Les trois brigands font peur à tout le monde. Avec leurs chapeaux noirs, leur tromblon, soufflet et hache rouge, ils terrorisent même les hommes les plus courageux. Un jour, alors qu’ils attaquent une diligence, les malotrus tombent sur une petite fille qui doit aller vivre chez une tante acariâtre. Ils la ramènent dans leur château, deviennent complètement gagas d’elle, lui font mille cadeaux. De méchants sans remords, ils se transforment en trois papas poules résolument modernes. Tomi Ungerer publie cet album fondateur de la littérature jeunesse aux Etats-Unis en 1961 chez Harper & Row. Bien que né en Alsace, il est complètement inconnu en France et a dû s’installer à New-York pour vivre de ses dessins. Il faudra attendre 1968 et l’Ecole des loisirs pour une première publication chez nous. A l’époque, dans l’Hexagone, hormis le Père Castor, la littérature jeunesse n’existe pas, ou presque. Des contes traditionnels, du scolaire, des histoires d’obédience catholique ou communiste, Walt Disney et c’est à peu près tout.
Les Editions de l’école, vénérable maison spécialisée dans les manuels scolaires, font comme les autres, c’est-à-dire rien, et s’en portent très bien ainsi. Tout va pourtant changer en 1963. Après une visite à la Foire de Francfort, les deux présidents Jean Fabre et Jean Delas ainsi que le jeune Arthur Hubschmid découvrent qu’un autre monde est possible. «J’étais d’origine suisse, je voulais vivre à Paris, j’avais 25 ans et j’avais été embauché comme stagiaire typographe», raconte ce dernier, toujours actif. Il reçoit dans les locaux de l’Ecole des loisirs, rue de Sèvres, dans le VIIarrondissement de Paris. Dans la continuité de son bureau, une belle bibliothèque présente une bonne partie des traductions dans les autres langues de leurs albums. «Je cherchais à me marrer et éditer des livres scolaires, c’était assez ennuyeux, continue-t-il. En Allemagne, j’ai découvert des albums et des auteurs absolument inconnus en France et j’ai réussi à convaincre les autres.» En 1965 est finalement fondée l’Ecole des loisirs, il y a cinquante ans tout juste. «Comme cela est souvent rappelé, l’Ecole des loisirs, le journal Pomme d’Api et la Joie par les livres sont nés la même année, dans un mouchoir de poche, remarque Jacques Vidal-Naquet, directeur du Centre national de la littérature pour la jeunesse de la BNF dans On ne s’en fait pas à Paris. Un demi-siècle d’édition à l’Ecole des loisirs de Boris Moissard et Philippe Dumas.Hasard, coïncidence ou esprit du temps, évolution de la perception de l’enfance dans un contexte scolaire (développement de l’école maternelle suivi de l’allongement de la scolarité obligatoire), ces trois entités se déploient en défendant une vision commune de l’enfance et de la littérature qui lui est adressée.»
Innovation.Avec plus de 2 500 titres au catalogue et 250 nouveautés chaque année, c’est l’une des plus importantes maisons d’édition jeunesse, en France et dans le monde, par la qualité, la quantité et l’innovation des auteurs publiés. Plongez un instant dans vos souvenirs ou dans la bibliothèque de vos enfants. Pour les albums cartonnés, Mille Secrets de poussinsPétronille,l’Arbre sans fin, de Claude Ponti ; Max et les maximonstres de Maurice Sendak ; les Loulou de Grégoire Solotareff ; Tu ne dors pas, petit ours ? de Martin Waddell et Barbara Firth, Boucle d’or et les trois ours de Rascal ; Elmer de David McKee ; la famille souris de Kazuo Iwamura. Ou, pour les romans, les Lettres de mon petit frèrede Chris Donner, Max et Moritz de Wilhelm Busch ; les Olga de Geneviève Brisac ; Satin Grenadine et Séraphine de Marie Desplechin, etc. Ces ouvrages sont devenus des classiques et se sont parfois vendus à des centaines de milliers d’exemplaires. Un incroyable fond de catalogue qui rapporte 75% du chiffre d’affaires annuel et assure la pérennité de l’entreprise.
