INTERVIEW
Quentin Ravelli Sociologue au CNRS
Le monde du médicament en finira-t-il avec la suspicion qui lui colle à la peau ? Ce mois-ci encore, un médicament antinausées a été accusé d’avoir entraîné la mort de 200 personnes. Quant au parquet de Paris, il a ouvert une enquête pour prise illégale d’intérêt après la révélation de liens illicites entre autorités de santé et labos pharmaceutiques par Mediapart. Dans son livre la Stratégie de la bactérie, le sociologue Quentin Ravelli retrace la vie d’un antibiotique banal, la Pyostacine, commercialisé par Sanofi. Pour lui, il ne suffit pas de s’émouvoir des scandales récurrents qui touchent l’industrie pharmaceutique. C’est le fonctionnement normal du système qui est problématique.
A l’image des bactéries, l’industrie pharmaceutique a, selon vous, une capacité d’adaptation rapide à un milieu hostile. Comment expliquer que rien ne change malgré les scandales récurrents ?
On se trompe de cible en réduisant ces conflits d’intérêts à de simples questions d’intérêt personnel. On donne, à chaque fois, l’impression qu’il existe un cas de corruption flagrant, délimité, circonscrit. Arrive alors une nouvelle réglementation, à laquelle les industriels s’adaptent rapidement pour placer à nouveau leurs intérêts. Jusqu’à un nouveau scandale. Mais les scandales ne sont, en réalité, que les reflets d’un fonctionnement plus large. Le conflit d’intérêt n’est pas seulement un problème de moralité personnelle ou de responsabilité individuelle : il est structurellement organisé, et cela depuis des dizaines d’années.
Par exemple ?
Non seulement les industriels produisent les médicaments, mais ce sont aussi eux qui évaluent leur efficacité et leurs effets secondaires. Evaluations qu’ils présentent ensuite aux agences de contrôle. De nombreux médecins trouvent cela aberrant. Et la question de l’intérêt économique des laboratoires se pose bien en amont de la commercialisation : ils vont axer leurs recherches sur le diabète, un enjeu majeur pour les pays riches, plutôt que sur les maladies infectieuses qui concernent plus les pays pauvres. Ils reproduisent ainsi les inégalités de santé au niveau mondial. Cela n’a rien d’illogique : nous sommes face à une industrie capitalistique, qui fait du profit avec la santé. Il n’y a pas de mystères, ni de cachotteries. Ses dirigeants le disent : «Nous ne sommes pas des philanthropes, nous sommes là pour faire des bénéfices.»L’ensemble des rouages de ce système industriel en porte donc l’ambiguïté, malgré les efforts de nombreux salariés, souvent isolés, qui essaient de développer une autre vision de leur métier, de l’usage du médicament. A l’image de ces visiteuses médicales, qui souhaitent promouvoir les antibiotiques de façon moins commerciale, ou des ouvriers, qui luttent contre les suppressions d’effectifs dans un secteur exceptionnellement profitable.
En retraçant la «vie» d’un antibiotique de Sanofi, la Pyostacine, vous montrez comment les services marketing mettent en scène la valeur scientifique du médicament, et sculptent l’usage que les médecins en feront.
La Pyostacine a été mise sur le marché en 1962, et a été très largement prescrite contre les infections dermatologiques. Mais après trente ans d’utilisation, Sanofi se rend compte que les ventes de son antibiotique plafonnent. La firme entreprend alors de le positionner sur un autre marché, le marché respiratoire en pleine expansion, avec la pollution et l’usage de la cigarette. Pour crédibiliser scientifiquement cette nouvelle indication, Sanofi va mettre en place une série d’essais cliniques. C’est ce qu’on a appelé le «tournant respiratoire». Une manière de relancer ce médicament, de lui donner une nouvelle vie. Les choses fonctionnent ainsi : le marché d’abord, la démonstration scientifique ensuite, comme n’importe quelle industrie. Je ne dis pas que le marketing invente de toutes pièces la valeur d’usage d’un médicament. Mais, il utilise certaines de ses possibilités pour en tirer un maximum de bénéfices commerciaux, quitte à créer des arguments fictifs. La Pyostacine est efficace contre certaines infections respiratoires. Mais l’argumentaire préparé par le service marketing, et présenté par les visiteurs médicaux aux médecins, a insisté sur le fait que la Pyostacine ne suscitait pas d’effets secondaires, ni de résistances aux antibiotiques. Des arguments sérieusement contestés. De plus, la Pyostacine de Sanofi coûte extrêmement cher, comparé aux antibiotiques génériqués (24,90 euros la boîte quand il existe des antibiotiques à quelques euros), ce qui pose un problème politique quand on connaît le déficit de la sécurité sociale.
Que font alors les institutions réglementaires ?
