La négociation est en panne. Notant les blocages qui perduraient, Martin Hirsch, directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), a proposé dimanche une «autre approche» aux syndicats pour «renouer» le dialogue sur la question des 35 heures et de la réorganisation du temps de travail. Un geste qui intervient après trois jours de grève en moins d’un mois et la menace d’un quatrième. Pour les syndicats CGT et SUD, cela montre que la mobilisation a été «entendue». Ce mardi, l’intersyndicale, très remontée, entre autres, contre l’idée d’une baisse du nombre de jours de RTT, a décidé de maintenir la journée de mobilisation de ce jeudi. Elle demande à Martin Hirsch de retirer la totalité de son projet.
Libération a passé trente-cinq heures d’affilée au cœur de l’AP-HP, dans le pôle de médecine de l’hôpital universitaire du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne). Trente-cinq heures pour suivre au plus près les équipes soignantes, le temps qui passe, l’activité qui augmente, et ressentir la pression du manque de moyens.

MARDI, 12 HEURES LE BUREAU DU CHEF

Au deuxième étage du bâtiment Françoise Barré-Sinoussi, c’est une réunion régulière entre le chef de pôle, le professeur Philippe Chanson, et sa cadre de pôle, Latifa. Un duo peu banal, entre un mandarin de haut vol et une jeune manager pleine d’allant et de tempérament. Un duo qui se veut à l’image de l’hôpital de demain, alliance entre médecins et cadres de santé. «J’ai pris le parti de susciter des projets plutôt que de les subir», explique Philippe Chanson. L’homme est élégant, chaleureux, diplomate aussi. Mais surtout, il a hissé son service d’endocrinologie dans le petit monde des lieux de soins les plus pointus de France, se spécialisant dans certaines maladies rares. Et depuis deux ans, il a pris la tête de ce que l’on appelle un pôle, un regroupement de services, «pour pouvoir mieux mutualiser les moyens».
Dans un même bâtiment sont ainsi regroupés des services impliqués en virologie, immunologie, maladies infectieuses et métabolisme, mais aussi un service de médecine interne. «Il y a plus de 400 personnels soignants», lâche Latifa, la cadre supérieure de tout le pôle, ancienne infirmière. Philippe Chanson n’est pas malheureux. Son pôle, et son service en particulier, est privilégié. Pourtant, il le reconnaît : «Il y a de l’absentéisme, mais il est difficile à évaluer.» Latifa poursuit : «Ce matin, dans une salle, il devait y avoir trois aides soignantes, l’une n’est pas là, il faut que l’on jongle avec l’équipe de suppléance.» Les raisons ? «Il y a l’environnement social. Le personnel soignant, ce sont des femmes qui vivent parfois seules, avec des enfants. Leur absence n’est pas seulement liée aux conditions de travail, mais aussi à leurs conditions de vie, c’est un mélange des deux», explique Latifa.

14 H 30 EN ENDOCRINOLOGIE

Le poste de soins des infirmières est un lieu central. Il y a un va-et-vient incessant. Sylvie et Pauline sont arrivées à 13 h 40 et se sont changées aussitôt. Elles sont en poste jusqu’à 21 h 40. La première est dans le service depuis près de vingt ans, la seconde depuis trois ans. «Vous venez pour les 35 heures ? Ici, dans ce service ? ironise l’une d’elles. Vous avez fait un drôle de choix, c’est la direction qui vous envoie ? Vous êtes dans un des services les mieux dotés de l’hôpital. En orthopédie, vous verriez un autre monde et les vraies difficultés.»
Certes… Ici, ça tourne. En endocrino, il y a 12 lits d’hospitalisation de jour d’un côté, 20 lits classiques de l’autre. «On n’est pas en sous-effectif, et ici vous ne trouverez pas de gréviste, ni de syndiqué. Cela ne veut pas dire que l’on ne travaille pas beaucoup», explique Pauline, qui dit adorer son métier. Sylvie : «Il n’y a plus qu’un seul refrain : il faut que cela tourne, on ne connaît plus nos patients. Et quand j’arrive, je n’arrête pas jusqu’au soir.» Au compteur de Sylvie, 19 RTT à prendre. «Mais ça n’est pas le problème, le problème, c’est l’activité.»
Et c’est vrai, cela n’arrête pas. «On est toujours à 100%, reconnaît le chef de service. D’année en année, notre activité augmente fortement. Nous avons une forte attractivité.» C’est tout le paradoxe de la situation hospitalière aujourd’hui. D’un côté, l’installation de la tarification par activité a poussé les services à multiplier leurs activités. De l’autre, l’arrivée, en 2002, des 35 heures ne s’est pas traduite par une augmentation conséquente de personnel. Pauline : «Ici, ça va. Parce qu’il n’y a pas de postes vacants.»

15 HEURES RÉUNION DES CADRES

Toutes les semaines, Latifa réunit la dizaine de cadres de santé du pôle. Réunion importante, car ce sont eux (ou plutôt elles) qui font fonctionner l’énorme machine. A l’hôpital, les cadres de santé, ex-surveillantes, sont un rouage essentiel. Et elles le savent. Latifa est à l’aise comme tout. «Je suis une manager», insiste-t-elle. Elle en a le vocabulaire : «Innovation», «écoute», «participation». Là, elle fait le point sur les différents services du pôle, et la question des 35 heures. Sur les six services, peu de grévistes annoncés, sauf dans celui qui s’occupe des prisonniers de Fresnes : 29 grévistes sur 32. Une cadre : «Le sujet de la réforme du temps de travail inquiète les infirmières, elles voient diminuer leur temps de travail, mais avec un accroissement de l’activité.» Une autre cadre : «L’inquiétude, c’est le temps de transmission, il va être diminué.» Une autre, encore : «Pourquoi est-ce toujours au personnel non médical que l’on demande des efforts, et rien au personnel médical ?»

