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jeudi 22 janvier 2015

Comment on fait des bébés

LE MONDE CULTURE ET IDEES |  | Par 

Depuis une dizaine d’années, ils voient défiler dans leur bureau des cohortes de députés coréens et d’universitaires japonais qui tentent de percer le mystère de la fécondité française. Les chercheurs de l’Institut national d’études démographiques (INED) leur projettent des graphiques sur la natalité et leur expliquent les grands principes des politiques publiques françaises. « Au cours des quatre ou cinq dernières années, nous avons reçu plus d’une dizaine de délégations coréennes ! », sourit le démographe Olivier Thévenon. Hantés par le spectre de la dépopulation, ces experts venus d’Asie sont à la recherche de la recette magique qui fait de la France la championne d’Europe de la fécondité.


Depuis le début des années 2000, l’Hexagone règne en effet en maître sur les classements européens. Après deux décennies de baisse, dans les années 1970 et 1980, la natalité est repartie à la hausse à la fin des années 1990. Depuis cette date, la France navigue juste en dessous du seuil mythique de 2,1 enfants par femme, qui correspond au taux de renouvellement des générations – elle l’a encore confirmé, en 2014, en affichant un indicateur conjoncturel de fécondité de 2,01. « En économie, l’Allemagne est l’homme fort de l’Europe. En démographie, la France est la femme forte de l’Europe », résume en plaisantant le démographe Ron Lesthaeghe, membre de l’Académie royale de Belgique et professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles.


Le reste de l’Europe est entré dans un étrange hiver démographique. Cinquante ans après le baby-boom de l’après-guerre, le taux de natalité des Vingt-Huit s’est effondré : en 2012, il est tombé à 1,58 enfant par femme. Les pays méditerranéens démentent, année après année, toutes les idées reçues sur la généreuse fécondité des cultures catholiques : l’Espagne, le Portugal et l’Italie ont enregistré, ces dernières années, une chute dramatique de leur natalité (1,4, voire 1,3 enfant par femme). Les pays germanophones – Allemagne, Suisse, Autriche – ne font guère mieux, pas plus que ceux de l’ancien bloc communiste – Pologne, République tchèque, Slovaquie ou Hongrie. Partout en Europe, les élites s’interrogent avec inquiétude sur ce reflux de la natalité.

Le cocktail qui a fait ses preuves en France, mais aussi dans les pays scandinaves, n’a pourtant rien de mystérieux : il allie une famille moderne fondée sur l’égalité hommes-femmes et des Etats qui mènent de fortes politiques publiques en se comportant en « bons pères de famille », selon l’expression de Laurent Toulemon, démographe à l’INED. « Aujourd’hui, la natalité a besoin de ces deux ingrédients, confirme Ron Lesthaeghe. Au premier abord, la recette a l’air simple mais elle n’est pas facile à mettre en œuvre : il faut beaucoup de temps pour dessiner et installer un nouveau modèle familial. »

Car la famille ne relève pas de l’évidence ou de la nature : c’est un monde constitué de normes sociales d’une grande complexité. Pour désigner ces conventions implicites, le sociologue américain Ronald Rindfuss parle de « family package ». « Au Japon, par exemple, le family package est très contraignant, explique Laurent Toulemon. Une femme qui se met en couple doit aussi accepter de se marier, d’obéir à son conjoint, d’avoir un enfant, d’arrêter de travailler après sa naissance et d’héberger ses beaux-parents âgés. C’est un peu le pays du tout ou rien. En France, le family package est plus souple : une femme qui se met en couple n’est pas obligée de se marier, ni même d’avoir des enfants. Les normes sont plus ouvertes et les familles plus variées. »


Conception ouverte de la famille


La plupart des pays du sud de l’Europe sont construits sur le modèle du family package japonais. En Italie, en Espagne, au Portugal, à Chypre, à Malte ou en Grèce, les normes familiales sont rigides : il est mal vu qu’une femme travaille lorsqu’elle a un enfant en bas âge, comme il est mal vu qu’elle vive en couple ou qu’elle ait un enfant sans passer devant monsieur le maire – dans tous ces pays, le taux de naissances hors mariage est d’ailleurs inférieur à 30 % alors qu’il dépasse 50 % en France, en Suède ou en Norvège. Au Japon comme dans le sud de l’Europe, ce family package à l’ancienne a visiblement des conséquences dramatiques sur la fécondité : les taux sont inférieurs à 1,4 enfant par femme.

