Paris, Grand Palais, cet automne, durant la Foire internationale d’art contemporain (Fiac). Les quatre danseurs sont placés de part et d’autre de la pièce. Chacun, plongé dans son monde, effectue une série de gestes mystérieux, qui semblent pourtant familiers. La jeune fille à gauche bouge ses mains comme si elle faisait face à un clavier qu’elle effleurerait à peine. Puis elle énonce d’une voix claire : «2009». Dans le public, une femme qui filme la chorégraphie avec son iPhone laisse échapper une exclamation. Elle vient sans doute de voir la troublante similitude qui relie les gestes exécutés par les performers à ceux qu’elle fait avec son appareil portable : «slide to unlock», «zoom in» ou «focus».
What Shall We Do Next,performance-vidéo de l’artiste Julien Prévieux, est le fruit d’une résidence en Californie. L’œuvre part de tous ces gestes qui permettent d’activer des fonctions sur tel ou tel objet high-tech. On connaît le fameux slide to unlock (faire glisser pour déverrouiller) à l’origine de la guerre Apple-Samsung. Et il existe des centaines de gestes similaires que l’artiste répertorie minutieusement depuis 2006, en allant sur le site de l’agence américaine de la propriété industrielle, l’USPTO.

Ingénieur de formation, Prévieux décrit la dernière tendance, l’engouement pour le vêtement-interface : «Tee-shirts, bracelets, chaussures. Partout où il faut déclencher une fonction sur un objet connecté, il va y avoir un ou des gestes associés.» Ces gestes à venir sont brevetés, alors même que la technologie qu’ils sont censés activer n’existe pas encore… et n’existera peut-être jamais. Quels sont ils ? A qui appartiennent-ils ? Que préfigurent-ils pour notre avenir ?
Cœur avec les doigts. «On est encore dans une période de balbutiements, d’établissement d’un vocabulaire», explique Prévieux. Certains gestes sont mal conçus, comme celui inventé pour lancer l’alarme anti-incendie, retirée du marché en panique car elle se déclenchait dès qu’on levait le bras. Parmi tous ceux qu’il a décortiqués, inventions de constructeurs automobiles, de petites boîtes d’appareillage médical ou délires de gros groupes de la Silicon Valley, l’artiste précise qu’il n’est pas évident d’anticiper. Comment savoir lesquels de ces gestes virtuels trouveront une existence réelle ?«Pour certains, on voit vite qu’ils ne seront pas développés.» Ainsi dessubgestures d’Apple, ces «gestes intégrés à un autre geste» (comme une boucle ou un zig-zag qui pourraient suivre le slide to unlock). La plupart d’entre eux restent trop compliqués à réaliser, et surtout à retenir.
Autres échecs, celui des gestes liés au modèle tactile de Blackberry ou encore la déception de Leap Motion, capteur de mouvements pour ordinateur, qui provoquerait d’après des utilisateurs une certaine fatigue musculaire. Pour exister et espérer devenir un standard, un geste doit être simple. Le succès d’une technologie peut également prendre du temps, l’exemple le plus célèbre étant celui de la souris. Conçue dans les années 60, l’invention n’était à l’origine pas destinée au grand public mais aux informaticiens voulant traiter des data. Ce n’est qu’après vingt ans de pratique, et la révolution de l’ordinateur domestique, qu’elle devint l’évidence que l’on connaît aujourd’hui. Le geste le plus absurde inventé jusqu’ici ? «Ceux associés à la SmartWig», s’amuse Prévieux, la «perruque intelligente» déposée par Sony. La gestuelle consiste, entre autres, à se frotter les favoris pour activer certaines fonctions !
Sur le site de l’USPTO, l’agence fédérale vous vend la description du geste breveté qui vous intéresse, à l’unité ou par abonnement. Si la pratique peut surprendre, elle entretient à plein régime la «guerre des brevets» que se font désormais les multinationales du numérique. Le coup d’envoi a été donné en 2012 par Apple. La compagnie de Cupertino dépense alors des fortunes pour défendre son brevet slide to unlock afin de contrer Samsung.
Mais si Apple, qui brevette frénétiquement la moindre de ses inventions, reste en tête, Google tâche de rattraper son concurrent direct dans le domaine. L’entreprise a notamment racheté Flutter, système intégrant une caméra capable de contrôler des applications médias par gestes. On lui doit également le brevet numéro 547, déposé l’année dernière afin de sécuriser «l’ensemble des gestes manuels captés par un appareil, que soit un smartphone ou les Google Glass». Ainsi ce cœur réalisé à deux mains, qui pourrait par exemple signifier «like» afin de signaler sur un réseau social quelque chose qu’on aime. De même que des gestes pour trier ou sélectionner, que ce soit sous la forme d’une boucle, d’un carré ou d’un rectangle.
Breveter un geste ne veut pas dire qu’il faudra obtenir une autorisation pour l’effectuer. En revanche, les dispositifs techniques du même type ne pourront utiliser ce même geste. Adieu au cœur dessiné par les deux mains, pour les romantiques qui ne disposeraient pas d’un appareil Google autorisé à y répondre. Jusqu’à preuve du contraire, c’est-à-dire litige avec un concurrent.
