâtre, ou pas du tout. Ils avaient 13 ans pour la plus jeune, et 20 ans pour le plus âgé, habitaient Clichy-la-Garenne, Saint-Ouen, Saint-Denis ou le XVIIe arrondissement, et ne se connaissaient pas. Et les voici, ce 22 mai, sur la scène des Ateliers Berthier, pour présenter Gabriel(le), face à une salle pleine et conquise. La joie et le plaisir d’être ensemble sont palpables, aussi indéniablement que cette création collective entièrement improvisée, engagée par la metteure en scène Julie Deliquet, plonge dans le plus noir de l’adolescence.

UNE MATURITÉ SURPRENANTE

Depuis cinq mois, que s’est-il passé ? Une résurrection. Ce n’est pas nous qui le disons, c’est Katia, l’une des actrices, 18 ans, visage avenant, cheveux entièrement couverts d’un bonnet, qui résume l’expérience d’un capital : «Je revis.» Elle lance un peu plus tard :«Ça me redonne de l’entrain pour mon avenir.» Katia, chaleureuse et attentive, a été assidue, comme l’ensemble du groupe. Ils viennent de partout, ont des expériences et des conditions de vie excessivement différentes, le théâtre n’est pas une entreprise de sauvetage et n’a pas pour objectif de panser les plaies. Certains sont multirécidivistes dans l’exclusion scolaire, d’autres pas du tout. Il n’empêche, tous l’expriment de façon spontanée lorsqu’on leur demande ce que cette expérience théâtrale a changé : «On vit mieux.» Canelle, 15 ans, affine : «Etre constamment à l’affût des paroles et gestes des autres, pour improviser à mon tour et leur répondre, me rend hypersensible à tout ce qui se passe quand on est en groupe. J’arrive non pas à anticiper, c’est trop fort, mais à saisir d’où les risques vont venir.» Canelle, dont la maturité et l’assise sont surprenantes, est devenue experte pour saisir, dans un méli-mélo de propos intempestifs, l’imperceptible. Comment prend-on place ? Comment se sent-on légitime ? Comment se forge la figure classique du bouc émissaire ? C’est précisément le thème de ce spectacle en mouvement.

UN THÈME SACRIFICIEL

On assiste à la première représentation, la deuxième sera forcément différente, comme les suivantes, en juin, lors d’une minitournée, à Clichy-la-Garenne, Saint-Denis et Saint-Ouen, car aucun texte n’est jamais fixé. Julie Deliquet, qui a créé le collectif In Vitro en 2009, expérimente à chaque nouveau spectacle une écriture de plateau, c’est-à-dire une écriture qui ne préexiste pas à la scène. La particularité de sa démarche est qu’à aucun moment elle ne se fige :«Notre écriture est née de notre relation aux auteurs. Si on la fixe par écrit, quelque chose est gelé, et dans ce cas, je préfère travailler sur un grand texte du répertoire.» Du coup, la notion même de répétition perd de sa substance, puisqu’il ne s’agit surtout pas d’obtenir de l’identique. Julie Deliquet : «Le point zéro, c’est le jour de la première. Ensuite, l’écriture évolue constamment. Après chaque représentation, je fais deux heures de notes, où il ne s’agit pas de dire ce qui est bien ou pas, mais de remarquer ce qui s’est peut-être perdu, ou au contraire s’est épuisé au fil du temps. Il y a aussi des éclairs de génie d’un soir, qu’on ne cherche pas à réinventer le soir suivant. Quand on joue plusieurs semaines, les spectacles ont le temps de se renouveler complètement.»

Julie Deliquet aime induire le moins possible, mais le peu de temps dont elle disposait avec les adolescents - neuf jours en temps plein, soit chaque samedi après-midi et la moitié des vacances scolaires - ne lui permettait pas de laisser la trame émerger du groupe. Elle a donc choisi une figure de tragédie moderne que les adolescents connaissent bien : l’exclu. Un thème sacrificiel : Gabriel(le) meurt à la suite d’un jeu qui tourne mal. Le groupe qui a suscité l’accident est devant un cortège de problèmes immédiats. Que faire ? Se dénoncer ou maquiller l’affaire ? Continuer de vivre en liberté avec cette responsabilité sur la conscience ? Ou risquer la prison ? Le canevas n’est pas des plus légers. Mais selon Julie Deliquet, cette trame avait l’avantage d’évacuer d’emblée anecdotes, blagues et entre-soi, pour plonger les adolescents «dans quelque chose de plus grand qu’eux».
Sur scène et en répétitions, ce qui frappe, c’est la cohésion du groupe. Pas de leader, pas de personnalité dominante, mais un ensemble où chacun existe fortement avec les autres, sans qu’aucun ne cabotine ou ne fasse sa vedette. Julie Deliquet ne s’exprime pas en termes simples, il y est question par exemple de «coryphée» et de «passage de relais» et l’écoute des dix-neuf adolescents qui s’accrochent à ses paroles est impressionnante. Plus tard, l’une dira : «Bien sûr qu’on ne comprend pas tout mot à mot ! C’est comme une langue étrangère, on comprend l’ensemble.» Sans démagogie, Julie Deliquet remarque que les jeunes gens non professionnels ont des aptitudes que perdent les adultes : «Improviser à deux, tous les acteurs professionnels savent le faire. En revanche, à dix-neuf, c’est souvent catastrophique, alors que ces ados y sont parvenus sans même se poser la question, peut-être parce qu’ils ont l’habitude d’être en classe.» Cela suppose quelques règles. «Je ne les ai jamais pris à part et je ne sais quasiment rien de leur vie. Je ne sais même pas de quel quartier ils viennent.»

