Le 11 janvier, la télévision l’a immortalisé distribuant aux manifestants qui convergeaient vers la place de la République des affichettes sur lesquelles on pouvait lire «Je suis Charlie» en français, en arabe («ana Charlie») et en hébreu («ani Charlie»).Pour Gérard, être présent ce jour-là dans la foule avec ce message en trois langues était une évidence : «l’esprit Charlie», tant décrié aujourd’hui par certains, il le pratique au quotidien depuis qu’il a contribué à créer, il y a onze ans, l’association Parler en paix, qui enseigne l’arabe et l’hébreu. «Pendant la dernière Intifada, au début des années 2000, je participais aux réunions de Shalom Ahshav [la Paix maintenant, ndlr], un mouvement qui milite pour la paix entre Israéliens et Palestiniens, mais on était quelques-uns à sentir que le militantisme ne faisait plus rien avancer et, pire même, qu’il nous enfermait. On a eu envie de créer quelque chose de concret et d’utile, c’est ainsi que l’idée de Parler en paix est née. Etudier l’hébreu et l’arabe tous ensemble, chrétiens, juifs, musulmans, athées, agnostiques, croyants, non-croyants, c’est la meilleure façon d’apprendre à se connaître et à échanger, bien plus efficace que de nous perdre dans des débats stériles.»
L’association est fondée en 2004 sur ce principe très simple : chaque nouveau venu doit apprendre les deux langues en même temps, impossible de choisir hébreu ou arabe, sauf si l’une des deux est sa langue maternelle ; et il laisse autant que possible opinions politiques ou religieuses à la porte. L’association se veut laïque dans le sens premier du terme : toutes les religions sont respectées.

RITES ET CHANSONS

L’idée est d’aller à la découverte de l’autre, quelles que soient son origine et ses croyances. Entre le cours d’arabe et le cours d’hébreu, une demi-heure de pique-nique et d’échanges est d’ailleurs prévue. Puisqu’il s’agit d’un cours du soir, qui s’étire de 19 à 22 heures tous les mardis et tous les jeudis, chacun apporte à boire et à manger (houmous, dattes, olives, biscuits, tomates…) et l’on discute de tout et de rien. Il arrive qu’une kippa croise un foulard, qu’un Algérien discute avec une Israélienne, que l’on fête Hanoukkah (la fête juive des lumières) et Noël en même temps, tout en essayant de programmer quelque chose pour la fête de l’Aïd. L’idée est de profiter du moment pour étudier les rites de l’autre, et les chansons qui les accompagnent, un excellent moyen d’étudier la langue. Impossible, bien sûr, d’échapper à la politique dans les moments forts. Le fameux mardi où les résultats de l’élection israélienne étaient attendus dans la soirée, en pleine heure de cours, certaines avaient le regard vrillé sur leur smartphone, attendant fébrilement de savoir si la gauche israélienne était parvenue à balayer Benyamin Nétanyahou du pouvoir, un homme dont la politique ne correspond pas vraiment à l’esprit de Parler en paix.
Octobre 2014 : premier cours d’arabe des débutants. Samira, 36 ans, entre dans la salle de classe du lycée Voltaire qui accueille les cours du mardi soir et s’installe à la table du professeur. Ses cheveux sont couverts d’un foulard. Elle démarre le cours. «L’arabe et l’hébreu sont des langues sémitiques, un mot qui vient de Sem, le fils de Noé. L’hébreu et l’arabe ont des tas de caractéristiques en commun, notamment la racine trilitère basée sur trois consonnes…» Les élèves découvriront d’ailleurs au fil des cours que beaucoup de mots se ressemblent étrangement : tête se dit «rosh» en hébreu et «ras» en arabe, le chiffre 1 se dit «arad» en hébreu et «warad» en arabe et… paix se dit «shalom» en hébreu et «salam» en arabe.
Cours d'hébreu au lycée Voltaire, à Paris, le 19 mai, par l'association «Parler en paix».
Cours d'hébreu au lycée Voltaire. Au programme, trois heures d'enseignement et un pique-nique. (Photo Laurent Troude.)

Samira est originaire du Maroc. Elle termine un master didactique des langues et des cultures. Elle est venue là par son mari, d’origine marocaine lui aussi, qui s’était inscrit à Parler en paix l’année précédente pour les cours d’hébreu. «Après une licence d’études islamiques, il avait entrepris un master de civilisation juive mais, pour ça, il avait besoin d’apprendre l’hébreu, raconte Samira. Son prof l’avait orienté sur un "oulpan" [cours d’hébreu intensif, financé le plus souvent par l’agence juive, pour intégrer plus facilement les immigrants juifs en Israël], mais l’oulpan n’avait pas voulu le prendre parce qu’il était musulman. Il était un peu désespéré, son prof a alors pensé à Parler en paix, et cela s’est si bien passé qu’il leur a donné mon nom quand il y a eu besoin de trouver en urgence un prof d’arabe. Cela nous a fait beaucoup de bien, le concept permet de se débarrasser de tous les clichés qu’on a sur les autres.»

