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dimanche 17 mai 2015

Une stratégie prometteuse contre l’extrême pauvreté

LE MONDE | Par 


Une Bangladaise travaille sur sa machine à coudre, à Bogra.


Vivant dans le district de Naogaon, dans l’est du Bangladesh, Chobi jure que ses difficultés et ses problèmes sont derrière elle : « Avant ma vie n’était que luttes, mais aujourd’hui ce n’est plus jamais le cas », assure-t-elle. Il y a dix ans à peine, cette mère de famille vivait avec moins de 50 cents par jour, réduite à extraire le jus de tubercules qu’elle chauffait, en ajoutant du sel, faute de sucre, pour enrichir un tant soit peu l’alimentation de ses enfants à qui elle ne pouvait guère donner que du riz ou des pâtes. « Nous n’avions pas notre propre maison. Quand il pleuvait, nous n’avions pas d’endroit sec pour dormir. J’utilisais de vieux chiffons déchirés pour couvrir mes enfants », raconte-t-elle, meurtrie d’avoir perdu son premier enfant faute d’avoir pu lui acheter du lait, ni le nourrir elle-même, trop faible.

En 2006, l’ONG bangladaise Bangladesh Rural Advancement Committee (BRAC) a proposé à Chobi de l’aider en lui donnant trois chèvres et deux vaches, et en la formant à l’élevage. « Avec des boîtes de conserve, j’ai fabriqué une étable. En élevant mes deux vaches, j’ai fini par en avoir huit. J’en ai après vendu cinq et avec les 135 000 takas [1 501 euros] que j’ai gagnés, j’ai construit deux maisons en brique. Maintenant, j’ai 3 vaches, 6 chèvres, 15 poules et 10 canards, raconte-t-elle fièrement. Je vends des canards, des œufs et des poussins, ce qui m’a permis de gagner assez d’argent pour louer un terrain d’un demi-hectare que je cultive. »

Une équipe internationale de chercheurs conduite par Dean Karlan, du Poverty Action Lab, laboratoire de lutte contre la pauvreté, au Massachusetts Institute of Technology (MIT), a suivi, entre 2007 et 2014, 15 000 personnes dans six pays (Ethiopie, Ghana, Honduras, Inde, Pakistan, Pérou) qui ont bénéficié d’un programme innovant de sortie de l’extrême pauvreté, conçu et développé avec succès par BRAC. Ils en tirent les enseignements dans la revue Science publiée vendredi 15 mai.

L’enjeu est considérable : au cours des trois dernières décennies, la proportion de la population vivant dans l’extrême pauvreté, c’est-à-dire disposant de moins de 1,25 dollar par jour, a diminué de moitié, passant de 47 % en 1990 à 22 % en 2010. C’était la première cible des Objectifs du millénaire pour le développement définis par les Nations unies. Mais plus de un milliard de personnes vivent encore en deçà de ce seuil de subsistance. Et les moyens d’éradiquer totalement ce fléau font débat.

Le programme de BRAC a pour particularité de reposer sur une approche globale de la pauvreté et de fournir aux bénéficiaires un ensemble de services. Au départ, les ménages reçoivent un capital en nature, qui une vache, des chèvres pour développer un cheptel, qui une machine à coudre pour lancer un atelier de couture… Ils perçoivent également pendant les premiers mois un petit pécule mensuel – selon les sites, entre 24 dollars (21 euros) et 72 dollars (63 euros) – afin de subvenir à leurs besoins alimentaires immédiats et ne pas dilapider les premières ressources tirées de leur activité ou même être tentés de vendre leur actif productif.

Etroitement suivis durant deux ans à raison d’une visite par semaine, les ménages sont non seulement formés à la conduite et la gestion de leur affaire, mais bénéficient aussi d’une éducation à la santé, à la nutrition, à l’hygiène. Ainsi qu’une aide pour développer une habitude d’épargne pour faire face à d’éventuels « chocs » et se garder une capacité d’investissement.
« Le cœur du programme repose sur l’octroi d’un capital productif mais le prérequis est de développer un accompagnement suffisamment large et de longue durée pour que les ménages puissent bénéficier de ce capital de façon durable », insistent les chercheurs. « L’idée est de fournir un appui intense, un “big push”disent-ils, sur une période donnée pour sortir les ménages de la trappe à pauvreté. »

Et les résultats sont là : un an après la fin de l’intervention, la consommation progresse en moyenne de 5 dollars par personne et par mois. « Et ce changement s’observe encore après trois ans. Les gens ne deviennent pas des Bill Gates, mais les progrès sont significatifs dans tous les domaines, la consommation, les actifs du ménage, la sécurité alimentaire, la santé mentale… », souligne Esther Duflo, professeure d’économie au MIT et directrice associée du Poverty Action Lab. Et la chercheuse, partenaire de l’étude, d’insister : « Ces résultats probants se vérifient sur l’ensemble des sites suivis qui, relevant de six pays sur trois continents, recouvrent une grande diversité de contextes. Ce qui rend ces résultats d’autant plus solides. »

Ce plan d’action peut, à première vue, paraître coûteux : entre 1 455 dollars (1 200 euros) pour l’Inde et 5 962 dollars pour le Pakistan par ménage. Cependant, « l’essence même de ce programme repose sur l’idée qu’une action simultanée sur l’ensemble des facteurs de la pauvreté est nécessaire pour obtenir un impact durable », insistent les chercheurs, qui constatent un réel retour sur investissement : pour un dollar investi par les financeurs, les bénéficiaires gagnent entre 1,3 dollar et 4,30 dollars.

« Une telle approche globale est essentielle pour construire les conditions d’une activité rémunératrice et durable. L’aide au développement des grands bailleurs comme des gouvernements locaux, fonctionnant en silo, n’agit souvent que sur un seul levier (la santé ou l’éducation ou la production agricole…). Or, si les populations sombrent dans la pauvreté, c’est parce qu’elles n’ont souvent pas la capacité financière de faire face à des chocs – hausse des prix alimentaires, sécheresse – entraînant des pertes de cultures… », observe pour sa part Clara Jamart, responsable du programme Plaidoyer pour la sécurité alimentaire pour l’ONG Oxfam.

« Jusqu’ici, les actions de soutien au développement d’une activité professionnelle pour sortir de la pauvreté, consistant à de la formation, du conseil ou un prêt, n’ont guère été couronnées de succès, les effets retombant une fois l’aide terminée. L’approche globale de ce programme permet de mettre les gens dans une trajectoire productive », confirme Esther Duflo, qui se félicite de voir que cette approche commence à retenir l’attention des décideurs. Si le projet a déjà été étendu au Pakistan et en Inde, le gouvernement éthiopien prévoit, lui, de l’intégrer à sa politique de protection sociale et d’en faire profiter 3 millions de personnes.

L’équipe de chercheurs assure que cette stratégie est l’une des clés pour atteindre le premier des Objectifs de développement durable actuellement en discussion aux Nations unies : éradiquer totalement, d’ici à 2030, l’extrême pauvreté.

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