Elles n’ont pas les moyens de connaître une autre valeur d’usage que celle qui leur est suggérée par les laboratoires. Ou alors a posteriori, ou bien seulement de manière parcellaire. Le rapport de force bureaucratique joue en leur défaveur. Le nombre de personnes qui y travaillent est insuffisant. Et le phénomène des revolving doors, le va-et-vient professionnel des dirigeants entre sphère publique et privée, rend ces institutions de contrôle perméables aux influences politiques et économiques.
Les discours des laboratoires sont de plus légitimés par des médecins et experts, qui participent à leurs essais cliniques. Quel regard portez-vous sur eux ?
Dans mon voyage au cœur du système Sanofi, j’ai été surpris par la lucidité de certains experts : ils ont compris comment le système fonctionne. Au lieu de les considérer comme des gens corrompus, il faut comprendre qu’ils sont souvent prisonniers de leur propre compétence. Car pour avoir une connaissance suffisante des produits, ils doivent travailler avec les industriels, et de ce fait naviguer entre deux mondes aux vues contradictoires. C’est le dilemme et la tragédie de l’expert, écartelé entre la reconnaissance de son utilité, et la réprobation de son impureté. Il y a, par ailleurs, en France, une tradition propre aux médecins libéraux très attachés à leur liberté, à leur indépendance, qui a imprégné le monde de l’expertise. Or, la liberté de l’expert est une fiction : il est d’autant plus influençable qu’il doit constamment se déplacer d’un monde à un autre. Reste que les temps ont profondément changé, et que les stratégies d’influence des labos sont désormais plus fines et complexes.
Justement, une fois que la valeur d’usage a été redessinée par le marketing de l’industrie pharmaceutique, comment se développent-elles auprès des médecins ?
Jusqu’à récemment, c’étaient surtout par le biais des visiteurs médicaux : ils rencontraient au moins cinq médecins par jour pour les convaincre de prescrire la Pyostacine. Leurs arguments étaient scientifiques - ils s’appuyaient sur les résultats vulgarisés des effets cliniques - et extra-scientifiques : une façon de se rapprocher humainement des médecins, de les soutenir dans leur pratique professionnelle, de leur offrir une tribune pour partager leur connaissance dans les congrès à l’étranger, de leur organiser des dîners entre confrères. Cela fait partie de ce que Sanofi a appelé le projet «petits princes» : les visiteurs médicaux doivent, peu à peu, gagner la confiance du médecin - le «renard» dans le récit de Saint-Exupéry.
Vous notez aussi combien les laboratoires surveillent les médecins.
Augmenter les prescriptions passe par la connaissance de leurs pratiques. Celles-ci peuvent être contrôlées de manière très informelle : les visiteurs médicaux vont à la pharmacie du coin pour demander si tel médecin prescrit tel antibiotique. Ou bien de manière beaucoup plus structurée, par la constitution de ce qu’on peut appeler des réseaux d’intelligence pharmaceutique, par analogie avec les renseignements généraux. Des entreprises collectent des informations - en faisant des sondages, en récupérant les données de la sécurité sociale - puis les revendent aux industries qui vont établir des indicateurs, comme «l’élasticité» des médecins au discours des visiteurs médicaux : leur réceptivité. Mais avec les scandales des dernières années, les visiteurs médicaux ont été très critiqués, et le lobbying de l’industrie s’est affiné : les laboratoires cherchent avant tout à convaincre les médecins reconnus et écoutés, meneurs d’opinion, qu’on appelle en marketing les key opinion leaders.
Quelles sont les nouvelles techniques promotionnelles de l’industrie ?
L’idée est de passer par-dessus le monopole des médecins pour toucher les patients. Développer les blogs sur Internet, traiter de questions plus politiques comme la dépression adolescente. «L’éducation thérapeutique» vise à développer la culture médicale des patients. Tout cela a pour modèle le système américain dans lequel la promotion de médicaments, auprès du grand public, et leur vente en supermarché sont autorisées.
Derrière les concepts marketing, il y a une marchandise bien physique. Votre plongée dans les usines bruyantes de Sanofi renvoie au réel.
Certains ouvriers ont une sorte de relation affective à la bactériePristinae spiralis, d’où vient le principe actif de la Pyostacine. Ils l’appellent la «Bébête», la «Bestiole», la «Bête». Ils veulent qu’elle «soit contente», et multiplient, comme on peut l’imaginer, les blagues autour de cet organisme vivant qu’il faut ensemencer, qui se reproduit à une vitesse incroyable, et qui mange du soja ou de la mélasse de betterave. Une conception dominante des sciences humaines a tendance à considérer que tout est construit socialement, que tout n’est qu’élaboration intellectuelle et psychologique. Dans un monde où on parle beaucoup de désindustrialisation, d’économie immatérielle ou virtuelle, les «biographies de marchandises, comme celle que j’ai tentée de dresser avec cet antibiotique, rappellent que toutes les choses sont bien issues d’une exploitation de la force de travail, que ces objets que l’on consomme ont une histoire.
Recueilli par Sonya Faure et Eric Favereau