«INVINCIBLES SUR SCÈNE»

L’absence de texte écrit contrarie toute tentative de diction déclamante. Mais elle pourrait laisser cours à un n’importe quoi pénible. Comment Julie Deliquet a-t-elle fait pour que les propos ne soient pas noyés dans une approximation ? «Ils distinguent tout à fait l’oralité de la vie et celle de la scène. Et ceux qui ont le plus de mal à s’exprimer font encore plus attention à ce qu’ils disent. Ils ont aussi travaillé sur le silence. Je leur ai toujours dit que s’ils étaient ensemble, avaient confiance dans le groupe, s’ils s’écoutaient mutuellement, ils seraient invincibles sur scène. Autant les figures qu’ils incarnent peuvent s’opposer sur le plateau, autant, quand on improvise à plusieurs, la bienveillance n’a rien de théorique. C’est une soudure.»
A la seconde représentation, une comédienne donne une information beaucoup trop tôt. Sa partenaire ne se démonte pas, rattrape l’affaire, ce qui permet à sa jeune collègue de retomber sur ses pieds. Un art que les professionnels connaissent quand ils sont face à l’oubli d’un comédien - sauf qu’avec Gabriel(le), il n’y a pas de blanc possible. D’une représentation à l’autre, ce ne sont pas seulement les mots, mais les états. Katia : «Quand on explose de rire, on rit vraiment. Le deuxième soir, il y a une séquence où ce sont des larmes qui me sont venues, plutôt que les explications que j’avais données la veille.» Et malgré le tragique, le spectacle est devenu plus émouvant et drôle. Les spectateurs riaient. Vrais états, vrais prénoms : les jeunes acteurs n’ont pas l’impression d’inventer des personnages, mais de «partir du plus concret, nous, pour arriver au fictif». Le spectacle se clôt sur un souvenir, inventé ou réel, d’exclusion, que chaque acteur évoque tour à tour, devenant lui aussi une facette de Gabriel(le). En répétition, ils avaient la consigne d’inventer ou de puiser dans leur vie, sans préciser ce qui était du ressort du biographique ou du fictif. Julie Deliquet : «Il fallait simplement que je les croie. Et lorsqu’on a joué à ce type de jeux, où j’essaie de deviner le vrai du faux, ce qui est fascinant, c’est que je me trompe tout le temps !»

UN PROJET POLITIQUE

Le Théâtre de l’Odéon-Ateliers Berthier n’est pas le seul à travailler avec les riverains et à s’interroger sur la composition homogène de son public. C’est une problématique que la plupart des centres prennent à bras-le-corps. Cependant, à la fois l’aura de l’Odéon, et la situation géographique de sa seconde salle, boulevard Berthier, rend le projet Adolescence et territoire(s) spécifique et précieux. Il existe depuis trois ans, et c’est chaque année un metteur en scène différent qui le prend en charge. Il a été conçu spécifiquement pour cette deuxième salle du Théâtre de l’Odéon, située en plein chantier du Grand Paris, au carrefour de Clichy, de Saint-Ouen, de Saint-Denis et du XVIIe arrondissement - et aujourd’hui face aux tranchées d’un tramway à venir et du prochain parc Martin-Luther-King.
Le projet est né d’une réflexion : d’ici peu, tout va être lié, tout circulera, mais comment ? Quand on habite le 9-3, continuera-t-on à ne pas traverser le périphérique ? Comment faire pour que cette salle parisienne cesse d’apparaître comme un monde inaccessible, aux yeux de ceux qui habitent à deux pas ? Quelle baguette magique agiter pour dissoudre fractures et frontières, afin de former une entité souple, à l’image de l’adolescence, par essence plastique ? S’étant déplacée avec Canelle jusqu’à Libération, Katia se souvient :«Au début, quand j’ai su qu’il y aurait des Parisiens qui participeraient au projet, je me suis dit : "On est foutus." Ils vont nous dire : "T’es du 9-3, retournes-y !" Et en fait, pas du tout… On a même oublié qui était qui.» Adolescence et territoire(s) est d’abord un projet politique. Si le désir d’ouvrir les théâtres à tous est vieux comme Jean Vilar, il prend une autre forme aujourd’hui, où les prés carrés se sont multipliés et où l’offre scolaire est fortement différente en fonction du lieu d’habitation.
Par Anne Diatkine Photo Christophe Raynaud de Lage
Gabriel(le) création du collectif In Vitro, dans le cadre de la 3e édition d’Adolescence et territoire(s). Entrée libre sur réservation. Le 6 juin à 20 h 30 au Théâtre Rutebeuf, Clichy-la-Garenne (93). Rens. : 01 47 15 98 50.
Le 13 juin à 20 h au TGP, Saint-Denis (93). Rens. : 01 48 13 70 00.
Le 18 juin à 20 h à l’Espace 1789, Saint-Ouen (93). Rens. : 01 40 11 70 72.