«La volonté de départ a été de briser la manière de raconter des histoires aux enfants», explique Louis Delas. Fils du fondateur Jean Delas, il a pris la tête de la maison indépendante en 2013, après avoir dirigé les départements jeunesse et BD du groupe Flammarion. Il plaisante : «Cela fait à la fois cinquante-trois et deux ans que je suis à l’Ecole des loisirs.» Enfant, il a souvent servi de «cobaye» pour tester les albums avant leur publication. Il défend un artisanat et une politique d’auteurs qui a tendance à se perdre chez d’autres, sous la pression de la nouveauté permanente et des chiffres de vente. «Notre seule volonté a toujours été de trouver de bons écrivains et dessinateurs et de les amener à donner le meilleur d’eux-mêmes, même si cela doit prendre du temps. Si vous arrivez à sortir chaque année un ou deux nouveaux auteurs marquants, c’est déjà formidable», explique-t-il.
Visibilité.La création de l’Ecole des loisirs est indissociable de son époque. L’économie va bien, la société tend vers le mieux, à défaut de vers le bien, et il y a une demande générale de renouvellement dans tous les domaines culturels. «Sans Mai 68, la maison n’aurait pas eu le succès qu’elle a eu», juge Louis Delas. «Cela a donné de la visibilité à notre catalogue, confirme Arthur Hubschmid. Soudain les jeunes parents voulaient d’autres choses, des livres plus irrévérencieux. On est arrivés au bon moment.» Les premiers albums sont des traductions, comme les Aventures d’une petite bulle rouge de Iela Mari ou Petit-Bleu et Petit-Jaune de Léo Lionni. Une communauté de pensée, une vision du monde commune, se crée entre l’Ecole des loisirs, Ursula Nordstrom chez Harper & Row aux Etats-Unis, mais aussi l’éditeur Fukuinkan au Japon. Depuis, le rapport s’est inversé. Avec la disparition des librairies indépendantes, la production s’est formatée outre-Atlantique et est moins intéressante. «Les plus innovateurs, désormais, ce sont la France, les Scandinaves, les Japonais», analyse Arthur Hubschmid.
Pendant dix ans, la production est à perte. Leurs concurrents s’amusent de ces innovations souvent incomprises, parlent de «la danseuse» des Editions de l’école. La littérature jeunesse est un peu comme la bande dessinée : hors des radars des critiques, déconsidérée par avance, alors que la beauté des dessins et la liberté de ton des dialogues rendent certains ouvrages absolument formidables. «Un écrivain qui écrit un livre pour les enfants se décrédibilise immédiatement, si un jour il veut entrer à l’Académie française ou avoir le Goncourt», remarque Geneviève Brisac.
La normalienne, prix Femina en 1996 pour Week-end de chasse à la mère, dirige les collections romans depuis 1989. «Lorsque j’ai commencé à enseigner au collège dans les années 80, je me suis rendu compte que mes élèves étaient dubitatifs par rapport à la lecture. J’essayais de leur faire lire l’Espoir de Malraux, mais ça ne les branchait absolument pas», dit-elle. Ce qu’elle souhaite trouver, c’est un «terrain d’entente», des écritures contemporaines qui plaisent aux bambins, mais «tout était très pasteurisé, emmerdant, pédagogique». Après avoir commencé à Gallimard, elle part rue de Sèvres. «Dans le livre culte de Robert Cormier, la Guerre des chocolats, [roman paru en 1984 sur la maltraitance, le pouvoir et ses victimes, ndlr], Jerry Renault, le personnage principal, s’est collé une affichette dans son pupitre : "Oserai-je déranger l’ordre du monde ?" raconte l’écrivaine. Cela a toujours été mon mot d’ordre. Les livres sont censés être dérangeants sinon on s’ennuie.»
Chemins. De là à dire que la maison d’édition défend une certaine vision politique et militante du monde ? Pas du tout, pour Louis Delas : «Il n’y a jamais de commandes sur des sujets précis. Tous les thèmes doivent être appréhendés avec les enfants, à une seule condition : il faut que cela soit fait avec talent et que cela les aide à construire leurs propres chemins.» Et d’ajouter : «Ce sont les adultes de demain. Dans électeur et lecteur, il n’y a qu’une lettre de différence.» Geneviève Brisac nuance : «Les auteurs parlent de leur époque et les gens qui s’intéressent à l’édition jeunesse sont souvent restés enfantins eux-mêmes et donc ouverts sur le monde et plutôt libertaires.» Elle s’inquiète même «d’une société actuelle plus conventionnelle où la loi du marché s’exerce de plus en plus rudement. La subversion, la fantaisie, la moquerie sont moins évidentes que dans les années 90».