Tout autre est la situation de la France et de la Scandinavie. « Dans ces pays, la norme familiale est beaucoup plus souple : les noces tardives, les familles recomposées, la monoparentalité, les naissances hors mariage et les divorces sont nettement plus fréquents que dans le sud de l’Europe, poursuit Laurent Toulemon. Le discours sur ces évolutions familiales est en outre apaisé : en France comme dans les pays du nord de l’Europe, on n’a pas une vision catastrophiste et inquiétante de la famille moderne. » Cette conception ouverte de la famille semble très favorable à la natalité : en France, en Suède, en Norvège ou en Finlande, les taux de fécondité dépassent 1,8 enfant par femme.


La carte européenne de la fécondité


Au centre de ce modèle familial né à la fin du XXe siècle, figurent le principe de l’égalité des sexes et son corollaire, le travail des femmes. Une évolution que les partisans de la famille traditionnelle redoutaient en affirmant haut et fort, dans les années 1960 et 1970, que la natalité serait la première victime de ce bouleversement des hiérarchies. Cinquante ans plus tard, la réalité leur a donné tort : aujourd’hui, la natalité européenne est élevée dans les pays où les femmes travaillent, faible dans ceux où elles restent plus fréquemment au foyer. « Leur autonomie est la clé de voûte du système », résume Laurent Toulemon.

La carte européenne de la fécondité recoupe d’aille urs de près la carte de l’activité féminine. Dans les pays qui sont en pleine santé démographique, comme la France et les pays scandinaves, les femmes participent pleinement au marché du travail : en 2010, le taux d’emploi des femmes de 24 à 54 ans atteignait 83,8 % dans l’Hexagone, 84,4 % en Finlande, 85,6 % au Danemark et même 87,5 % en Suède, soit un taux à peine plus faible que celui des hommes. Dans les pays du sud de l’Europe ou au Japon, qui sont en pleine déprime démographique, le taux d’activité des femmes est nettement plus bas : seules 64,4 % d’entre elles travaillent en Italie, 71,6 % au Japon, 72,2 % en Grèce et 78,3 % en Espagne.

Ces statistiques auraient stupéfié les démographes européens des années 1960 ou 1970. « Jusqu’à la fin des années 1980, les pays qui affichaient des taux de fécondité élevés étaient, au contraire, ceux où le travail des femmes était peu fréquent, rappelle Olivier Thévenon, à l’INED. A l’époque, le projet familial était une priorité : les femmes se mariaient, elles avaient des enfants, elles les élevaient et, ensuite, s’il leur restait du temps et si elles en avaient envie, elles entraient éventuellement sur le marché du travail. Aujourd’hui, nous assistons à un complet renversement de perspective : non seulement l’emploi n’est plus un frein à la natalité, mais il est devenu l’une des conditions d’accueil de l’enfant. »

Il l’est d’autant plus devenu qu’en France comme dans les pays scandinaves, la culpabilité associée au travail des femmes s’efface peu à peu. « Les enquêtes sociales européennes montrent de grandes disparités dans le regard porté sur l’activité féminine, poursuit Olivier Thévenon. En France, les femmes qui travaillent alors qu’elles ont des enfants de moins de 3 ans ne sont pas considérées comme de mauvaises mères : la norme est souple, la liberté est grande. En Allemagne, en revanche, elles sont souvent accusées d’être des mères corbeaux qui délaissent leurs enfants. Dans ce pays, la culture bismarckienne des trois K – Kinder, Küche, Kirsche (les enfants, la cuisine, l’église) – n’a pas disparu. »