19 HEURES BUREAU DES INTERNES

Elles sont trois, que des filles, toutes internes. La journée est finie, mais elles restent. «Ici, on le sait, c’est un service qui est très demandé, on travaille beaucoup. On ne part jamais avant 19 h 30, 20 heures», lâche Juliette qui termine de remplir sur son ordinateur des dossiers de patients. «Il y a des dosages hormonaux où l’on a les résultats à trois mois. Il faut rappeler les patients, les surveiller.» Et les 35 heures, alors ? Elles sourient, un rien goguenardes : «Ce n’est pas envisageable, lâche l’une. Pour six mois, on supporte, on n’a pas le choix, on sait que c’est aussi pour notre formation.» Pas de révolte dans le groupe, c’est la règle du jeu. On insiste, on leur dit que les médecins aussi se mettent à compter leurs heures, y compris à l’hôpital. «Oui, mais pas là. Quand on sera installé peut-être. Si on part à 18 heures, qui s’occupera des malades ?» Une autre : «Je ne suis pas révoltée, on sait très bien que l’on n’a pas le choix. Ici, on travaille, c’est un service qui est connu pour cela, mais on ne perd pas son temps.»

21H40 RETOUR AU POSTE DE SOINS

L’infirmière de nuit, Naomie, plus de vingt ans de maison, fait équipe avec Sophia, aide-soignante depuis onze ans. Toutes les deux s’entendent bien, et elles ont choisi pour des raisons personnelles le travail de nuit. Naomie est très pro. Elle détaille sa nuit : «Après les transmissions je relis tous les dossiers, et je commence ma tournée des chambres vers 22 heures. On fait le tour. L’aide soignante prend les contrôles, je fais les soins.» Après ? «Je dois aussi préparer tous les médicaments du service pour le lendemain. Vers 1 heure et demie, on prend trente minutes pour dîner.»
Puis ça repart. Un grand nombre de patients ont des soins toutes les quatre heures. «A 3 heures, je fais le grand tour, on vérifie tous les diabétiques sous insuline.» Les filles du jour arrivent à 6 h 50. Quand on l’interroge sur la réforme des 35 heures censée éviter des licenciements, elle ironise : «Comment voulez-vous qu’on les croie ? On nous avait dit qu’avec les 35 heures, il y aurait des embauches. Alors…»

MERCREDI, 2 HEURES AU CALME

C’est le moment que préfère Naomie. «Le service est calme, on est là dans le silence.» A l’entendre, ce serait presque des moments de paix.

6 HEURES DERNIÈRE RONDE

L’équipe de nuit d’endocrino termine son service. Naomie enfile une polaire saumon pour sa dernière ronde. La nuit a été longue. Tout juste si Sophia, l’aide-soignante, a pu s’allonger quelques minutes sur un transat. Les dossiers médicaux sont en bonne place sur la table centrale du poste de soins, «prêts pour que l’équipe de jour n’ait pas à s’en occuper».
Naomie part pour une dernière prise de sang sur une patiente atteinte de la maladie de Cushing, «une pathologie prévalente du service qui fait secréter de la cortisone et provoque une baisse des défenses immunitaires», explique Marine, l’infirmière stagiaire qui l’accompagne. «Ça me fait une tête de crocodile», complète la patiente, dans un éclat de rire partagé.

6 H 30 ARRIVÉE DE L’ÉQUIPE DU MATIN

Géraldine, qui s’est levée à 5 heures, vient avec vingt minutes d’avance «pour attaquer direct». Elle dégaine illico sa trousse à crayons. Stylo rose, surligneur fluo, elle trace un tableau dans un grand cahier, son organisation à elle, et remplit des documents«pour gagner du temps». Déboule Wendie, sa binôme infirmière pour la matinée. L’une aura les chambres rouges, l’autre les bleues. Dix chacune. Naomie passe en revue les malades, les taux de glycémie, les examens, leur état général.
A côté, Sophia passe aussi le relais à son remplaçant aide-soignant :«Madame X est revenue, elle est bien, elle a un peu grossi. Il faut servir le petit déjeuner de monsieur X plus tôt car il a un scanner»,lui dit-elle. A peine la transmission terminée, Géraldine est déjà en train de rassembler tubes, cathlons, pansements pour préparer la suite. «Il faut s’avancer en permanence», lâche-t-elle.

7 H 20 UN PEU DE RAB

Naomie, qui a fait tomber la blouse blanche, griffonne sa signature dans un cahier. Ses vingt minutes de dépassement seront-elles payées ? «Non. Elles ne sont pas comptées, mais on écrit quand même notre heure de départ effective, pour se protéger», explique Wendie. La jeune femme, fraîchement arrivée dans le service, ne fait pas partie des grévistes, même si elle trouve que la réforme est«inadmissible». «Que la direction vienne passer une journée avec nous, ils verront si on n’a pas besoin de RTT !»

