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jeudi 26 février 2015

Le mal a du bon

ROBERT MAGGIORI

Dans Aurore, Nietzsche, toujours avisé, constate : «Jusqu’ici c’est sur le bien et le mal que l’on a le plus médiocrement réfléchi : ce fut toujours une affaire trop dangereuse. La conscience, la bonne renommée, l’enfer et même, à l’occasion, la police, ne permettaient et ne permettent aucune impartialité.» Jean-Clet Martin, philosophe et romancier, spécialiste de Derrida, Foucault et Deleuze, reprend l’idée en ouverture de son essai : la réflexion sur le mal «suscite crainte et soupçon», au point que, sans parler de Sade, on a pu accuser Machiavel ou Spinoza d’«avoir conclu un pacte avec des forces obscures». Penser le mal, ce n’est évidemment pas céder à la bienséance, qui voudrait qu’il fût tout entier «de l’autre côté» de la montagne, là où il y a l’«ennemi», ni à la convenance, qui l’attacherait aux seuls actes de fous et barbares - inhumains. C’est exposer la philosophie aux «mauvaises rencontres», la conduire dans une «zone d’exclusion, parfois aveugle», où elle se trouve contrainte de changer ses concepts, les tordre, les abandonner ou leur ajouter des extensions inédites. C’est ce que tente Martin, en allant traquer dans des «carrefours sans éclairage»quelque pensée hétérodoxe, inexploitée, chez Spinoza, Nietzsche, Descartes, Pascal, Kierkegaard ou Deleuze - mais aussi bien chez les héro(ïne)s de la littérature (de Achille ou Hector à Justine, Emma Bovary, la princesse de Clèves), voire des démons sortis de l’enfer dantesque ou certains vampires…
Qu’on ne s’attende pas à une étude méthodique du mal et de ses manifestations, qui procéderait en démontrant point par point ce qu’elle avance. Martin est plutôt «inspiré», et sa pensée procède par associations ou fulgurances. «Le fantastique, le fantasque est la seule voix que nous pouvons entendre lorsque s’ouvrent les portes sur un infini sans raison, redevable d’une logique des passions que la raison ignore», dit-il.
On se laisse dès lors facilement désorienter, en devinant que le «mal», justement, est partout où les choses ne sont que ce qu’elles sont, normées et prévisibles, sans possibilités d’excroissances, de «déroute», de lignes de fuite imaginaires, ou d’accouplements monstrueux. Ainsi, abordant le chapitre «Mauvaises Rencontres» (précédant «Une physique des vertus» et «Littérature passionnelle»), Martin parle-t-il, paradoxalement, de… l’amitié, et en fait une «vertu infernale», une «fusion dangereuse et secrète» qui peut unir l’homme à un homme, l’homme à l’animal, l’homme à Dieu, qui toujours «porte vers l’ailleurs», en «terre étrangère», et dont la particularité est d’être non de l’ordre de la «physique des corps», mais de la relation «chimique» instable, où rien n’est, maisdevient, détruisant ainsi tout socle identitaire. «La personne, son imagination mesquine, inadéquate, ne comptent plus par rapport aux forces de la nature qui en prennent possession, les détournent des préoccupations quotidiennes, l’amitié devenant amitié des herbes, de la neige, des molécules et des astres qui nous déterminent dans un mouvement d’extérioralité, d’arrachement à soi.» Le mal serait de n’être que soi. Mais ce n’est que le début de cette «critique de la raison pathétique» qui s’aventure dans bien d’autres «enfers» de la philosophie où «l’illogique de la pensée» brûle encore et aide peut-être à réaliser que«le mal a ses fleurs qui sont aussi des vertus».
Jean-Clet Martin Le Mal et autres passions obscures Kimé, 132 pp.



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