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mardi 20 janvier 2015

«Charlie»: éthique de conviction contre éthique de responsabilité

DIDIER FASSIN


Le 14 janvier, l’interview de Caroline Fourest sur Sky News au sujet des attaques contre Charlie Hebdo s’est brutalement interrompue au moment où, à l’insu de son hôte, l’invitée a brandi le dernier exemplaire du journal pour en montrer la couverture au public britannique. La journaliste Dharshini David s’est alors excusée auprès des téléspectateurs qui auraient pu être«offensés» en rappelant que la politique de sa chaîne était de ne pas montrer les caricatures du Prophète. Cette censure a immédiatement déclenché des réactions d’indignation de la part des médias français et l’intéressée a parlé «d’une violence inouïe et d’une hypocrisie absolue».
L’épisode s’inscrit dans un contexte plus large où deux pratiques éditoriales s’opposent. Les uns, notamment en France, considèrent qu’il est important de montrer pour défendre le droit d’expression. Les autres, particulièrement en Grande-Bretagne mais aussi aux Etats-Unis, estiment qu’il est préférable de ne pas montrer pour ne pas blesser les musulmans. Nombre de commentateurs revendiquent la première posture et stigmatisent la seconde, dans laquelle ils voient au mieux de la complaisance, au pire de la lâcheté. Je voudrais suggérer que, plutôt que de caricaturer, si j’ose dire, on peut essayer de comprendre, et plutôt que d’imaginer que s’affrontent une position morale et une autre immorale, penser que ce sont deux éthiques qui sont en jeu. On n’aurait donc pas un combat entre le bien et le mal, entre ceux qui ont raison et ceux qui ont tort, mais une confrontation de deux approches éthiques de la politique.
Le sociologue allemand Max Weber peut nous aider sur ce plan. Dans une conférence fameuse sur la politique, il écrit que «toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées». D’un côté, «l’éthique de conviction» repose sur le principe kantien du devoir : il faut agir en fonction de principes supérieurs auxquels on croit. De l’autre, «l’éthique de responsabilité» relève de la philosophie conséquentialiste : il faut agir en fonction des effets concrets que l’on peut raisonnablement prévoir.
Bien sûr, précise le sociologue, «cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction.» Néanmoins, face à une décision politique engageant des choix éthiques, l’une ou l’autre de ces positions prévaut : «Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire, le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir.» Homme de conviction, Max Weber penche cependant vers l’éthique de responsabilité.
Dans le cas de la publication des caricatures, on voit clairement se dessiner les deux positions. L’éthique de conviction se réfère au principe supérieur de la liberté de la presse et, au-delà, de la liberté d’expression : la démocratie suppose que chacun puisse dire ce qu’il veut, même si cela peut offenser une partie des citoyens. Représenter le Prophète nu dans une position grotesque demandant «tu les aimes mes fesses» ou lui faire dire qu’il est «dur d’être aimé par des cons» peut être vécu comme outrageant par des musulmans mais fait partie du droit de rire de tout et, notamment, au nom du principe de laïcité, des religions. On n’entrera pas ici dans la discussion sur les limites juridiques de cette liberté d’expression et de ce droit de rire tels qu’elles ont été fixées dans la loi française, ce qui implique des exceptions à la règle.
L’éthique de responsabilité invoque, de son côté, les conséquences prévisibles, en sachant que toutes ne le sont évidemment pas. Elles se situent à plusieurs niveaux. D’abord, de nombreuses personnes peuvent se sentir blessées par l’atteinte à ce qu’elles ont de plus sacré et parce qu’elles perçoivent comme des insultes explicitement dirigées contre elles. Ensuite, les réactions hostiles peuvent prendre des formes violentes à la fois dans le pays de publication, mais aussi, compte tenu de la circulation de l’information, partout dans le monde, mettant en péril non seulement des journalistes mais aussi bien d’autres. Enfin, l’indignation suscitée peut favoriser la radicalisation de certains segments de la population musulmane ou fournir des armes idéologiques aux fondamentalistes dans leur guerre contre le monde occidental, aggravant ainsi les tensions internationales.
Les partisans de l’éthique de conviction n’éludent toutefois pas une responsabilité plus diffuse, en particulier au regard de conséquences lointaines (comme la construction d’un espace démocratique), de même que les partisans de l’éthique de responsabilité ne manquent pas de conviction, notamment en termes de tolérance à l’égard des croyances des autres (on peut être athée et se défendre d’attaquer la religion) et de respect de la dignité (on peut critiquer une religion sans en avilir les symboles). Il ne s’agit donc pas de simplifier les positions, d’autant que de nombreuses variantes existent, mais de rendre compte du type d’argument qui prévaut in fine pour ceux qui décident de publier et pour ceux qui décident de ne pas publier.
Du reste, on peut aussi, «provincialiser l’Europe», comme y invite l’historien indien Dipesh Chakrabarty, en se rappelant que ces éthiques sont aussi mobilisées ailleurs par d’autres. L’éthique de conviction, en matière de liberté d’expression, prend un sens particulier et implique un remarquable courage dans des pays non ou peu démocratiques : songeons à Cheikh Ould Mohamed Ould Mkheitir condamné à mort pour apostasie en Mauritanie à la suite d’écrits critiquant la sévérité plus grande du Prophète à l’encontre de ses ennemis juifs que de ses ennemis arabes et la légitimation par l’islam du système inique des castes ; pensons aussi à Raif Badawi puni de dix ans de prison et 10 000 coups de fouet en Arabie Saoudite pour avoir défendu la liberté d’expression sur son blog ; rappelons encore Baher Mohamed, Mohamed Fahmy et Peter Greste, journalistes d’Al-Jezira emprisonnés en Egypte pour avoir fait des reportages sur les violences du régime militaire contre les défenseurs de la démocratie. L’éthique de responsabilité, dans le contexte actuel de tensions, se manifeste aussi dans les discours de ceux des chefs religieux et des responsables politiques qui, dans les pays musulmans, prônent la modération et le dialogue.
On peut certes défendre l’une ou l’autre éthique, mais on ne peut considérer qu’une position est éthique et que l’autre ne l’est pas. L’ironique paradoxe serait en effet que ceux qui défendent la liberté d’expression radicalisent leur position au point de n’être plus en mesure d’accepter que s’expriment d’autres opinions que la leur.
Auteur de «la Question morale (PUF) et de «l’Ombre du monde» (Seuil).

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