Un «pschitt» s’échappe de la canette fraîchement ouverte, rapidement suivi d’un rot sonore. Il est 6 h 20. Alors que la plupart des résidents sont encore sous la couette, l’aide-soignante apporte sa première bière à Philippe. «La nuit, je bois pas !» se félicite dans un grand sourire l’homme de 60 ans qui n’a plus ni dents ni cheveux. Il carbure à «quatre ou cinq bières de 50 centilitres par jour, à 8 degrés», et se promène toujours avec une canette coincée entre sa cuisse et son fauteuil roulant, où un AVC l’a scotché il y a cinq ans. Auparavant, il en descendait «une dizaine ou une vingtaine» chaque jour. Désormais, c’est l’unité Saint-Roch de l’Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) Saint-Barthélémy, à Marseille, qui gère sa consommation et lui distribue ses canettes au fil de la journée.

ANTHROPOLOGUE DES SANS-ABRI

L’unité Saint-Roch, où Philippe réside, est spécialisée dans l’accueil de personnes sans domicile fixe. Trente-quatre pensionnaires sont hébergés, sur des critères de précarité et pas nécessairement de dépendance. Il n’existe que quatre maisons de retraite de ce type en France, les autres étant situées à Nanterre, Dijon et La Rochelle. Mais Saint-Roch est la seule à intégrer l’alcool dans l’accompagnement. Les choses n’ont pas toujours fonctionné ainsi. A l’ouverture de l’unité, en 2006, l’alcool était interdit, à l’exception du quart de vin servi lors des repas. «C’était une évidence, se souvient Olivier Quenette, le directeur de l’Ehpad. On avait une approche très archaïque.» Si certains soignants feignaient de ne pas voir les bouteilles circuler, d’autres les vidaient sous les yeux de leurs propriétaires. «On leur demandait de boire à l’extérieur, donc ils buvaient vite et beaucoup. Résultat, on avait pas mal de violence, des bagarres dans la salle à manger, des éclats de voix. Ça créait un climat délétère», raconte le directeur. En ville, certains résidents passablement alcoolisés chutaient et étaient ramenés par les pompiers ou atterrissaient aux urgences.
Face à une situation devenue intenable, l’équipe a fait appel à un anthropologue, et mené une réflexion sur la gestion des risques. Il y a trois ans, «on a commencé à accepter qu’ils boivent. Arrêter complètement l’alcool était encore plus dramatique pour leur santé», justifie le directeur. Certaines soignantes ont eu du mal à s’adapter à cette démarche de réduction des risques, et il a fallu convaincre les médecins traitants de son bien-fondé. Finalement, les bénéfices sont rapidement apparus. «On veut surtout les protéger, les mettre hors de danger», explique Anne-Sophie Simonetti, une aide-soignante.

«COCA» ET «CUBI»

Si l’alcool était toujours interdit à Saint-Roch, «je serais parti»,répondent à l’unisson Bernard et Silver. Ce matin-là, ces deux inséparables se retrouvent comme souvent dans la chambre du premier et attaquent le cubi de rouge gardé au frais. «Tu veux du "Coca" ? Tiens, petit», dit-il en tendant un verre plein à Silver. Bernard, 67 ans, a «un parcours un peu chaotique». Ce tchatcheur invétéré parle comme si le silence l’étouffait. 1984 : un accident de voiture le plonge dans le coma pendant six jours. Quand il émerge, encore largement ensuqué, raconte-t-il, son associé de frère lui fait signer des demandes de crédit au nom de leur entreprise de maçonnerie, avant de prendre la tangente direction Saint-Domingue. «J’ai eu 4 milliards d’anciens francs de dette. On m’a tout pris : ma villa, mes quatre voitures, les deux appartements que je louais», assure-t-il, rigolard. Pas toujours évident de démêler le vrai du faux. 1990 : Bernard perd sa femme et sa fillette de 6 ans dans un accident de voiture. «J’ai réalisé deux jours après. Je suis tombé en décomposition. J’ai fait tentative de suicide sur tentative de suicide. Ou plutôt des appels au secours», livre-t-il, tout à coup plus grave, mais jamais larmoyant. Il est arrivé à l’unité Saint-Roch il y a quelques mois, à cause d’une «maladie incurable liée à l’alcool» qui rend ses déplacements difficiles. Mais il est encore assez en forme pour aller au centre commercial déjeuner dans sa brasserie préférée et s’approvisionner. «J’achète 20 litres de vin et on les boit ensemble. En arrivant, je mets un cubi sur les jambes de Silver [qui se déplace en fauteuil roulant, ndlr], et on monte»,détaille-t-il, torse bombé et mains coincées sous les aisselles. Avant d’arriver à l’Ehpad, il buvait 3,5 litres par jour. Aujourd’hui ?«Même pas un litre.»
Bernard et Silver, comme la plupart des résidents, gèrent eux-mêmes leur consommation. Seuls cinq pensionnaires, à l’instar de Philippe, reçoivent leurs doses des mains des aides-soignantes. «On essaye de réguler les quantités sur la journée pour qu’ils ne soient pas en manque. Mais ils n’en ont jamais assez. La première bière est la plus importante», constate Anne-Sophie Simonetti. Ce système est mis en place avec l’accord des pensionnaires et les quantités dépendent de leur budget. Le conseil général des Bouches-du-Rhône récupère les pensions de retraite des résidents pour financer leur prise en charge à l’Ehpad et leur en reverse 10%, soit en moyenne 100 euros mensuels. C’est sur ce reliquat qu’est pris le budget vin ou bière.