Phénomènes historiques et culturels


Pour que la fécondité soit forte, il faut donc que la société prenne ses distances avec le modèle familial traditionnel organisé autour de la figure du « bread winner » – le « monsieur gagne pain » des années 1960 ou 1970. Mais il faut aussi que l’Etat soutienne avec conviction les familles. Et là encore, un fossé sépare la France et la Scandinavie des pays méditerranéens. Dans l’Hexagone et le nord de l’Europe, les politiques familiales sont généreuses : elles représentent plus de 3 % du produit intérieur brut (PIB) en Norvège et en Finlande, plus de 3,5 % en France et en Suède, plus de 4 % au Danemark. Dans le sud, les chiffres sont nettement plus modestes : les dépenses atteignent à peine 2 % du PIB en Italie, moins d’1,5 % en Espagne, au Portugal et en Grèce.

Ces différences d’approches sont, pour l’essentiel, liées à des phénomènes historiques et culturels. « Dans le sud de l’Europe et en Allemagne, on considère que c’est à la famille, et non à l’Etat, de prendre en charge les enfants, précise Laurent Toulemon. Cette tradition est le fruit de l’histoire : dans les pays anciennement fascistes ou nazis comme l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne, l’idée de faire des “enfants pour la patrie” était si prégnante qu’encore aujourd’hui, les discours natalistes suscitent beaucoup de réticences et d’embarras. Ce n’est pas le cas dans les pays scandinaves ou dans l’Hexagone, où l’on accepte très bien que l’Etat intervienne dans les affaires familiales en créant des crèches ou des écoles maternelles. »


Structures d’accueil pour la petite enfance et écoles maternelles


En France, les politiques familiales sont anciennes : elles sont nées au début du XXe siècle, dans des entreprises paternalistes qui accordaient des suppléments de salaire aux parents de jeunes enfants. Dans les années 1930 et à la Libération, l’Etat a pris le relais en généralisant les allocations familiales et en instituant des réductions fiscales pour les parents. A ces avantages financiers, se sont ajoutées, au fil des ans, des structures d’accueil pour la petite enfance et des écoles maternelles. « Pour qu’une politique familiale marche, il faut qu’elle soit généreuse, mais aussi qu’il y ait de la continuité, de la constance et du consensus afin que les familles aient confiance en l’Etat, souligne Olivier Thevenon. C’est le cas en France. »

Si la politique familiale française soutient efficacement la natalité, c’est aussi parce qu’elle a épousé le modèle souple plébiscité par les couples. « La France a choisi d’aider toutes les familles, quels que soient leurs choix conjugaux, souligne Laurent Toulemon. Cela n’a pas toujours été le cas : dans les années 1970, l’Union nationale des associations familiales (UNAF) était ainsi réticente à l’idée que l’Etat aide les foyers monoparentaux ou les familles dites “décomposées”. Mais les études ont montré que ces personnes étaient les mêmes que les couples mariés défendus par l’UNAF. Tous les parcours familiaux comportent des périodes de fragilité : il est donc légitime, comme on le fait en France, d’aider toutes les familles – surtout quand elles en ont besoin ! »


« Les modes de garde sont cruciaux »


Reste le « comment ». Quelles sont les politiques familiales qui favorisent la fécondité ? Faut-il se contenter de distribuer des aides financières, comme le fait, par exemple, le Luxembourg ? Ou y ajouter des crèches, comme le font les pays scandinaves ? Les conclusions des chercheurs qui ont tenté d’évaluer l’impact de ces mesures sont sans ambiguïté : les aides financières ont un effet « avéré mais limité », selon l’expression du démographe Olivier Thévenon, mais les services d’accueil des tout-petits font très nettement la différence : lorsqu’ils sont nombreux et accueillants, comme dans les pays du nord de l’Europe, la natalité se porte bien. « Les modes de garde sont cruciaux », résume M. Thévenon.