8 H 45 RÉUNION DE PÔLE

Comme toutes les semaines, la direction du pôle se retrouve autour d’un café-croissants pour parler organisation et actualités. Au menu, ce matin : l’hôpital de jour, avec la baisse des transfusions, la chute de l’activité liée au VIH, un problème de programmation et de coordination. L’état des lieux présenté par la responsable du service inquiète l’équipe. «Répondre aux besoins de la patientèle», «optimiser l’activité», «améliorer sa visibilité», «ses recettes», «son taux de rotation», le jargon médical fricote avec celui du business. Autre problème pointé : «Les délais sont catastrophiques, il faut attendre neuf jours pour certains scanners et le reste est aussi dans le rouge à cause des travaux.»

10 H 30 PAUSE THÉ EN RHUMATO

Un étage plus haut se trouve le service rhumatologie. A première vue, pas de changement. Mais ici, 70% du personnel est gréviste, explique la cadre du service : «Les filles craignent pour leurs RTT, mais elles ont aussi peur de perdre leur poste fixe. Beaucoup d’anciennes sont du matin et veulent le rester. Et puis, l’an passé, l’équipe a perdu un poste d’infirmière, du coup, elles ont le sentiment d’avoir déjà fait des efforts.»
Dans la salle de repos, coincée entre quatre chaises et un micro-ondes, Marie-Hélène, ex-CGT, s’emporte contre «les horaires à la carte que veut imposer la direction. Je veux pas faire pleurer dans les chaumières, mais vu nos salaires… Et la conciliation famille et travail dans tout ça !» Agrippée à son mug, Yasmina, syndiquée FO, abonde : «Tous les acquis partent en fumée, et ce sont les malades qui casquent. Mais les politiques s’en foutent, quand ils ont un problème, ils vont à l’hôpital américain, eux.»

12 H 30 EN BAS, EN IMMUNO

Retour à l’étage du dessous, mais cette fois-ci, à gauche, du côté du service d’immunologie, autre service du pôle sous tension. «On ne peut pas tout gérer, ce n’est pas possible», s’énerve Emilie, infirmière, au milieu du poste de soins. Le problème du jour : les stocks de poches à perfusion n’ont pas été renouvelés depuis que la cadre du service est partie, sans être remplacée. Sur un mur, un mot laissé par un patient : «Je ne peux partir sans remercier les infirmières et le personnel hospitalier. Vous exercez la noble fonction de soigner son prochain dans des conditions difficiles.»Emilie profite d’une accalmie pour griller deux clopes. «Certains réussissent à manger en dix minutes, moi, je préfère fumer.»

13 H 15 LE BUREAU D’UN CADRE

«La règle de l’hôpital, c’est l’efficience comme dans n’importe quelle entreprise. Sans oublier la rentabilité et la traçabilité», résume un cadre, confiné dans son bureau, en train de préparer des bordereaux à faire signer au personnel en échange des chaussures qu’il vient de recevoir. «On trace tout, c’est une sorte de couverture.»

15 H 30 SECRÉTARIAT D’IMMUNO

C’est le bureau des doléances du service, on vient râler pour tout un tas de raisons. Là, c’est pour un brancard qui n’est pas arrivé. Avec ses «deux têtes et ses mille bras», selon les mots d’une collègue, la secrétaire médicale fouille dans son logiciel et son agenda papier, répond au téléphone. Même si la réforme des 35 heures ne la touche pas directement, elle se sent concernée :«Tout est lié, à partir du moment où l’on travaille tous ensemble pour les patients.»

16 H 50 FIN DE SERVICE POUR L’HÔPITAL DE JOUR

On descend encore quelques marches pour se retrouver au rez-de-chaussée. Natalia, une infirmière, a deux sacs poubelles dans les mains : «Vous voyez, je fais le ménage, je sors les poubelles, je refais les lits, je réponds au téléphone. Ce n’est pas mon métier, cela ne devrait pas être à moi de faire ça. Mais il n’y a pas le choix depuis qu’ils ont supprimé des postes.» Elle explique que les effectifs ont été réduits, «parce que, paraît-il, on ne fait pas assez de chiffre». Elle souffle. «Pff… Chiffre, activité, chiffre, activité : ils n’ont que ces mots-là à la bouche. Et le plus frustrant, c’est que cette baisse d’activité, nous, ici, on ne la voit pas. On n’arrête pas, on court toute la journée. C’est épuisant. On essaie de garder la qualité des soins, mais c’est difficile.» Elle se pose des questions : changer de service ? «Il y a le risque que ce soit pareil, ou même pire.» Parfois, elle se demande si elle ne devrait pas changer complètement de métier. «J’aime soigner. C’est pour cela que je suis ici. Mais combien de temps je vais encore tenir dans ces conditions, ça, c’est une autre histoire ?»

18 HEURES RETOUR EN IMMUNO

On remonte au deuxième étage, dans la ruche du service immuno, où des abeilles en blouse blanche, courent partout. «Vous tombez mal, c’est le tour de 18 heures.» C’est-à-dire la distribution des médicaments pour chacun des patients. Onze infirmiers et deux aides-soignants, dont Pascal, 52 ans. «Mon petit Pascalou, tu cours à la pharmacie avec cette ordonnance ?» Bonne ambiance entre collègues. «Pascalou» file. La pharmacie est à l’autre bout, et il va poireauter une bonne demi-heure, faute de moyens.

