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samedi 13 juin 2015

Les invisibles montent sur scène

LE MONDE CULTURE ET IDEES |  | Par 



Classe préparatoire d'art dramatique, à Saint-Etienne : la comédienne Christel Zubillaga avec ses élèves Lucie Bonnefois et Bénédicte Mbemba.


Les murs des théâtres et des plateaux de cinéma sont en train de se fissurer. Ou bien est-ce le vieux plancher qui grince, ou la porte trop lourde que l’on ne sait plus comment ouvrir ni fermer ? C’est un peu tout à la fois, et les travaux ne font que commencer. Des artistes, des enseignants, des professionnels de la culture remontent les manches, dans les écoles de théâtre, de cinéma. Ne pas rester dans l’entre-moi, faire quelque chose. Et il s’en passe, des choses, à Saint-Etienne, à Paris, à Cannes, et plus largement en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Il s’agit, ni plus ni moins, de faire émerger sur les planches ou à l’écran les fameux visages dits de la diversité sociale et culturelle, selon l’expression consacrée. La question n’est pas nouvelle. Mais certaines méthodes, très volontaristes, prennent actuellement la profession à rebrousse-poil.


Un dispositif unique en France


Commençons par la plus spectaculaire, qui est aussi la plus discutée. Le metteur en scène Arnaud Meunier, 42 ans, a sorti le marteau-piqueur, et il n’est pas mécontent de faire du bruit dans le ronronnement ambiant. Lassé d’attendre que le slogan « Liberté, égalité, fraternité  » produise ses effets, le directeur du Centre dramatique national (CDN) de Saint-Etienne, La Comédie, a créé un dispositif unique en France : une classe préparatoire intégrée a vu le jour, en 2014-2015, distincte de l’École supérieure d’art dramatique de Saint-Etienne qu’il dirige par ailleurs. Cette prépa, ouverte à cinq jeunes comédiens seulement – car le dispositif coûte cher –, est une sorte de sas qui vise à remettre à niveau des élèves ­ « défavorisés  », en vue de les préparer aux concours si sélectifs des écoles supérieures d’art dramatique (Conservatoire de Paris, écoles de Strasbourg, Lille, Cannes, Rennes, Lyon, Saint-Etienne, Montpellier, etc.).


L’expérience est prometteuse. « On s’est principalement fondés sur deux critères de sélection : un, les candidats ont un désir fort de théâtre ; deux, ils sont issus de familles très, très modestes. L’enjeu est social, au-delà de la couleur de peau », résume Arnaud Meunier. Les cinq élèves de cette « mini-prépa  » ont entre 20 et 23 ans et sont tous originaires de Rhône-Alpes, sauf un. Et ces jeunes personnes ne sont pas venues pour rien, si l’on peut dire. Si l’une d’elles, une jeune fille, finit de passer les concours (certains établissements du réseau national n’ont pas encore achevé leur processus de sélection), les quatre autres ont été admis à l’une des grandes écoles supérieures d’art dramatique. Bénédicte Mbemba vient d’intégrer le saint des saints, à savoir le Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD) de ­Paris  : elle sera l’une des 30 élèves de la promotion, sur un total de près de 1 300 candidats. Romain Fauroux a été admis à l’école de Saint-Etienne. De leur côté, Frederico ­Semedo et Mouradi M’Chinda ont intégré l’Ecole régionale des acteurs de Cannes, l’ERAC – autre établissement national supérieur.


La preuve par le terrain


« Ces deux jeunes sont entrés parce qu’ils avaient le même niveau que les autres. ­Arnaud Meunier a fait le job », salue Didier Abadie, le directeur de l’ERAC. Pourtant, d’autres professionnels voient d’un mauvais œil ce sas aux allures de cocon – les élèves sont fortement soutenus sur les plans financier et pédagogique. Selon eux, il y a une rupture d’égalité entre les candidats devant le concours. Le débat est vif.

