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jeudi 16 avril 2015

Comment « retourner » un djihadiste

LE MONDE CULTURE ET IDEES |  | Par 


Entre le 29 avril 2014 et le 15 mars 2015, plus de 3 000 Français « en voie de radicalisation djihadiste  » ont été signalés aux autorités nationales. Parmi eux : 25  % de mineurs, 35 % de femmes, 40  % de convertis. Le 13 avril, la commissaire européenne à la justice, Vera Jourova, estimait, dans un entretien publié par Le Figaro, que 1 450 Français figuraient parmi les 5 000 à 6 000 volontaires européens partis pour la Syrie rejoindre la « guerre sainte  ». Ces chiffres ne font que le confirmer : il est urgent, en France, de freiner la radicalisation islamiste.


Volet préventif


Comment « retourner  » ces jeunes qui menacent de rejoindre le djihad  ? Comment enrayer la radicalisation salafiste en prison  ? Quel traitement réserver à ceux qui sont partis en Syrie et qui en reviennent  ? Depuis les attentats de janvier, les autorités françaises mettent les bouchées doubles pour dépasser la seule réponse sécuritaire.

Il était grand temps  : alors que certains de nos voisins européens – le Royaume-Uni, le Danemark – s’y étaient attelés depuis plusieurs années, il a fallu attendre avril 2014 pour que le gouvernement présente un plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes. Celui-ci vise avant tout « à démanteler ces filières, à empêcher les déplacements générateurs de menaces, à coopérer plus efficacement au niveau international  », précise le préfet Pierre N’Gahane, secrétaire général du comité interministériel pour la prévention de la délinquanceMais il comprend également un volet préventif visant à repérer et accompagner « des personnes susceptibles de basculer dans la radicalisation, afin d’éviter qu’elles sombrent dans une trajectoire terroriste  ».

Le défi est immense, la méthodologie encore embryonnaire. Bricolage, tâtonnements, expérimentations  : voilà, grosso modo, où en est la lutte contre la radicalisation islamiste. En France comme partout en Europe. Au sein de ce vaste laboratoire, une question divise notre République laïque : dans les tentatives qui s’ébauchent ici et là pour « retourner  » les candidats au djihad, faut-il prendre en compte la dimension religieuse  ? Tenter de déconstruire le discours de cette branche terroriste du salafisme, courant lui-même radical de la religion musulmane, prônant le retour à l’islam des origines  ?

« La plupart des Etats européens ont été réticents à s’impliquer sur le terrain religieux, et se sont abstenus de contester directement le corpus doctrinal de l’islam politique, pour éviter de donner l’impression d’une “guerre de religion” », explique Mathieu Guidère, islamologue et géopolitologue à l’université Toulouse-II, qui dirige depuis 2004 un programme de veille tripartite (France, Etats-Unis, Canada) sur la radicalisation.

Ce cloisonnement est marqué en France, où la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat interdit tout mélange des genres. « On ne peut pas se cacher derrière la laïcité pour ignorer qu’il y a des tensions croissantes entre elle et le religieux. Mais le fonctionnaire qui travaille dans la fonction publique a, depuis cent dix ans, pour logiciel de ne pas se préoccuper de religion. Ni celle de ses collègues ni celle du citoyen français qui vient le voir  », martèle l’ex-député socialiste Serge Blisko, président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).


Une vision du monde binaire


Dans l’Hexagone plus qu’ailleurs, on privilégie donc une approche sociopsychologique de la déradicalisation. Notamment sous l’égide de la Miviludes, qui a confié cette tâche à Dounia Bouzar, responsable du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI). « Notre retour d’expériences nous mène à penser que le désembrigadement ne peut passer par un simple discours religieux alternatif qui condamnerait la violence. Tenter de raisonner le radicalisé avec le “bon islam” renforce l’autorité du discours de l’islam radical en illustrant ce qu’il lui a annoncé. Le radicalisé évolue dorénavant dans une vision du monde binaire, où tous ceux qui n’adhèrent pas à son idéologie font partie d’un complot  », affirme cette anthropologue.
Pour les jeunes en voie de radicalisation, elle préconise de ne jamais se placer sur le terrain du savoir et d’une discussion théologique, mais de « passer par l’émotion et l’affect  ». Mais d’autres, tel le spécialiste des questions internationales Pierre Conesa, estiment qu’on ne peut construire de contre-discours efficace à la radicalisation des esprits en évacuant la question théologique.