19H30 SALLE DE DÉTENTE

L’appellation est un brin exagérée. La «salle de détente» du service immuno est en fait une ancienne salle de bains, avec une grande table en longueur. Des néons au plafond. «Dans cette aile du bâtiment, il y a très peu de fenêtres car c’était à l’origine un service de gériatrie», nous explique-t-on. Résultat : «On étouffe.» A tel point que la direction a dû faire venir une énorme machine pour renouveler l’air intérieur. Un membre du personnel, préférant rester anonyme : «En fait, le plus dur dans nos conditions de travail, c’est que la direction considère que tout est normal. C’est normal d’être épuisé, c’est normal d’arriver jusqu’au burn-out, c’est normal de ne pas voir la lumière du jour. Tout est normal. C’est ce qui me choque le plus, je crois.»
Autour de la table, ils sont quatre ou cinq à avaler leur repas. Une jeune infirmière raconte que, complètement à bout, elle a été arrêtée quinze jours par le médecin. «J’ai craqué complet. Cela ne m’était jamais arrivé. C’est très stressant, comme travail, et puis les patients qu’on soigne sont lourds, on a beaucoup de décès.»Comme d’autres, elle a souvent le sentiment de ne pas avoir fait son métier comme elle l’aurait voulu. «Cette sensation à la fin de la journée d’un travail bâclé, parce que je n’ai pas pu passer du temps avec les patients.»

21 HEURES DANS LES CHAMBRES

Les aides-soignants du service pestent contre le temps perdu à expliquer aux patients comment mettre en marche la télé. L’un d’eux explique : «Ils ont mis des écrans plats, gérés par un prestataire privé. Du coup, c’est devenu payant, 4 euros par jour. Et c’est tellement tordu, la manip, pour l’activer, aucun patient n’y arrive tout seul.»

21 H 50 RETOUR EN ENDOCRINO

On retrouve une infirmière croisée ce matin, à 9 heures. «Oui, je sais, je suis encore là», soupire-t-elle, sans s’épancher. Le temps de détailler, chambre par chambre, l’état de ses patients, elle part à 22 heures bien passées. Un infirmier stagiaire est concentré sur ses notes, seul dans le poste de soins. En fin de deuxième année d’école, il a déjà un petit paquet de stages derrière lui. Et d’après sa fraîche expérience, il n’y a pas photo : ici, le service tourne mieux qu’ailleurs. «Déjà, ils prennent le temps de m’expliquer, me montrer. Je peux vous dire qu’en gériatrie, ce n’est pas comme ça !» Autre indicateur : le matériel. «Rien que les gants par exemple, ici, il n’en manque pas. Alors qu’il m’est arrivé d’être dans des services où tu es obligé d’utiliser la même paire de gants pour plusieurs patients.»

22 H 30 LE LONG DES COULOIRS

Un homme en pyjama traverse le couloir d’endocrino. L’aide-soignante l’interpelle : «Où allez-vous monsieur ?» «Fumer une cigarette, je reviens.» Elle soupire. «Toute la nuit, c’est ça. Les va-et-vient…» Elle s’est acheté un petit carillon qu’elle accroche à la porte d’entrée quand elle prend son service. «Je ne peux pas avoir l’œil sur la porte en permanence, quand je suis dans la chambre avec les patients.» Elles ne sont que deux pour la nuit, une infirmière et une aide-soignante. Pas toujours bien rassurées. Les portes de l’hôpital restent en partie ouvertes. Elles ont alerté plusieurs fois la direction, mais rien n’a changé.

23 HEURES FIN DE SERVICE POUR «LIBÉ»

Au moment de se quitter, échange de politesse. Une aide-soignante nous lance : «Espérons que ceux qui nous dirigent liront cet article. Si ça pouvait les faire réfléchir… Nous avions un hôpital public que les Américains nous enviaient, et maintenant, c’est le gâchis : tout part en vrille.»
La négociation est toujours en suspens. Notant les blocages qui perduraient, dimanche Martin Hirsch , directeur général de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a proposé une «autre approche» aux syndicats pour «renouer» le dialogue sur l’organisation du temps de travail et les 35 heures.
Un geste qui intervient après trois jours de grève en moins d’un mois et la menace d’un quatrième. Dans un document transmis aux représentants du personnel, la direction de l’AP-HP dresse un «projet de relevé de conclusions» en six points «afin de renouer le fil du dialogue social et dans un souci d’apaisement». Elle dit aussi que les «inquiétudes du personnel ont été entendues». «Les 35 heures ne sont pas remises en cause», insiste la direction qui «accepte de reprendre la démarche engagée selon une autre approche qui mettra au centre des discussions les questions relatives à la qualité de l’emploi, aux conditions de travail et aux progrès à accomplir en termes d’organisation».
Pour les syndicats CGT et SUD, ce geste de la direction montre que la mobilisation des agents a été «entendue». Ce mardi, l’Intersyndicale devait voir si elle maintenait ou pas une journée de mobilisation le 18 juin.
Libération a voulu regarder au plus prés. Nous avons passé 35 heures d’affilée dans un service de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris, en l’occurrence dans le pole de médecine de l’hôpital universitaire du Kremlin Bicétre, aux portes de Paris.
35 heures pour suivre au plus prés les équipes soignantes, le temps qui passe, l’activité qui augmente, et une même pression qui demeure.

