Ici Turku, seconde ville de Finlande, à une cinquantaine de kilomètres d’Helsinki. En plein centre s’étale un vaste quartier baptisé Science Park où se mélangent universités, hôpitaux et entreprises biomédicales. Pas ou peu de cloisons entre les trois. «On est trop petits pour se séparer», dit un des responsables qui gère ce partenariat peu commun.
Olli Carpen fait partie de Science Park. La petite cinquantaine, une assurance à l’américaine, des propos clairs et nets. Il a longtemps été professeur à la Harvard Medical School à Boston. Depuis un an, il occupe une chaire de médecine à l’université de Turku et dirige parallèlement une biobanque.
Notre professeur est comme un poisson dans l’eau dans cet univers où il peut déployer sans limite sa passion : mettre sur pied la médecine de demain, avec un objectif qu’il place au-dessus de tout, le bien-être et la santé de la population. Le mois dernier, lors d’un topo à des journalistes européens, il a joué cartes sur table, sûr de lui.

CHANGEMENT D’ÉPOQUE

Sur une diapo sont affichés les différents facteurs qui influent sur le capital santé de tout un chacun. Rien que de très classique : pour 40%, ce sont d’abord nos modes de vie ; pour 30%, nos prédispositions génétiques ; pour 15% le contexte social dans lequel nous évoluons, pour 5% seulement le système de santé et 5% encore notre exposition environnementale.

«La médecine d’hier est une médecine de réaction, qui soigne, répare et guérit», explique Olli Carpen. A l’entendre, ce temps-là est terminé. «Il faut passer à la médecine dite P4», dont les prémices ont été posées il y a une vingtaine d’années par tout un courant nord-américain qui entend se fixer sur le patient et non sur la maladie. Pourquoi diable «P4» ? Parce que cette médecine doit être«préventive»,«prédictive»,«personnalisée», et enfin«participative».«Pour cela, nous avons besoin des données personnelles de l’individu.» Le Pr Carpen argumente : «Si on veut lancer cette dynamique d’une médecine qui intervient au plus tôt, on ne peut pas se fonder sur des modèles animaux. Nous avons besoin d’études de population, qui auront un rôle clé pour cette phase transitoire.» A priori, des idées de bon sens : il s’agit de prévenir plutôt que de guérir. Mais là où tout bascule, c’est avec l’apparition et surtout le développement des… biobanques. Et, plus généralement, des big data en santé.
«Phase transitoire» : le mot est lâché, nous changeons d’époque. Des flots d’informations se déversent. Mais comment les susciter, puis les organiser ? Comment installer de nouvelles structures qui récupéreraient, sans limites, les échantillons biologiques de tout un chacun ? «Cela peut se faire facilement, en collectant les sérums, l’ADN, mais aussi des tissus congelés», détaille Olli Carpen. L’idée est d’arriver à mettre peu à peu sur pied de gigantesques banques de données biologiques où les chercheurs pourront puiser, lancer des recherches, émettre des hypothèses pour construire ce nouveau paradigme médical à base de dépistages précoces et thérapies ciblées, le tout pour le plus grand bonheur du patient.
Illusion futuriste ? De fait, ce scénario est en marche, car nous sommes en Finlande, petit pays de 5,5 millions d’habitants, «idéal pour poser les jalons de cette nouvelle médecine, analyse sans complexe le Pr Carpen. D’abord, nous avons un système de santé de bonne qualité qui couvre l’ensemble de la population. Ensuite, nous vivons dans une société aux liens forts, avec une Sécurité sociale efficace, une population homogène et surtout confiante, qui porte un regard positif sur la recherche et la médecine. Si c’est possible en Finlande, c’est parce que nous avons des lois qui permettent un consentement quasi automatique de la personne quand elle entre dans le système de santé».
Le dispositif commence à prendre forme : déjà, plus de 500 000 personnes ont apportéleurs échantillons, mis en relation avec plus de 10 millions de diagnostics existant, sans oublier 100 millions d’analyses biologiques en tout genre. «Avec toutes ces données,poursuit Olli Carpen, on pourra développer une approche vivante de biobanque, aller vers l’identification et la validité de certains marqueurs. Il sera possible de mettre au point des diagnostics, mieux connaître la progression de certaines pathologies, pour enfin donner une réponse la plus appropriée possible au patient.»