LES OPINIONS AU VESTIAIRE

Une bonne heure et demie plus tard, après le break dînatoire, Anna, la trentaine, entre dans la salle des débutants pour le premier cours d’hébreu. C’est une jeune Israélienne de Tel-Aviv qui étudie le cinéma à Paris. Elle est vive et efficace, ne s’embarrasse pas d’explications sémantiques et attaque d’emblée l’enseignement des caractères. Tout en s’attachant à ne laisser filtrer aucune opinion pendant le cours. Interrogée à la sortie, elle la joue cash. «Je donne des cours de langue dans cette association pour gagner de l’argent. Et aussi parce que ce n’est pas une association sioniste. Je n’enseigne l’hébreu que dans des organismes qui ne sont pas sionistes.» Pour un(e) Israélien(ne) très investi(e) dans la cause palestinienne, Parler en paix peut en effet passer pour béni-oui-oui. Il faut savoir que beaucoup d’Israéliens parlent arabe et que de très nombreux Palestiniens parlent hébreu, une langue apprise bien souvent… dans les prisons israéliennes. L’apprentissage des deux n’est donc pas forcément un gage d’ouverture quand, là-bas, on se bat pour la paix.
«Pendant les cours, c’est vrai, on évite les sujets politiques. Si la dernière guerre de Gaza ne s’était pas produite durant l’été, la situation aurait peut-être été compliquée», explique Véronique, la présidente de l’association, 47 ans, ancienne étudiante montée en grade qui se revendique athée, ni juive ni musulmane, simplement passionnée par ces deux cultures. Au point de signaler chaque semaine par mail aux adhérents les diverses activités culturelles possibles liées aux deux langues. «Cette réserve ne nous empêche pas d’étudier, au cours avancé d’hébreu, le texte écrit par l’écrivain arabe israélien Sayed Kashua pour expliquer pourquoi il choisit de quitter Israël.»

POLÉMIQUE ET ÉQUILIBRISME

Une seule fois, l’association a tangué sous la pression de la politique. C’était pendant l’opération «Plomb durci», l’avant-dernière guerre de Gaza, en 2009. Certains professeurs d’arabe s’étaient alors énervés, traitant les responsables de l’association d’«hypocrites»parce qu’ils ne condamnaient pas les opérations israéliennes. Gérard assume cette position d’équilibriste : «Il nous est impossible de faire un communiqué officiel au nom de l’association car nous n’avons pas une opinion unique, se justifie-t-il. La grande réussite de Parler en paix, c’est de pouvoir réunir aussi bien des gens qui ont des cousins dans les colonies juives établies dans les territoires palestiniens que ceux qui militent dans des mouvements de boycott d’Israël. Si l’on brise cette règle, on est foutus…»
La polémique est vite retombée, l’ambiance bon enfant l’a emporté.«On est dans un courant qui réinvente la neutralité mais sans neutralisation, dit Gérard. On a des passions exprimées pour la culture juive ou l’islam, et les deux s’équilibrent.» Gérard lui-même a un parcours intéressant. Cet informaticien de 59 ans a longtemps milité pour la gauche prolétarienne, au côté de Benny Lévy notamment, avant de vouloir se convertir au judaïsme. «J’ai été attiré par le côté subversif que représente le judaïsme, et fasciné par la puissance intellectuelle de l’étude talmudique», confesse-t-il. Comme beaucoup de ses camarades de l’ultra-gauche, il a d’abord été antisioniste. Avec sa femme, Eliane, juive et élève de l’association, ils ont longtemps refusé d’aller en Israël, considérant que ce pays ne respectait ni l’égalité entre ses citoyens ni la justice.«Notre premier voyage là-bas, nous l’avons fait avec Parler en paix en 2005. Et aujourd’hui, je soutiens l’Etat d’Israël car je vois bien que c’est une question de survie, tout en restant très critique du sionisme.»

«LA MÊME ENVIE D’ABATTRE LES MURS»

L’association organise en effet chaque année un voyage dans un pays lié à l’apprentissage des deux langues, ou presque. L’an dernier, c’était Israël et les territoires palestiniens, avec cours d’arabe à Beit Jala, près de Bethléem, et cours d’hébreu à Jérusalem. Cette année, c’était l’Andalousie, avec cours d’hébreu à Grenade et cours d’arabe à Séville. Au total, l’association compte environ 70 adhérents qui paient une cotisation annuelle (400 euros pour les cours ou 30 euros d’adhésion qui donnent droit au bulletin «culturel et aux sorties) pour rémunérer les profs. Parmi eux, des jeunes d’origine maghrébine venus à la suite des printemps arabes et de nombreux Français juifs souhaitant retrouver des pans de leur culture et en profiter pour s’initier à l’arabe.
A l’image de Martine, 62 ans, bibliothécaire née à Alger, dont les deux parents parlaient arabe. «J’avais très envie de retrouver mes racines, juives et arabes. D’ailleurs, j’étudie aussi le judéo-arabe.»Ou Eva, 31 ans, ancienne avocate devenue journaliste. «Mon père étant né en Algérie, j’ai grandi en étant persuadée d’être arabe. Jusqu’au jour où on m’a appris que j’étais juive. Du coup, venir ici me permet de reconstruire ce qui était un peu éparpillé en moi.»Ou encore Anne-Sophie, la cinquantaine, éditrice. «Je connaissais l’hébreu plutôt bien mais j’avais très envie de découvrir l’arabe. L’esprit me plaît, les gens qui viennent ici ont tous la même envie d’abattre des murs. Et je m’y sens bien. Certaines semaines, je viens juste pour l’ambiance.»
Parler en paix aimerait bien se développer, convaincue de porter quelque chose en matière de laïcité à la française, mais l’association manque de soutien. «On pourrait faire plein de choses formidables - dans les prisons, par exemple. Mais on a beaucoup de mal à se faire entendre. A la limite, on n’est pas assez idéologique, on ne sert les intérêts de personne, confie Gérard. Mais j’ai tellement confiance en l’idée que je ne pense pas qu’elle puisse être pervertie.»
Par Alexandra Schwartzbrod Photos Laurent Troude