MARDI 12 HEURES, DANS LE BUREAU DU CHEF DE PÔLE

Au deuxième étage du bâtiment Françoise Barre Sinoussi, c’est une réunion régulière entre le chef de Pole, le professeur Philippe Chanson, et sa cadre de pôle, Latifa.
Un duo peu banal, entre un mandarin de haut vol et une jeune «manager» pleine d’allan et de tempérament. Un duo qui se veut à l’image de l’hôpital demain,alliance entre médecin et cadre de santé. «J’ai pris le partie de susciter des projets, plutôt que de les subir», explique Philippe Chanson.
L’homme est élégant, chaleureux, diplomate aussi. Mais surtout, il a hissé son service d’endrocrinologie dans le petit monde des lieux de soins les plus pointus de France, se spécialisant dans certaines maladies rares. Et depuis deux ans, il a pris la tête de ce que l’on appelle un pôle, un regroupement de services, «pour pouvoir mieux mutualiser les moyens».
Dans un même bâtiment sont ainsi regroupés des services impliqués en virologie, immunologie, maladies infectieuses et métabolisme, mais aussi un service de médecine interne. «Ce sont plus de 400 personnel soignant», lâche Latifa, la cadre supérieur de tout le pôle. Philippe Chanson n’est pas malheureux. Son pole, et son service en particulier, sont privilégiés. Pourtant, même lui le reconnaît: «Il y a de l’absentéisme, mais il est difficile à évaluer, il est plus important qu’on ne le pense». Latifa positive: «Cela dépend des phases, quand il y a des grossesses. Là, ce matin, dans une salle, il devrait y avoir 3 aides soignantes, l’une n’est pas là, il faut que l’on jongle, avec l’équipe de suppléance».
Les raisons ? «Il y a l’environnement social. Le personnel soignant, ce sont des femmes qui vivent parfois seules, avec des enfants. Leur absence n’est pas liée à leurs conditions de travail, mais aussi à leurs conditions de vie, c’est un mixte des deux». Mais à l’entendre, cela roule. «Dans mon management, je suis dans l’échange. Je travaille en permanence avec mes cadres sur le planning». Philippe Chanson: «Parfois, à la direction, je me demande s’ils ne font pas un peu exprès, même quand on a une candidate pour un poste d’attendre quelques semaines avant de l’accepter, pour faire une économie».

14H30, DANS LE BUREAU DES INFIRMIÈRES.

Endroit central. Va et vient incessant. Sylvie et Pauline sont arrivées, à 13h40. Se changent aussitôt. Elles sont en poste jusqu’à 21H 40. La première est là, depuis prés de 20 ans dans le service, l’autre depuis 3 ans.
«Vous venez pour les 35 heures? Ici, dans ce service»?», ironise l’une. «Mais vous avez fait un drôle de choix, c’est la direction qui vous envoie, vous êtes dans un des services les mieux dotés de l’hôpital. En orthopédie, vous verriez un autre monde, et les vraies difficultés».
Certes… Ici, ça tourne. En endrocrino d’un côté, il y a les lits d’hôpitaux de jour, de l’autre des lits d’hospitalisation classique. 12 d’un côté, 20, de l’autre. «On n’est pas en sous effectif, et ici vous ne trouverez pas de gréviste ni de syndiqué. Cela ne veut pas dire que l’on ne travaille pas beaucoup», explique Pauline, qui adore son métier. Sylvie: «Avant, on parlait de clients et de qualité de soins. Maintenant, il n’y a qu’un seul refrain: il faut que cela tourne, on ne connaît plus nos patients. Et quand j’arrive, je n’arrête pas jusqu’au soir».
Sylvie explique, que comme elle est dans le service depuis longtemps, l’arrivée des 35 heures n’a pas vraiment changé le rythme: elle est restée à travailler 7h50, et elle a 19 RTT, alors que les autres infirmières en ont 17.
«Mais ça n’est pas le problème, le problème c’est l’activité». Et c’est vrai, cela n’arrête pas. En hôpital de jour, il y a officiellement 7 places, mais de fait cela tourne à 11 places. «On est toujours à 100%», reconnaît le chef de service, «d’année en année notre activité augmente fortement. Nous avons une forte attractivité».
C’est le paradoxe de la situation hospitalière d’aujourd’hui. D’un côté, l’installation depuis quelques années d’un nouvel instrument de comptabilité, avec la tarification par activité qui pousse les services à multiplier leurs activités, et de l’autre l’arrivée des 35 heures qui ne s’est pas traduit par une augmentation conséquente de personnel. Pauline: «Ici, on court, mais ça va. Parce qu’il n’y a pas de postes vacants».

