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dimanche 22 mars 2015

Névroses technologiques

20 MARS 2015





Comment les textos et les mails agissent-ils sur nos névroses ? Autrefois (il y a quinze ans) écrire une lettre prenait, mettons, deux jours. Trouver un timbre et une enveloppe, poster la lettre, attendre qu’elle parvienne à son destinataire : deux ou trois jours, davantage pour l’étranger. Le temps que la lettre soit lue, que la réponse soit écrite, qu’elle fasse le trajet retour : il était normal d’attendre une bonne semaine que la boucle soit bouclée.
Cette attente-là pouvait déjà nous mettre dans tous nos états. Mais aujourd’hui ? Je vais y aller à la hache et diviser l’arbre de la névrose en trois grandes branches : l’hystérie, l’obsession, la paranoïa. Un tronc à part, c’est la perversion. La psychose, c’est encore un autre arbre. Autant de façons plus ou moins invalidantes d’être au monde et d’être avec les autres. Greffons la névrose avec la prothèse moderne que sont les moyens technologiques d’être en contact. Et prenons l’hystérique - la noblesse des névroses, disait Freud. Autrefois, l’hystérique, homme ou femme, s’inquiétait du silence au bout d’une semaine. Aujourd’hui, avec les textos, l’attente de l’hystérique commence au bout d’une minute. Surtout avec la fonction «lu» qui indique que ça y est, l’autre a ouvert le message. Pourquoi ne répond-il pas ? Pourquoi me laisse-t-elle languir ? Une heure sans réponse, et les scénarios s’échafaudent. Une journée à attendre, l’autre a rompu ou est mort.

L’hystérique a besoin de l’autre comme spectateur, comme justification de sa vie. Le paranoïaque, lui, est plus circonspect. Mais lui aussi est accéléré par les textos. Il se sent surveillé, épié et scruté de façon plus pressante. Derrière tout message se cache un autre message, un autre sens que le sens apparent. Que lui veut-on ? Pourquoi ce texto à cette minute précise, pourquoi ce smiley qui n’est pas drôle, et cette abréviation est-elle une allusion ? Il va aussi surveiller l’autre, espionner son portable. Bâtir à coups de textos preuves sa certitude qu’il est trahi. Quant à l’obsessionnel, ce qui s’accélère en lui c’est son besoin d’organisation, de propre. Classer ses mails et textos, les relire dix fois avant et après envoi, faire des dossiers et des sous-dossiers, les nommer et les renommer, choisir de les effacer ou pas, c’est sa façon à lui de faire avec l’angoisse, de la matérialiser par la masse des messages ou leur absence. Sa façon à lui de se sentir, péniblement, vivant.
Evidemment on peut être hystérique à tendance paranoïque, etc. Toutes sortes de nuances et combinaisons. Le pervers, lui, va utiliser textos et mails pour s’approprier sa victime et bâtir un appareillage pour en jouir. Le pervers ne voit pas l’autre comme sujet mais comme objet, son objet. Ajoutez Facebook et Twitter à ce schéma, et voyez le pervers s’y déployer, l’hystérique y déborder, le paranoïaque s’y tapir, l’obsessionnel se retenir. Pour les psychotiques, la structure est encore tout autre. Quand on reçoit les messages directement dans sa tête, ils sont beaucoup plus envahissants que des textos.
Ce n’est pas que les textos soient mieux ou moins bien que les lettres. Les Liaisons dangereuses ne serait, certes, pas le même livre avec des textos, mais la guerre amoureuse y ferait autant rage. Une fois l’attente déclenchée, elle est la même (aussi noble, aussi pathétique) mais en accéléré. La Religieuse portugaise attendrait aujourd’hui comme hier avec autant de passion, mais à toute allure. Et sûrement cette accélération modifie nos amours. Mais là, j’ai besoin de l’espace du roman (et de la vie) pour l’explorer.
Je suis allée à Constanta, en Roumanie, à l’embouchure du Danube, l’ancienne Tomes où Ovide a été exilé. Je faisais une traduction de ses lettres. En l’an VIII de son exil, elles mettaient six mois à arriver à Rome, par bateau, en bravant tempêtes et pirates. Elles traversaient parfois par voie de terre, portées par un centurion qui tentait de pacifier ces territoires rebelles. Les réponses, sur papyrus ou plaques de cire, prenaient encore six mois. En l’an VIII, Tomes était le bout du monde connu. Le facteur, si on peut l’appeler ainsi, passait une fois par an. Ovide était un hystérique devenu mélancolique par la force des choses (aujourd’hui on diraitbipolaire). Il écrivait des centaines de lettres, souvent la même en «copié-collé» gravée au stylet dans la cire. Il réclamait qu’on le ramène à Rome. Puis, il sombrait. Le genre de type à faire biper votre téléphone toutes les secondes, et plus rien pendant des mois. Et moi, sur la plage de l’ancienne Tomes, j’envoyais des textos, je me souviens, à un ami au Canada. La réponse me parvenait dans la seconde. Je contemplais la mer Noire sous la Lune, la même mer et la même Lune, mais pas du tout la même Terre.
Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.

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