La romancière pointe un paradoxe : il est parfois frustrant de toujours travailler dans son coin, puisque le seul angle médiatique de la littérature jeunesse est celui des chiffres de vente des gros succès, comme Harry Potter, mais d’un autre côté cela donne une liberté immense tant que Jean-François Copé ne joue pas au critique littéraire. «Vous ne deviendrez pas riches, mais vous vous concentrez sur ce que vous avez vraiment envie de faire et d’écrire. Quelqu’un comme Malika Ferdjoukh peut mettre sept ans à écrire un roman, c’est une petite forme de folie.»
Le temps est essentiel pour créer et, dans le système de production actuelle, il est de moins en moins disponible. Dans une autre maison d’édition, Stéphanie Blake n’aurait jamais pu réussir. L’Américaine, née en 1968 dans le Minnesota et arrivée à 8 ans en France, publie en 1994 Un éléphant pour se doucher. Un échec commercial. Ensuite Petit-Jean en 1997 : un autre échec. Puis ma petite sœur Lili la même année. Encore raté. Il faut attendre Caca boudin en 2002, les aventures drolatiques de Simon, un lapin qui passe son temps à dire le gros mot éponyme pour qu’elle connaisse un succès jamais démenti depuis. «Ils m’ont éditée à perte pendant dix ans, raconte-t-elle dans son chaleureux atelier de l’Est parisien.Le luxe en tant qu’auteur c’est de n’avoir jamais eu aucune pression. On m’a vraiment laissée m’épanouir.» La plupart restent des années avec l’Ecole des loisirs et publient plusieurs ouvrages.«C’est très particulier comme atmosphère, approuve Matthieu Maudet, 34 ans, dessinateur notamment de la robinsonnadele Pirate et le Roi avec Jean Leroy. Ils ont une façon de bosser qui est très souple, ils n’ont pas un comité de lecture qui discute pendant des semaines, tu es en relation directe avec ton directeur de collection.» Stéphanie Blake encense Arthur Hubschmid : «Il regarde nos projets avec ses yeux d’enfant. Il découvre l’histoire, nous dit oui, "ça marche", ou non, "ça ne marche pas", et il ne se trompe pas.»
Lune.Là est la plus grande difficulté du travail des éditeurs jeunesse. «Il peut exister mille considérations par rapport aux parents et une certaine vision un peu artistique du livre pour enfants que l’on peut avoir, remarque le jeune Adrien Albert, auteur de Papa sur la Lunemais nous, on se positionne du côté des gamins.» «On fait des livres pour les enfants, pas pour faire plaisir aux parents», confirme Louis Delas, mais ce sont ces derniers qui achètent, «alors il ne faut pas complètement les rebuter non plus»,ajoute Arthur Hubschmid. «Le livre a une réputation variable,continue-t-il. De temps en temps, c’est un objet qui est perçu comme immensément positif, riche, profond. Parfois, et c’est de plus en plus le cas depuis une dizaine d’années, c’est simplement chargé d’ennui.»
Face au défi des bouleversements de lecture et des nouvelles technologies, l’Ecole des loisirs évolue. Une branche, Rue de Sèvres, a été lancée en 2013 pour traiter la bande dessinée pour ados et adultes avec la publication, notamment, du Sculpteur de Scott McCloud. Si Louis Delas ne croit pas à l’adaptation littérale des grands classiques sur tablettes - «il y a une relation trop particulière entre l’enfant, l’album et la personne qui lui lit» -, il est favorable à des projets spécifiques, des créations originales adaptées aux formats numériques.
Son inquiétude réelle concerne plutôt la fin des IUFM et avec elle des formations à la littérature jeunesse qui étaient données aux futurs professeurs. Faire lire, cela s’apprend. Le principe de «L’école des max», des livres sur abonnement que l’enfant reçoit tout au long de l’année, adaptés selon les âges, a fait la fortune de la maison d’édition, mais aussi sa bonne réputation auprès des «médiateurs» : les instits, les bibliothécaires, le personnel de la petite enfance, les parents. Sans ces liens, entretenus par un important réseau interne de commerciaux, pas de succès possible.