Le Conseil de l’Europe l’a bien compris. En 2002, il a fixé un objectif ambitieux aux Etats membres : à l’horizon 2010, un tiers des enfants de moins de 3 ans devait disposer d’un mode de garde « formel », qu’il s’agisse d’une crèche ou d’une assistante maternelle. La France a dépassé cet objectif : aujourd’hui, un enfant sur deux bénéficie d’une place dans un système d’accueil. Le chemin est encore long – seuls 16 % des petits accèdent à une crèche, alors qu’il s’agit du mode de garde plébiscité par les parents – mais le système est loin d’être indigent. « Le contexte français est plus généreux que la moyenne européenne », résument Nathalie Le Bouteillec, Lamia Kandil et Anne Solaz dans Populations et Sociétés, une publication de l’INED.

Cet effort en faveur des modes de garde porte ses fruits : la natalité française est élevée, comme elle l’est dans les pays scandinaves où les services de la petite enfance sont encore plus développés que dans l’Hexagone – 54 % des enfants norvégiens et 65 % des Danois de moins de 3 ans bénéficient d’une place en crèche. Dans les pays méditerranéens, ainsi que dans le centre et l’est de l’Europe, les places d’accueil sont beaucoup plus rares : le taux ne dépasse pas 40 % en Italie, en Espagne et en Grèce, et chute même à 23 % en Allemagne, 14 % en Autriche, 10 % en Hongrie, 7 % en Pologne et 4 % en République tchèque. Ce déficit de mode de garde pèse lourdement sur la natalité : dans ces pays, l’indicateur de fécondité ne dépasse pas 1,45 enfant par femme.


La carte de la fécondité correspond à celle des modes de garde


A y regarder de plus près, la carte de la fécondité correspond d’ailleurs étrangement à celle des modes de garde. « En Allemagne de l’Est, la fertilité est plus élevée qu’en Allemagne de l’Ouest, constate Ron Lesthaeghe. La ligne de partage, qui coïncide avec la vieille frontière de la RDA, reflète deux traditions différentes au regard de la prise en charge de la petite enfance : il y avait et il y a toujours beaucoup de crèches à l’est, peu à l’ouest. Les contrastes apparaissent également lorsque l’on compare les cantons flamands de Belgique et leurs voisins allemands : la fertilité est plus élevée côté belge, là où les places en crèches sont nombreuses, les journées d’école plus longues et les activités périscolaires mieux organisées, ce qui permet aux femmes de concilier leur travail et leur famille. »

Finalement, le cocktail magique qui intrigue tant les experts coréens ou japonais qui défilent au siège de l’INED n’a rien de mystérieux : en Europe, la natalité est forte dans les pays où les normes familiales sont souples, où les femmes peuvent travailler, où les politiques familiales sont généreuses et où la prise en charge des tout-petits est bien organisée. Dans les pays, pourrait-on résumer, qui se sont adaptés, vaille que vaille, à la nouvelle donne du XXe siècle que représente l’égalité hommes-femmes. « La souplesse des sociétés est un élément très important, résume Laurent Toulemon. Si elles ne parviennent pas à adapter leurs traditions familiales au nouveau contexte politique de l’égalité hommes-femmes, cela entraîne de facto un refus de l’enfant. » Le chemin de la fécondité serait-il plus simple qu’on ne le croit ?

À LIRE 
« Evaluer l’impact des politiques familiales sur la fécondité », d’Olivier Thévenon, « Informations Sociales », Démographie et protection sociale, CNAF n° 183, pp. 52-62 (2014).

« The Impact of Family Policy Packages on Fertility Trends in Developed Countries », d’Angela Luci-Greulich et Olivier Thévenon (2013), « European Journal of Population », vol. 29 (4), pp. 387-416, DOI : 10.1007/s10680-013-9295-4.
« Les Politiques familiales en France et en Europe : évolutions récentes et effets de la crise », d’Olivier Thévenon, Willem Adema et Nabil Ali (2014), Population & sociétés, n° 512, juin 2014, http://www.ined.fr/fr/publications/population-et-societes/politiques-familiales-france-europe/
« Childbearing Trends and Policies in Europe », de Tomas Frejka, Tomas Sobotka, Jan M. Joem et Laurent Toulemon (2008), Special Collection 7, Demographic Research, Volume 19, 1-29, p. 1-1178. http://www.demographic-research.org/special/7/.

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