Arnaud Meunier, nommé en 2011 à la tête du CDN, a voulu faire la preuve par le terrain. Selon lui, la démocratie culturelle demande des moyens adaptés, sur mesure, grâce auxquels des jeunes en difficulté peuvent réussir. Ce n’est pas faire œuvre sociale, dit-il. La société a besoin de ces nouveaux visages, de ces récits, tout autant que ces jeunes déclassés, blancs, noirs, asiatiques ou arabes, ont besoin d’un coup de pouce réparateur. « On se demandait si on était prêts, s’il ne fallait pas attendre d’avoir plus de moyens. Mais ­Fabien Spillmann, le directeur des études de l’école de Saint-Etienne, nous a dit  : c’est maintenant qu’il faut y aller. Et il a eu mille fois raison  », raconte-t-il. La scolarité de ces cinq élèves a été financée grâce au soutien de la région Rhône-Alpes et de la Fondation ­Culture & Diversité  : celle-ci, qui est déjà à l’origine de partenariats dans d’autres champs artistiques (histoire de l’art, architecture, métiers techniques du spectacle), sensibilise les enseignants pour les inciter à diffuser l’information et repérer les talents.

Le premier objectif, en effet, consiste à faire connaître les dispositifs à des jeunes qui les ignoraient. Ou qui n’imaginaient pas une seconde devenir comédien professionnel  : c’est ce que les experts de la culture appellent l’« autocensure  », d’ordre symbolique. Mais ­celle-ci n’est-elle pas également nourrie par le caractère excluant de certains grands établissements ? Sans parler de la question financière, pratico-pratique  : comment se payer le train et l’hôtel quand on veut tenter différents concours d’école de théâtre, aux quatre coins du pays, afin de maximiser ses chances ? La « classe prépa  » tente de combler ces failles. Mais le message ne passe pas partout. Et les cinq jeunes, quand est venue l’heure des concours, n’ont pas toujours été bien accueillis.


Réserves de fond


A l’Ecole du Nord, à Lille, en particulier, ils ont eu le sentiment d’être davantage interrogés sur leur parcours que jugés sur leur prestation scénique. Le directeur de l’École du Nord, le metteur en scène Christophe Rauck, s’en défend, de même que la comédienne Cécile Garcia-Fogel, qui coprésidait le jury et sera la marraine de la promotion 2015-2018. Surtout, elle émet des réserves de fond sur le dispositif. A-t-on besoin d’une classe prépa­ratoire financée par le privé – une fondation – pour mener la démocratisation culturelle, s’interroge-t-elle ? « Je ne comprends pas pourquoi on crée des classes prépa. On devrait plutôt renforcer les conservatoires de proximité déjà présents sur le territoire. C’est à eux de mener ce travail de repérage et de formation  », dit-elle. Tout le monde est d’accord là-dessus. Mais le problème est que ces conservatoires, municipaux, d’arrondissement ou régionaux, manquent souvent de moyens. La question du soutien des collectivités locales, et surtout de l’Etat, garant de la continuité du service public en cas d’alternance politique, est posée : au cabinet de Fleur Pellerin, on assure que la ministre de la culture et de la communication a pris la mesure de l’enjeu et devrait obtenir de nouveaux moyens pour financer des pratiques collectives, parmi lesquelles le travail théâtral. A voir.

Cécile Garcia-Fogel note un autre écueil : « Avec la crise économique, et ce recul du politique, il y a moins de créations, moins de spectacles. Je connais des étudiants qui sortent de grandes écoles et ne trouvent pas de travail. Je pense à cette comédienne coréenne qui est au RSA. Ces jeunes qui ont eu un parcours difficile vont-ils s’insérer ? Faisons attention à ne pas forcer des vocations. » Le souci de la diversité, rappelle-t-elle, n’est pas né d’hier. Elle cite en exemple la « classe ­libre  » du cours Florent, à Paris : un cursus parallèle au cours Florent privé, sans droits d’inscription, qui prépare depuis trente-cinq ans aux concours des écoles supérieures d’art dramatique.