15 HEURES, RÉUNION DES CADRES

Toutes les semaines, le mercredi, Latifa réunit la dizaine de cadres de santé du pôle. Réunion importante, car ce sont eux (ou plutôt elles) qui font fonctionner cette énorme machine. A l’hôpital, les cadres de santé, ex-surveillantes, sont un rouage essentiel. Et elles le savent.
Latifa est à l’aise comme tout, elle gère en pro cette réunion, faisant en sorte que chacun parle. «Je suis une manager», insiste-t-elle. Elle en a le vocabulaire, «innovation», «écoute», «participation». Là, elle fait le point sur les différents services du pôle, et la question des 35 heures. Sur les six services, peu de grévistes annoncés, sauf l’un: le service qui s’occupe des prisonniers de Fresnes: 29 grévistes sur 32.
Latifa insiste: «Et que disent les filles»? Une cadre: «Le sujet de la réforme les inquiète, elles ont du mal à tout faire en 7h50, alors en 7h30. Elles voient diminuer leur temps de travail, mais avec un accroissement de l’activité». Une autre cadre: «L’inquiétude, c’est le temps de transmission, il va être diminué». Une autre:» C’est toujours à nous que l’on demande des efforts. Pourquoi est-ce toujours au personnel non médical que l’on demande des efforts, et rien au personnel médical».
Peu à peu, la discussion tourne autour de la crèche de l’hôpital. Cela pourrait paraître dérisoire, mais cela ne l’est pas. Pour toute employée, toute heure commencée à la crèche doit être payée. «Et c’est vrai, cela est revenu dans plusieurs équipes, avec les changements d’horaires, il y a des chevauchements, et ils arrivent que les infirmières comme les aides soignantes doivent payer une heure de plus; quelques euros. «C’est un vrai sujet», note Latifa. «Je vais le signaler».

19H, DANS LE BUREAU MÉDICAL.

Elles sont trois, que des filles, toutes internes. La journée est finie, mais elles restent. «Ici on le sait, c’est un service qui est très demandé, on travaille beaucoup. On part jamais avant 19H30, 20H», lâche Juliette qui termine de remplir sur son ordinateur des dossiers de patients. «Il y a des dosages hormonaux, où l’on a les résultats à trois mois. Il faut rappeler les patients, les surveiller».
Et les 35 heures, alors? Elles sourient, un rien goguenardes: «Ce n’est pas envisageable», lâche l’une. «On le sait en venant, pour six mois, on supporte, on n’a pas le choix, on sait que c’est aussi pour notre formation». Pas de révolte dans le groupe, c’est la règle du jeu. Mais quand on insiste, qu’on leur dit qu’aujourd’hui les médecins eux aussi se mettent à compter leur temps, y compris à l’hôpital. «Oui, mais pas là. Quand on sera installé peut-être. Si on part à 18 heures, qui s’occuperont des malades»? Une autre: «Je ne suis pas révoltée, on sait très bien que l’on n’a pas le choix. Ici, on travaille, c’est un service qui est connu pour cela, mais on ne perd pas son temps».

20 HEURES, DANS LE SERVICE

L’heure de la dernière visite pour les infirmières du jour. Avec leur chariot, elles font le tour des chambres. C’est un service de maladies rares, avec des patients à suivre très prés, et des examens en batterie.

21H40, BUREAU DES INFIRMIÈRES

L’infirmière de nuit, Naomie, plus de 20 ans de maison, fait équipe avec Sophia, aide soignante depuis 11 ans. Toutes les deux s’entendent bien, et elles ont choisi pour des raisons personnelles le travail de nuit.
Naomie est très pro. Elle détaille sa nuit: «Après les transmissions, je relis tous les dossiers, avant de commencer ma tournée des chambres vers 22 heures. On fait le tour. L’aide soignante prend les contrôles, je fais les soins. Après? Je dois aussi préparer tous les médicaments du service pour demain. Vers 1 heure et demi, on prend trente minutes pour dîner». Puis ça repart. Un grand nombre de patients ont des soins toutes les 4 heures. «A 3 heures je fais le grand tour, on vérifie tous les diabétiques sous insuline». Les filles du jour arrivent à 7H moins dix .
Quand on l’interroge sur la réforme sur les 35 heures pour éviter des licenciements, elle ironise: «Mais comment voulez-vous qu’on les croie? On nous avait dit qu’avec les 35 heures il y aurait des embauches. Alors»

2 HEURES DU MATIN

C’est le moment que préfère Naomie. «Tout le monde dort. Le service est calme, on est là dans le silence». Et à l’entendre, ce serait presque des moments de paix.

6 HEURES

L’équipe de nuit d’endocrino termine son service Naomie, «infirmière 100% Bicêtre, depuis plus de vingt ans», enfile une polaire saumon, raccord avec ses sabots roses, pour sa dernière ronde. La nuit a été longue. Tout juste si Sophia, l’aide soignante, a pu s’allonger quelques minutes sur le transat.Les dossiers médicaux sont en bonne place sur la table centrale du poste de soin, «prêts pour que l’équipe de jour n’ait pas à s’en occuper». Naomie part pour une dernière prise de sang sur une patiente atteinte de la maladie de Cushing, «une pathologie prévalente du services qui fait secréter de la cortisone et provoque une baisse des défenses immunitaires», explique, très pro, Marine, l’infirmière stagiaire qui l’accompagne. «Ça me fait une tête de crocodile», complète la patiente, dans un éclat de rire partagé.
Reste quelques données à entrer dans Orbis, le nouveau logiciel de partage de données en cours de déploiement à l’APHP. Naomie ne sait pas trop quoi en penser.