Pour prévenir un danger, il faut d’abord le définir. Qui sont les candidats au djihad  ? Dans quel contexte se radicalisent-ils  ? Quel rôle jouent, dans ce processus, la psychologie de groupe, l’environnement sociopolitique, les revendications nationalistes, la religion  ? Répondre à ces questions se révèle d’autant plus complexe que l’islam radical, qui a longtemps touché majoritairement les jeunes musulmans des banlieues défavorisées, se répand désormais dans les classes moyennes, voire supérieures.

Il touche des adolescents de plus en plus jeunes (15-16 ans), des étudiants, des diplômés, parfois des familles tout entières. Plus les individus sont jeunes, plus la proportion de filles et de convertis augmente. Une diversité des candidats au djihad qui inquiète au plus haut point le sociologue Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et auteur de l’ouvrage Radicalisation (Maison des sciences de l’homme, 2014).
« Ce phénomène nouveau est très dangereux pour la société, pour la démocratie, pour ces jeunes eux-mêmes et pour leur famille. Il faut vraiment le prendre à bras-le-corps et essayer de le comprendre avant d’apporter une solution sur le moyen et le long terme. Sur le court terme, ce qui s’impose est évidemment d’empêcher leur départ autant que possible, de circonscrire le périmètre de leur action, d’essayer de faire en sorte qu’ils ne puissent pas nuire aux autres ni à eux-mêmes  », commentait-il il y a quelques semaines, lors d’un débat organisé sur ce thème par l’Ecole pratique des hautes études en psychopathologie. Le sociologue se déclare particulièrement troublé par l’implication croissante des filles, jusqu’alors très minoritaires à se radicaliser. « Aujourd’hui, on estime qu’elles représentent environ 20 % des personnes qui sont parties d’Europe vers la Syrie. C’est énorme ! »


Perte de repères


Quelles sont les raisons qui poussent un jeune Européen à s’engager dans cette guerre sainte ? A s’identifier à un autre djihadiste, syrien ou irakien ? « Aucune explication n’est pour le moment satisfaisante  », admet Asma Guenifi, psychologue clinicienne à l’Association française des victimes du terrorisme. Seule certitude : de culture musulmane ou non, ils ont en commun d’être en perte de repères et en rupture avec leur environnement. Chez ces jeunes en grande fragilité psychologique, le discours djihadiste ne vient pas tant combler un désir de religion qu’une faille identitaire, un désir d’aventure, le besoin d’embrasser une cause. Ce qui n’empêche pas ladite religion et son extrême radical, à mesure que l’endoctrinement progresse, de prendre le pas sur tout le reste.

Dans le cadre de son plan de prévention et d’accompagnement des familles, le gouvernement français a mis en place en avril 2014 un Numéro vert (appel gratuit)  : en un an, il aurait reçu plus de 1 500 signalements pertinents. « Depuis les attentats de janvier, la fréquence des appels a doublé, voire triplé  », précise le président de la Miviludes, Serge Blisko.
En fonction des éléments communiqués par les proches, le niveau de radicalisation est évalué sur une échelle de 1 à 4. Les cas les plus inquiétants sont orientés vers les services de sécurité et de justice ou vers un hôpital psychiatrique. Les autres vers une équipe associative spécialisée dans le désendoctrinement, où ils bénéficient d’un suivi social et psychologique. Une démarche préventive assez similaire à celle mise en place au Danemark pour les jeunes en voie de radicalisation ­islamiste – à Aarhus depuis 2007, à Copenhague depuis 2009.