PORTES OUVERTES AUX DÉSERTEURS

L’unité Saint-Roch a une autre particularité, celle de laisser les résidents libres de leurs mouvements et de leurs horaires. Imposer des contraintes à ces personnes habituées à la liberté de la rue serait le meilleur moyen de les faire fuir. «Pour les autres établissements, ce sont des fugues, pour nous, ce sont des allées et venues», relève Farida Abdouss, chef de service. Pas de problème, donc, à voir un pensionnaire toucher 20 euros chaque lundi et, chaque lundi, disparaître deux ou trois jours, le temps de boire son pécule. Pas de problème non plus à en voir d’autres quitter l’Ehpad pendant la journée pour faire la manche, boire un coup sur le Vieux-Port ou profiter de la mer à l’Estaque. Le dîner est servi à 18 heures, mais le personnel le met de côté pour ceux qui préfèrent rentrer plus tard. Un pensionnaire est même parti six mois, quittant Saint-Roch à l’arrivée des beaux jours, revenant lorsque le fond de l’air se rafraîchissait. Tant qu’il reste des places, la maison de retraite garde ses portes ouvertes aux déserteurs. L’inquiétude est en revanche grande si l’absence est exceptionnelle, comme ce fut le cas pour Evelyne, la seule femme de la maison. Elle qui ne quitte jamais les lieux a disparu une semaine. Panique à l’Ehpad. L’équipe signale sa défection au commissariat, contacte les hôpitaux, colle des affiches, détache du personnel supplémentaire pour partir à sa recherche… Heureusement, elle n’était pas en danger, simplement retournée à la rue, et a fini par regagner sa chambre.
Pour l’alcool, pour les sorties, pour les activités, ce sont les résidents qui décident. La structure s’adapte à eux et non l’inverse, philosophie pour le moins originale dans le secteur médico-social.«Sinon, ça ne marcherait pas. C’est compliqué, quand on a eu leur parcours de vie, de donner sa confiance. Tout est pris comme intrusif, explique la chef de service. Il faut du temps, de la patience, de la persévérance.» Notamment, là encore, pour démêler le vrai du faux.
Plusieurs résidents l’assurent : ils n’ont jamais vécu dans la rue, ne boivent que de l’eau. «Personne n’est SDF, ce sont toujours les autres», sourit Farida Abdouss. En réalité, seuls quatre ou cinq ne s’alcoolisent pas. «Je bois une bière ou deux par jour, c’est tout»,s’enorgueillit lors du déjeuner Jean-Claude, une masse de 70 ans, barbe et cheveux poivre et sel, le teint rougeaud et le sweat blanc maculé de taches. Manque de chance, on lui apporte à ce moment-là un quart de rouge. «C’est parce qu’il n’y a pas d’eau !» s’esclaffe-t-il. A l’entendre, bien sûr, lui non plus n’a pas réellement sa place ici.«Je suis de la police, mais ils me prennent tous pour un clochard. Je fais du renseignement, pour le transmettre à l’Etat. On recherche deux ou trois personnes qui fréquentent le foyer et ont touché à la drogue», fantasme-t-il avec sérieux.
Les pensionnaires de Saint-Roch ont souvent coupé les ponts avec leurs proches depuis longtemps et craignent de les recontacter. «On est leur seule famille», glisse Sophie Marenghi, une aide-soignante. Les murs de la chambre de Michel sont couverts de photos, de lui en compagnie des aides-soignantes le plus souvent. Les objets qui décorent l’espace lui ont été offerts par le personnel. Cet ancien garçon de café de 69 ans au look polo-jean-Converse s’est mis à boire après un divorce, a perdu son emploi à cause de son lever de coude, s’est retrouvé à la rue durant trois ou quatre ans, puis en foyer d’hébergement. Trajectoire tristement classique. A 60 ans, le foyer lui a demandé de quitter les lieux. «Il y a de plus en plus de jeunes dans les accueils de nuit, donc il faut faire de la place», constate Farida Abdouss, la chef de service. Michel se sent ici «en famille. Alors qu’au foyer, à 7 heures du matin, on vous met dehors». Livré à lui-même la journée, il n’avait d’autre occupation que de boire. A Saint-Roch, il participe aux sardinades, aux barbecues, a pu se rendre à Barcelone et en Bretagne. Dans sa chambre, il écoute RFM, fait son propre café, regarde la télé.

«JE NE CONNAIS AUCUN DE MES PETITS-ENFANTS»

Silver, l’acolyte de Bernard, n’a plus de nouvelles de sa famille depuis plus de vingt ans. «Je suis breton, je suis têtu», lâche l’homme de 69 ans, pas un seul cheveu blanc, une discrète boucle d’oreille à l’oreille gauche et le visage marqué par un passé difficile.«Je ne connais aucun de mes petits-enfants, ça me tracasse. Je voudrais savoir s’ils ont fait quelque chose de beau», confie ce père de quatre enfants, tous en Bretagne. Lui aussi aimerait rejoindre sa terre natale. Dans les faits, la plupart des résidents décèdent à Saint-Roch, bien plus jeunes que dans les autres Ehpad, à 70 ans en moyenne. Une chatte se promène dans les couloirs, réclame à manger, se frotte aux résidents. C’est «le chat» ou «Mimine» selon la personne à qui l’on demande. Sa maîtresse est décédée en décembre mais le félin est resté. C’est désormais Evelyne qui dort avec elle.