6H30. ARRIVÉE DE L’ÉQUIPE DU MATIN

Géraldine qui s’est levée à 5h, se pointe avec vingt minutes d’avance «pour attaquer direct» et dégaine illico sa trousse à crayons. Stylo rose, surligneur fluo, elle trace un tableau dans un grand cahier, son organisation à elle, et remplit des documents «pour gagner du temps».
Arrive Wendie, sa binôme infirmière pour la matinée. L’une aura les chambres rouges, l’autre les bleues. Soit dix chacune. Naomie passe en revue les malades, leur liste les taux de glycémie, les examens, l’état général des patients. A
côté Sophia passe aussi le relais à Léo, son remplaçant aide-soignant: «Madame X est revenue, elle est bien, elle a un peu grossi. Il faut servir le petit-déjeuner de Monsieur X plus tôt car il a un scanner».
A peine la transmission terminée et Géraldine est déjà en train de rassembler tubes, cathlons, sparadras pour préparer la suite. «Il faut s’avancer en permanence», lache-t-elle.

7H20.

Départ de Noémie Naomie, qui a fait tomber la blouse blanche, griffonne sa signature dans un cahier. Ses vingt minutes de rab’ seront-elles payées? «Non. Elles ne sont pas comptées, mais on écrit quand même notre heure de départ effective, pour se protéger», explique-t-elle.
La jeune femme, fraîchement arrivée dans le service, ne fait pas partie des grévistes, même si elle trouve la réforme «inadmissible». «On va perdre du temps de transmission. Comment va-t-on faire, il faudra deviner ce que les patients ont? Que la direction viennent passer une journée avec nous, ils verront si on a pas besoin de RTT!».

8H45. RÉUNION DU BUREAU DE PÔLE

Comme toutes les semaines, les cadres du service se retrouvent autour d’un café-croissants pour parler organisation et actualités du Pôle. Au menu, ce matin: l’hôpital du jour, avec la baisse des transfusions, la chute de l’activité lié au VIH, un problème de programmation et de coordination: l’état des lieux présenté par la Dr Christelle Chantalat-Auger, responsable du service, inquiète l’équipe. «Si on veut augmenter l’activité, il faut trouver une autre file active».
Autre problème pointé par une cadre: «Les délais sont catastrophiques, il faut attendre neuf jours pour un scanner et le reste est aussi dans le rouge à cause des travaux.»

10H30. PAUSE THÉ AU SERVICE RHUMATOLOGIE

Dans ce service, 70% du personnel sont grévistes, explique la cadre du service: «Les filles craignent pour leur RTT, mais elles ont aussi peur de perdre leur poste fixe. Ici beaucoup d’anciennes sont du matin et veulent le rester. Et puis l’an passé, l’équipe a perdu un poste d’infirmière, du coup elles ont le sentiment d’avoir déjà fait des efforts».
Dans la salle de repos, coincée entre quatre chaises et un micro-ondes, Marie-Hélène, ex-CGT, s’emporte contre «les horaires à la carte que veut imposer la direction. Je veux pas faire pleurer dans les chaumières, mais vu nos salaires… Et la conciliation famille et travail dans tout ça!». Agrippé à son mug, Yasmina, syndiqué FO abonde: «Tous les acquis partent en fumée et ce sont les malades qui casquent. Mais les politiques s’en foutent, quand ils ont un problème, ils vont à l’hôpital américain eux.»

12H30

Ras-le-bol en immuno. «On ne peut pas tout gérer, ce n’est pas possible», s’énerve Émilie, infirmière, au milieu du poste de soin. Le problème du jour: les stocks de poche à perfusion n’ont pas été renouvelé depuis que la cadre du service est partie, sans être remplacée.
Sur un mur, un message laissé par un ex-patient: «Je ne peux partir sans remercier les infirmières et le personnel hospitalier. Vous exercez la noble fonction de soigner son prochain dans des conditions difficiles.» Émilie profite d’une accalmie pour fumer. «Certains réussissent à manger en 10 minutes, moi je préfère fumer».

13H15 AU BUREAU DES CADRES DE SANTÉ

«La règle de l’hôpital, c’est l’efficience comme dans n’importe quelle entreprise. Sans oublier la rentabilité et la traçabilité», résume un cadre, confiné dans son bureau. Là, celui ci est en train de préparer des bordereaux à faire signer au personnel en échange des chaussures qu’il vient de recevoir. «On trace tout, c’est une sorte de couverture». 1

15H30. AU SECRÉTARIAT D’IMMUNO

C’est le bureau des doléances du service, on vient râler pour un tas de raisons. Là, c’est pour un brancard non arrivé. Avec ses «deux têtes et ses milles bras», dixit la cadre du service, la secrétaire médicale fouille dans son logiciel et son agenda papier, répond au téléphone. Même si la réforme des 35h ne la touche pas directement, elle se sent concernée: «Tout est lié, à partir du moment où l’on travaille tous ensemble pour les patients».

16H50.

Fin de service à l’hospitalisation de jour. Natalia, une infirmière de 39 ans, a deux sacs poubelles dans les mains: «Vous voyez, je fais le ménage, je sors les poubelles, je refais les lits, je réponds au téléphone. Ce n’est pas mon métier, cela ne devrait pas à être à moi de faire ça. Mais, pas le choix, depuis qu’ils ont supprimé des postes.»
Elle explique que les effectifs ont été réduits, «parce que paraît-il, on ne fait pas assez de chiffres.» Elle souffle. «Pff. Chiffres, activité, chiffres, activité: ils n’ont que ces mots à la bouche. Et le plus frustrant, c’est que cette baisse d’activité, nous, ici, on ne la voit pas. On n’arrête pas, on court toute la journée. C’est épuisant sur la longueur. On essaie de garder la qualité des soins, mais c’est difficile. Vraiment. Je ne sais pas combien de temps on va tenir.»
Elle se pose des questions: changer de service? «Mais il y a le risque que ce soit pareil, ou même pire». Parfois, elle se demande si elle devrait pas changer complètement de métier. «J’aime soigner. C’est pour cela que je suis ici. Mais combien de temps je vais tenir dans ces conditions, ça, c’est une autre histoire.»