DÉMARCHE CITOYENNE

Dans les faits, de telles biobanques existent déjà, à Turku - une des toutes premières au monde à voir le jour, dans la foulée d’un établissement irlandais - mais aussi à Helsinki. A Turku, la grande particularité réside dans une collaboration étroite avec l’université et les trois hôpitaux de la ville. «Avec ce partenariat, nous pouvons y arriver, lâche le Pr Carpen. Les biobanques hospitalières vont permettre de booster les recherches, mais aussi de créer les conditions pour faire venir des biocompagnies.» Quid du patient ? La législation finlandaise est ouverte : les échantillons sont prélevés quand ils sont hospitalisés ou suivent un traitement. Il faut juste leur consentement.
Pour ce chercheur, tout coule de source, il ne voit guère de problèmes éthiques, simplement le déroulement d’une démarche citoyenne : «Consentir à donner un tissu est un acte volontaire pour aider au développement de la santé publique, insiste-t-il. Il est très probable que, dans quelques dizaines d’années, les bénéfices des biobanques permettront d’améliorer les diagnostics et les traitements.» Et de citer les travaux de son équipe sur le cancer de l’ovaire ou colorectal, qui ont entraîné une meilleure évaluation de l’efficacité des traitements, et la définition des facteurs prédictifs.
Ainsi émerge, peu à peu, cette médecine de demain. «Avec les biobanques, nous sommes à la première phase, celle de l’établissement de nouveaux marqueurs permettant des diagnostics très tôt et des traitements personnalisés. Ensuite, il y aura la mise au point de facteurs de risques, ou de facteurs prédictifs. Enfin, une surveillance au plus près de la population», résume Olli Carpen. Et c’est là qu’intervient, à quelque 50 kilomètres, un autre projet, réalisé à l’université d’Helsinki, qui insiste sur son caractère«national». C’est la «Digital Health Revolution», un des trois axes stratégiques de recherche lancé par l’Agence finlandaise d’innovation. «Ce sont des projets visionnaires, qui combinent différentes sources, dont les données personnelles de chaque individu, explique le responsable de l’agence, Pekka Soini. Le programme est construit sur l’idée qu’un individu peut contrôler ses données, pour améliorer ensuite sa propre santé.»
Schématiquement, il s’agira de rassembler toutes ces connaissances au niveau national, puis de les retourner à l’individu. Bref, opérer un perpétuel va-et-vient entre les études sur la population et les informations individuelles.

UN COACH POUR ACCOMPAGNER LES PATIENTS

Le processus a commencé sous la forme d’un programme pilote, qui vient d’être lancé : il vise à constituer un premier groupe de 100 puis 1 000 patients. Ils se surveillent et on les surveille. Ils sont équipés d’une série de petits capteurs qui recueillent tout au long de la journée des données de base (rythme cardiaque, alternance vigilance-sommeil, etc.). A chaque moment clé, ces informations sont collectées, analysées, mises en rapport avec les facteurs prédictifs que les études globales de population auront pu identifier. Ces patients ne sont pas laissés dans une démarche solitaire : un coach les accompagne, qui déchiffrera avec eux les données. Exemple : on établit une courbe sur le risque cardiaque de telle personne, que l’on va comparer à la moyenne de la population.«Entre son profil génétique, son lieu de vie et ses données de santé personnelles, il pourra adapter son mode de vie», explique un des protagonistes du projet, Myles Byrne.
En somme, la boucle est bouclée, avec des personnes mises volontairement sous surveillance sanitaire, et toute une chaîne, du malade au contrôle, du contrôle à la prise en charge. «On est un petit pays homogène, on peut faire ces vastes opérations», insiste le Pr Carpen. N’est ce pas un monde à la Orwell qui se dessine ?«C’est pour le bien-être de la population», entend-on souvent auprès des spécialistes.
Ces chercheurs n’ont guère de doutes. Sûrs d’eux, de leur réussite et de l’efficacité de leur système. Mais, par exemple, qu’en est-il des conflits d’intérêts, massifs dans le monde de la santé ? «Quels conflits ? répond Myles Bernes. Nous travaillons tous pour le même objectif : le bien-être général.»