«Grammaire des mouvements». Le phénomène est comparable à Hollywood, où les grands studios achètent le plus possible de synopsis, même si peu de scénarios seront adaptés au final, pour éviter à tout prix qu’un autre le fasse à leur place. «Quand tu mets un brevet, tu dis : je possède cette chose, rappelle Julien Prévieux. Or les gestes font partie des biens communs, comme le langage ou l’air.» Le problème recoupe aussi celui qui oppose les tenants du «copyright» à ceux du «copyleft». Dans l’autre camp, celui de l’open-source, on n’a encore que peu d’exemples de gestes-interfaces inventés sans brevet restrictif - à partager - à la Elon Musk. On se souvient du manifeste de Dan Saffer pour la création d’une«grammaire des mouvements pour des fonctions gestuelles communes»,qui fit long feu. Ou de «l’espéranto des gestes» développé par Younghee Jung chez Nokia. L’objectif était d’inventer un geste universellement compréhensible pour signifier «coupez votre téléphone portable». Il n’est pas anodin que l’on doive à une console de jeux vidéo, la Wii, les gestes les plus perfectionnés et habiles de l’interface homme-machine à ce jour, repris par la suite dans de multiples applications non ludiques.
Business lucratif, le brevetage frénétique des gestes est devenu l’un des nerfs d’une guerre de l’économie numérique. Il faut replacer cela dans un contexte plus large, celui de «l’accélération» qui caractérise ce nouveau capitalisme, selon le sociologue et philosophe Hartmut Rosa. Et de la«société de l’anticipation» comme l’appelle Eric Sadin, philosophe et spécialiste des technologies : l’optimisation de l’existence passe par la maîtrise de ce qui vient. «Il ne s’agit pas de nous diriger façon Big Brother, mais de monétiser, à moindre coût et pour le moindre risque.»
Chef d’orchestre. La réalité dépasse parfois la (science-)fiction, comme dans le cas du film Minority Report. On doit la gestuelle de Tom Cruise quand, tel un chef d’orchestre, il manie plusieurs écrans à la fois du bout de ses doigts, à John Underkoffler. Fort du succès «anticipé» de cette technologie dans le film, la firme Oblong l’a créé en vrai. Elle est aujourd’hui approchée par Boeing, General Electric, et l’armée américaine la harcèlerait pour développer son invention.
Ces gestes s’inscrivent en fait dans la longue histoire des interfaces homme-machine, et on pourrait remonter jusqu’au Thérémine du début du siècle,cet étrange instrument de musique dirigé par les mouvements de la main du compositeur, sans rien toucher d’autre que l’air. Il ne faudrait d’ailleurs pas sous-estimer leur caractère potentiellement bénéfique. Comme toutepharmakon (technique), tout dépend de l’usage. Les applications médicales, par exemple, sont nombreuses qui s’en inspirent déjà. Pour autant, on peut facilement percevoir le caractère aliénant de ses derniers avatars.
Pour le philosophe Elie During, qui a défendu avec succès l’œuvre de Julien Prévieux devant le jury du prix Marcel-Duchamp, «What Shall We Do Next ? rend manifeste que ces gestes du futur, nous les performons déjà à chaque instant lorsque nous nous soumettons docilement, et parfois avec une excitation fébrile, aux protocoles gestuels prévus pour les interfaces utilisateurs que nous manipulons quotidiennement : iPad et téléphone portable, conduite assistée et dispositifs domotiques.» Ataxie, dystonie et autres tics : les symptômes sont multiples. Dernier en date, l’Oculus Rift peut créer une forme de cinétose, rebaptisée «mal de la réalité virtuelle».
Petite révolution. Mais pourquoi, malgré tout, ces gestes continuent-ils d’exercer une telle fascination ? Outre le pouvoir de séduction immense des nouvelles technologies, savamment entretenu par des designers de génie comme ceux d’Apple, c’est parce qu’ils dessinent précisément les contours de notre avenir que ces gestes nous plaisent tant. «L’avènement de l’écran tactile a induit un rapprochement quasi fusionnel entre l’humain et la technique : le corps est devenu l’interface majeure de nos relations aux machines», explique Eric Sadin. Un «rapport haptique», qui fluidifie et intensifie nos liens à l’information.
Une révolution quasi invisible, silencieuse, bien plus pernicieuse que ces robots construits à notre image, au Japon, qu’on voudrait faire passer pour notre futur. «Jeu sans manette signifie jeu avec tout le corps. Kinect répond à chacun de vos mouvements, proposait le slogan associé à la Xbox 360. La manette, c’est vous.» Les Google Glass en sont la suite logique, qui font un pas de plus vers l’intégration totale. C’est votre regard, désormais, qui devient le curseur.
C’est aussi toute la force de l’œuvre de Julien Prévieux. En chorégraphiant ces gestes qui n’existent pas (encore), en les incarnant par ces danseurs, l’artiste nous fait réaliser cette petite révolution copernicienne dans notre rapport aux machines. Il concrétise devant nos yeux ce qui nous échappe le plus : le fait que l’interface, aujourd’hui, c’est notre corps. Par une forme de servitude volontaire, nous nous soumettons à ces gestes. Libre à nous, comme les danseurs, de nous les réapproprier.