17H30. RETOUR AU SERVICE ENDOCRINO.

Joévin, infirmier stagiaire, est concentré sur ses notes, seul dans le poste de soin. En fin de deuxième année d’école, il a déjà un petit paquet de stages dans les bottes. Et de sa fraîche expérience, il n’y a pas photo: ici, le service tourne mieux qu’ailleurs. «Déjà, ils prennent le temps de m’expliquer, me montrer. Je peux vous dire qu’en gériatrie ce n’est pas comme ça!»
Autre indicateur, le matériel. «Rien que les gants par exemple, ici, il n’en manque pas. Alors qu’il m’est arrivé d’être dans des services où tu es obligé d’utiliser la même paire de gant pour plusieurs patients» .

18 HEURES.

Au le même étage mais à l’autre extrémité, dans le service immunologie, où l’on soigne, entre autres, leucémie, maladies rares…
Changement complet d’ambiance dans le poste de soin. On se croirait dans une ruche avec des abeilles en blouse blanche, elles courent partout. «Vous tombez mal, c’est le tour de 18 heures». C’est à dire la distribution des médicaments pour chacun des patients.
11 infirmiers et deux aides-soignants dont Pascal, 52 ans. «Mon petit Pascalou, tu cours à la pharmacie avec cette ordonnance?». Bonne ambiance entre collègues. «Pascalou» file. La pharmacie est à l’autre bout, et il va poireauter une bonne demi-heure, faute de moyens.

19H30. DANS LA "SALLE DE DÉTENTE" DU PERSONNEL, AU SERVICE IMMUNO.

L’appellation «salle de détente» est un brin exagéré. Il s’agit en fait d’une ancienne salle de bain, avec une grande table en longueur. Des néons au plafond. «En fait, dans cette aile du bâtiment, il y a très peu de fenêtres car c’était à l’origine un service de gériatrie», nous explique-t-on. Résultat: "on étouffe". A tel point que la direction a du faire venir une énorme machine pour renouveler l’air intérieur.
Un membre du personnel, préférant rester anonyme: «En fait, le plus dur je trouve, dans nos conditions de travail, c’est que la direction considère que tout est normal. C’est normal d’être épuisé, c’est normal d’arriver jusqu’au burn out, c’est normal de ne pas voir la lumière du jour. Tout est normal. C’est ce qui me choque le plus je crois.»
Autour de la table, ils sont quatre ou cinq à avaler leur gamelle. Une jeune infirmière raconte, après son dessert, qu’elle a été arrêtée quinze jours par le médecin, complètement à bout. «J’ai craqué complet. Cela ne m’était jamais arrivée. C’est très stressant comme travail et puis les patients qu’on soigne sont lourds, on a beaucoup de décès.»
Comme d’autres, elle a le sentiment souvent de ne pas avoir fait son métier, comme elle l’aurait voulu. «Cette sensation à la fin de la journée d’un travail bâclé, parce que je n’ai pas pu passer du temps avec les patients.»

21 HEURES

Le point télé. Où l’on apprend que les aides soignants perdent un temps de malade à expliquer aux patients comment mettre en marche la télé dans leur chambre. «Ils ont mis des écrans plats, gérés par un prestataire privé. Du coup, c’est devenu payant, 4 euros par jour. Et c’est tellement tordu la manip pour l’activer, aucun patient n’y arrive tout seul.»

21H50. DANS LE SERVICE ENDOCRINO, L’HEURE DES TRANSMISSIONS.

On retrouve une infirmière croisée ce matin à 9 heures. «Oui, je sais, je suis encore là…», soupire-t-elle, sans s’épancher. Le temps de détailler, chambre par chambre, l’état de ses patients, elle part à 22 heures bien passées.

22H30, SERVICE ENDOCRINO

Un homme en pyjama traverse le couloir. L’aide-soignante l’interpelle: où allez-vous monsieur? «Fumer une cigarette, je reviens». Elle soupire. «Toute la nuit, c’est ça. Les va-et-vient…».
Elle s’est achetée un petit carillon qu’elle accroche à la porte d’entrée quand elle prend son service. «Je ne peux pas avoir l’oeil sur la porte en permanence, quand je suis dans la chambre avec les patients.» Elles ne sont que deux pour la nuit, une infirmière et une aide-soignante. Pas toujours bien rassurées. Les portes de l’hôpital restent ouvertes, n’importe qui peut rentrer. Elles ont alerté plusieurs fois la direction, mais rien n’a changé.

23 HEURES

Au moment de se quitter, échange de politesse. Puis: «Espérons que ceux qui nous dirigent liront cet article. Si ça pouvait les faire réfléchir… Nous avions un hôpital public que les Américains nous enviaient, et maintenant le gâchis: tout part en vrille.»