En France, deux expériences de ce type sont actuellement en cours. La première, encadrée par la Miviludes, est menée par Dounia Bouzar au CPDSI : au 31 décembre 2014, 325 familles avaient déjà bénéficié de ce suivi. La seconde, conduite depuis l’automne 2014 par la juriste et docteure en psychologie Sonia Imloul, fondatrice de la Maison de la prévention et de la famille, a lieu dans un appartement de la Seine-Saint-Denis en partenariat avec la préfecture de police de Paris. Contrairement à l’équipe de Dounia Bouzar, celle de Sonia Imloul intègre parmi ses médiateurs un salafiste « quiétiste  » (non violent) – prenant ainsi en compte, ne serait-ce que partiellement, la dimension religieuse et idéologique de la radicalisation.
Toutes deux privilégient autant que possible les groupes de parole avec des « repentis  » – ces combattants revenus de Syrie choqués, voire traumatisés par ce qu’ils y ont vécu. Et toutes deux se heurtent au même constat : la déradicalisation de ces jeunes à la dérive ne peut pas être efficace si elle ne s’accompagne pas d’une réinsertion sociale, scolaire ou professionnelle, et d’un suivi sur le moyen terme.


Se rendre invisible


Bien différente de cette prise en charge préventive et familiale est la question posée par le milieu pénitentiaire, dont on sait qu’il constitue l’un des hauts lieux de la radicalisation djihadiste. Farhad Khosrokhavar connaît la question mieux que personne, pour y avoir mené, de 2011 à 2013, deux ans de recherche financée par le ministère de la justice. Dans les Cahiers de la sécurité et de la justice, dont le numéro paru en avril est entièrement consacré à « La radicalisation violente  », il détaille combien les foyers du terrorisme en prison ont évolué ces dernières années, au point d’évoquer un « nouveau paradigme  » : au modèle classique du djihadiste « extraverti » (port de la barbe et de la djellaba, participation aux prières collectives non autorisées en prison, prosélytisme, etc.) se substitue de plus en plus un modèle « introverti  ».

Désormais, « la plupart de ceux qui ont des tendances radicales dissimulent leur foi pour échapper à la vigilance des surveillants. C’est ainsi que certains des détenus rasent leur barbe, non parce qu’ils auraient remis en cause leur credo islamiste, mais pour se rendre invisibles auprès de l’administration pénitentiaire  », affirme le sociologue. Autre trait notable, selon lui, de ces nouveaux terroristes en puissance : la disparition de larges réseaux au profit de microgroupes de deux à trois personnes, « ce qui exclut d’emblée les “balances” qui rapporteraient les faits à l’administration carcérale  ».

Face à cette nouvelle donne, comment organiser la lutte ? Comment protéger la majorité des détenus des pressions exercées par cette minorité de prosélytes (début 2015, les autorités dénombraient 283 personnes emprisonnées pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme, dont 152 islamistes radicaux) ? Après avoir mené à Fresnes une expérience de regroupement des détenus radicalisés (exception faite des plus durs d’entre eux, placés en isolement), la garde des sceaux, Christiane Taubira, a annoncé son intention de créer cinq quartiers de ce type dans des maisons d’arrêt franciliennes.

« Nous proposons d’isoler, dans les maisons d’arrêt, les individus radicalisés dans un quartier à l’écart de la population carcérale, dans la limite de dix à quinze personnes, pour permettre une prise en charge individualisée et adéquate  », a détaillé le socialiste Jean-Pierre Sueur, rapporteur de la commission d’enquête du Sénat sur les réseaux djihadistes, dont les travaux ont été rendus publics le 8 avril. Le ministère de la justice a par ailleurs lancé en février un programme de « recherche-action  » dans deux établissements pénitentiaires d’Ile-de-France, en partenariat avec l’Association française des victimes du terrorisme (AFVT) et l’Association dialogues citoyens (ADC). L’objectif : améliorer les critères de détection des détenus en voie de radicalisation et élaborer des programmes de prise en charge.