« On a cinq jeunes de cette classe libre qui entrent à l’École du Nord cette année », pointe Cécile Garcia-Fogel. Le professeur et pilote de cette classe libre, Jean-Pierre Garnier, reconnaît tout de même qu’aucun critère de revenus n’est demandé aux étudiants. On peut donc parfaitement trouver dans cette classe des jeunes gens qui n’ont pas de problèmes d’argent et auraient pu se payer des études ailleurs. « Il n’empêche, la diversité est arrivée dans cette classe libre bien avant que le sujet devienne un enjeu national  », ajoute Jean-Pierre Garnier. Il n’est pas tendre avec la classe prépa de Saint-Etienne, qu’il qualifie de « ghetto  »« J’espère que les jeunes de cette classe prépa ont été admis pour de bonnes raisons. Mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas  », assume-t-il.


« Apporter de nouvelles histoires »


Le directeur du CDN de Saint-Etienne, pourtant, se défend de mener une politique de « discrimination positive  » : « En un an, avec cette classe prépa, on essaie de rattraper vingt ans d’inégalités. Ensuite, les élèves passent les mêmes concours que les autres, et non pas une épreuve parallèle. » Arnaud Meunier ajoute : « Soit on considère que tout est figé. Soit on fait le pari qu’une nouvelle génération va changer les plateaux, apporter de nouvelles histoires. Au cinéma, Abdellatif Kechiche ne raconte pas la même chose qu’Arnaud Desplechin. C’est très bien, et j’aime tout autant ces deux cinéastes  », plaide-t-il.

Ne fallait-il pas donner un petit coup de perceuse dans le système républicain, en espérant créer un déclic ? Preuve, en tout cas, que chacun s’interroge et cherche une voie, d’autres chantiers s’ouvrent. Ainsi, une autre initiative a porté ses fruits : le projet « Premier acte  », lancé par le Théâtre national de la Colline, dans le 20e arrondissement de Paris, soutenu – eh oui – par la Fondation Rothschild et la Fondation SNCF. Des jeunes repérés, entre autres, par le conservatoire de ­Bobigny, ont participé à des ateliers d’acteurs dirigés par Stanislas Nordey. Le metteur en scène, qui vient d’être nommé à la tête du Théâtre national de Strasbourg (TNS), dont il dirigera également l’École, n’a rien contre la discrimination positive. Dans l’appel à candidatures de « Premier acte », il était même indiqué que les stages sont ouverts aux jeunes « ayant fait l’expérience de la discrimination  ». « On a reçu des candidats qui se disaient discriminés parce qu’ils sont juifs, d’autres du fait de leur physique  », raconte-t-il. Les vingt jeunes gens sélectionnés sont pour la plupart issus de l’immigration. Deux d’entre eux ont intégré le Conservatoire de Paris : Souleymane Sylla, 23 ans, et Josué Mbemba Ndofusu, 20 ans.

« Le milieu de la culture n’est pas plus avancé qu’ailleurs sur ces questions d’égalité, d’homophobie, de sexisme ou de représentation culturelle, souligne Stanislas Nordey. Au cinéma, un médecin de 50 ans sera presque toujours joué par un Blanc. Et, au théâtre, une femme un peu forte fera plutôt la servante que la jeune première. » Il faut donc expérimenter, car « les évolutions législatives ont souvent été précédées par des mouvements activistes  ». Et puis le temps presse. « Lors de ces stages, à La Colline, on a entendu des jeunes évoquer le modèle anglo-saxon, ajoute le metteur en scène. Leur conclusion, c’est que si ça ne marche pas en France, ils iront à Londres. Au Royaume-Uni, cela ne pose aucun problème que l’une des trois filles du roi Lear soit incarnée par une femme noire. » L’initiative de La Colline fait des émules. La région Provence-Alpes-Côte d’Azur vient tout juste de décider de mettre en place un dispositif similaire, lequel sera « mis en musique  » par le directeur de l’ERAC de Cannes – celui-là même qui a retenu les deux jeunes de Saint-Etienne.