Une forme de certitude absolue


Reste la question, très délicate, des djihadistes rentrés en France (plus de 200, selon les chiffres officiels les plus récents). Faut-il, comme le préconisent les députés UMP Eric Ciotti et Valérie ­Pécresse, les envoyer, non pas en prison, mais dans des centres de « désendoctrinement  » similaires à celui qu’expérimentent les Danois à Aarhus ? Les traiter comme des « présumés coupables  » auxquels serait réservée une justice d’exception, ce que suggère l’ancien ministre UMP Xavier Bertrand ?

Pour le sociologue Farhad Khosrokhavar, la solution doit être plus nuancée. « Parmi ceux qui sont déjà de retour en France et se trouvent en prison en tant que prévenus, il faut distinguer trois groupes  », détaille-t-il. Ceux qui sont revenus en tant que djihadistes endurcis, contre qui « tout devrait être fait pour les empêcher de sévir  » ; ceux qui ont été désillusionnés par le spectacle de la mort gratuite, de la violence irrationnelle, qu’il faudrait prendre en charge « afin qu’ils puissent se désendoctriner  » ; ceux, enfin, pour qui l’événement a créé un vrai traumatisme, qui nécessite une prise en charge psychologique. Dans tous les cas, insiste le sociologue, il importe de séparer les djihadistes avérés de tous les autres. Faute de quoi ces derniers risquent de basculer à nouveau dans la radicalisation, « parce que les endurcis ont une forme de certitude absolue d’incarner le bien qui les immunise contre toute forme d’intervention extérieure  ».

Parmi les mesures annoncées pour le milieu carcéral depuis les attentats de janvier figure également l’augmentation du budget consacré à l’aumônerie musulmane, et la création de 60 postes d’imams. Cette mesure « va dans le bon sens  », estime la sociologue Ouisa Kies, chef de projet à la direction de l’administration pénitentiaire pour la détection et la prise en charge des détenus radicalisés, en rappelant que l’islam a beau être « la première religion carcérale, on compte à ce jour seulement 182 aumôniers musulmans contre 700 catholiques  ».

Encore faut-il, pour que ces bénévoles puissent contribuer à la lutte contre la radicalisation religieuse, qu’ils soient formés à cela. La sociologue observe par ailleurs que leur contribution ne peut en aucun cas « être la seule réponse  ». Notamment vis-à-vis des détenus souffrant de maladies mentales, population « dont la proportion augmente rapidement  » et qui se révèle particulièrement sensible à la radicalisation.


Une dimension laïque de l’islam


Détection et lutte contre les dérives sectaires, surveillance et moyens accrus dans les prisons : l’Etat est là dans son rôle. Il n’en devient pas moins urgent, soulignent de nombreux experts, que les élites musulmanes prennent leur part dans le combat contre le salafisme djihadiste. « Il faudrait que la société civile prenne également ce problème en charge, avec une participation beaucoup plus importante de la communauté musulmane, comme c’est le cas au Danemark ou en Belgique, affirme ainsi l’islamologue ­Mathieu Guidère. Il existe en son sein de nombreux intellectuels, hommes et femmes, qui veulent montrer qu’il existe une dimension laïque de l’islam, qu’il existe des musulmans laïques comme il existe des chrétiens et des juifs laïques… Mais ils sont invisibles. Personne ne leur donne la parole, et ils ne sont pas représentés au sein du Conseil français du culte musulman. »

Si les programmes de déradicalisation sont un élément indispensable de la lutte contre le terrorisme, il rappelle que c’est « l’éducation à la tolérance religieuse et à l’acceptation de l’altérité qui est la clé de l’avenir  ». Un projet dans lequel les élites de la communauté française de culture musulmane ont à l’évidence leur rôle à jouer.

A lire 
Radicalisation, de Farhad Khosrokhavar (Maison des sciences de l’homme, 2014). 
« La radicalisation violente », Cahiers de la sécurité et de la justice n° 30, mars 2015 (Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice/Documentation française, 160 p., 22,50 €).

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