« Une avancée démocratique puissante »


En fin de compte, si l’on prend comme témoin la promo 2015-2016 du Conservatoire de Paris, de nouveaux visages apparaissent, indéniablement. Il ne s’agit pas que de la couleur de peau, insiste la directrice du Conservatoire, Claire Lasne. Et d’évoquer ce jeune titulaire d’un CAP de serrurerie… qui a réussi à ouvrir les portes de la grande institution. Cette année, seuls quatre étudiants sur trente qui y ont été admis proviennent du cours Florent payant ; vingt viennent de la classe libre ou de divers conservatoires (trois de celui de Bobigny). « On note l’impact des forces conjuguées de la classe libre, de la classe prépa de Saint-Etienne et des stages de La Colline, et du travail remarquable du conservatoire de Bobigny  », détaille-t-elle. Elle interpelle désormais l’Etat pour que soient ouvertes, « dans les trois ans à ­venir, trois nouvelles classes préparatoires publiques en banlieue parisienne, à Bobigny, à Arcueil et à Melun-Sénart ». « Ce serait une avancée démocratique puissante  », insiste-t-elle.

Et dans le cinéma ? C’est au lendemain des émeutes de novembre 2005 que le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) a créé une aide sélective – Images de la diversité – en vue de soutenir des films qui proposent d’autres représentations. De Bande de filles, de ­Céline Sciamma, à Timbuktu, d’Abderrahmane Sissako, tous les types d’œuvres sont soutenus – courts ou longs-métrages, animation. « L’aide ne doit être ni cliché ni ghetto  », explique-t-on au CNC. La Femis, prestigieuse école de cinéma à Paris, avait pris conscience des enjeux en créant, dès 2008, un programme dit d’« égalité des chances », avec le soutien de la décidément incontournable Fondation Culture & Diversité.

L’objectif : aider des élèves à combler leurs lacunes culturelles ou sociales, afin qu’ils puissent déposer leur candidature dans « une logique de marchepied  », résume le directeur de la Femis, Marc Nicolas. « Le message est délivré dans les lycées ZEP pour que les jeunes se disent : pourquoi pas moi ? ». Mais pas de quotas, prévient-il ! Et pas question non plus de renoncer au critère du bac + 2, niveau d’études requis pour se présenter. « Chaque année, un ou deux élèves issus de ce programme d’égalité des chances intègrent la Femis, sur la cinquantaine de jeunes admis. Cette école n’est pas aussi excluante que certains le disent  : 25 % à 30 % des étudiants sont boursiers  », souligne encore Marc Nicolas.

Pour certains, il faut aller plus loin. Une nouvelle école de cinéma va voir le jour, à Lyon, en septembre. Son nom ? La CinéFabrique, 100 % publique, pour l’heure, en attendant le complément d’argent privé. Son directeur, Claude Mouriéras, réalisateur, a longtemps enseigné à la Femis. « Il faut interroger l’institution dans ce qu’elle a de bloquant. On parle beaucoup de l’intégration des jeunes depuis Charlie, alors allons-y ! », répète-t-il. La CinéFabrique sera ouverte aux jeunes, qu’ils aient le bac ou non. Un partenariat avec l’université Lyon-II permettra aux étudiants d’établir des équivalences pour accéder à l’enseignement supérieur.

Le chantier est parti pour durer. Se posera ensuite la question des rôles dévolus à ces jeunes, au cinéma ou au théâtre. Souleymane Sylla, jeune comédien d’origine sénégalaise qui vient d’être admis au Conservatoire de Paris, se souviendra toujours de la réponse de Stanislas Nordey lorsqu’il lui a demandé si certains rôles nécessitaient d’avoir un physique particulier. « Nous portons le monde en nous », lui a dit le metteur en scène. Osez, osez Marianne…


Sur le web 


1 000 visages, association de Viry-Châtillon (Essonne) qui œuvre à rendre plus visible la « diversité » dans les arts cinématographiques et audiovisuels. 

Tribudom, collectif de professionnels du cinéma réalisant des courts-métrages de fiction avec les habitants des quartiers du nord-est de Paris et de sa proche banlieue.

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