Gilet bleu marine sur pull rose, Mme Lyon parle le morvandiau, le patois de ce pays où finit le Nivernais quand débute le Morvan, et où les chevreuils traversent les prés dans la brume. A 92 ans, elle habite la maison grise où vivaient déjà ses grands-parents, dans le hameau de Marnay (Nièvre). Il n’est pas loin de midi et le gros pendulier balance au mur. M. Lyon est enfoncé dans son fauteuil, devant un déambulateur qu’il fixe des yeux, hagard et tremblant. Depuis plusieurs années, cet ancien ouvrier agricole est atteint d’Alzheimer. Il ne peut plus se déplacer, même jusqu’à la table à manger. Quant à Mme Lyon, elle a «simplement mal aux genoux». Les époux Lyon font partie de la dizaine de «personnes isolées», qu’Isabelle, une aide à domicile, visite chaque semaine, pour faire le ménage ou apporter un médicament. «Il y a des gens qui ne voient que nous dans la journée», glisse-t-elle. Il y a une dizaine de jours, Isabelle est devenue une«voisine active», nom des participants du dispositif «Faire Compagnie», lancé en octobre par le maire socialiste de Lormes, Fabien Bazin.
Celui-ci promeut l’idée des «Villages du futur», qu’il espère bien voir essaimer dans les campagnes françaises : un ensemble d’actions visant à revitaliser les zones rurales, à lutter contre l’isolement de leurs populations et l’idée qu’on s’y ennuie à mourir. Via une plateforme internet, Faire Compagnie consiste à relier plus efficacement les isolés avec les services sociaux, et les habitants entre eux, pour un coup de main, un échange de services ou simplement un peu de conversation.
«Modèle rural». Sur le site, relayé par une page Facebook on trouve l’annonce de Patrick : «Bonjour, je recherche une personne qui pourrait de temps en temps me déposer au lac de Pannecière pour que je puisse rendre visite à des amis.» Ou celle d’Huguette : «Je cherche quelqu’un pour boire un café en discutant.» Pour l’instant, le dispositif fait ses premiers pas : en plus des professionnels, soixante-dix habitants du canton jouent le jeu. «Je veux pas qu’on m’aide ! Je suis indépendante !» grogne Mme Verca, ancienne dactylo de 93 ans et veuve, même si elle reçoit chaque semaine la visite d’une «aide-ménagère qui est plus qu’une aide-ménagère» et celle de Nicolas, 24 ans, en contrat aidé au centre social des Portes du Morvan. C’est lui qui l’a initiée à sa tablette numérique toute neuve, prêtée pour six mois par la mairie. Depuis, Mme Verca s’en est acheté une. Assise dans sa salle à manger, sonotones aux oreilles, elle glisse un doigt sur la machine, montrant les mails que lui envoie sa fille. «C’est ma famille la plus proche, elle est en Seine-et-Marne», raconte-t-elle. «Il fallait organiser ce qui existait déjà informellement, explique Fabien Bazin, badge Faire Compagnie à la veste. On s’est rendu compte que personne n’avait pensé l’avenir de la ruralité. La question, c’est comment créer un modèle rural moderne et agir à notre niveau local pour régler les problèmes des gens»,poursuit le maire, qui reconnaît sa difficulté à repérer les «invisibles» et à se faire entendre par «ceux qui sont sortis de la République».
«Temps perdu». A Lormes, et dans la vaste constellation de hameaux qui l’entoure et qu’on rejoint difficilement sans permis de conduire, «l’isolement» est d’abord géographique. Dans le bourg, il y a bien sûr l’ancienne «grand-rue» remplie de devantures défraîchies et de maisons à vendre, celle qu’on remonte comme une âme en peine et qu’on voit dans toutes «les campagnes qui étaient pleines avant», résume un restaurateur. Les quarante-sept cafés que comptait Lormes à la fin de la guerre ne sont plus que cinq aujourd’hui. Le taux de suicide est élevé, la consommation d’alcool aussi. On y vit de l’élevage charolais et de petites pensions agricoles, la moitié de la population ayant plus de 60 ans et n’étant pas imposable. «Je reçois cinq demandeurs d’emploi par semaine», soupire le maire, réélu en mars malgré les 46% du Front national. La symbolique pompe à essence abandonnée dissimule le fait qu’il y a plus de gens qui s’installent à Lormes que de gens qui en partent. «On rattrape le temps perdu de l’exode rural», se réjouit Fabien Bazin. Selon une jeune habitante,«quand on vient d’ici, faut qu’on se débrouille, mais on reste ou on revient».
Pour recréer du lien social, Fabien Bazin parie désormais sur le numérique, dans une région où la télémédecine et le télétravail sont déjà à l’essai. Une mission numérique est en chantier. Une vingtaine de tablettes ont été distribuées à des personnes âgées du canton, ainsi qu’aux collégiens en soutien scolaire, dont les parents ne voient guère les enseignants. Reste que les connexions sont mauvaises sur une bonne partie du territoire.
Raphaël, jeune professeur d’anglais qui habite le village voisin de Corancy, va déménager à Lormes pour être mieux connecté : en juin, la commune sera intégralement équipée en fibre optique. Il a fallu dépêcher les conseillers municipaux pour faire du porte-à-porte et convaincre les récalcitrants de l’installer. Mais les tablettes ne font pas tout. En plus des autocars, la mairie a mis en place un système de «chèques mobilité» en partenariat avec les taxis locaux et un point visio-public où on peut faire les démarches administratives à distance. Au collège, les retraités font du soutien scolaire.
Ancienne terre de nourrices pour enfants parisiens et abandonnés, Lormes se distingue désormais pour ses «services à la personne», qui concernent 15% de l’emploi salarié sur la commune. Premier employeur local, son hôpital, situé à côté d’une maison de santé neuve, est aussi le seul de la région spécialisé dans la fin de vie. Au village, on trouve trois généralistes, bientôt un psychiatre et un ophtalmo, souvent rameutés par un chasseur de talents hollandais établi dans le coin.
Sur l’avenue du 8 mai, Raymond et Rolande de la Boussinière tiennent un troquet atypique. Tapissé de trophées de chasse «du Cameroun», leur Café des amis fait aussi office de pompes funèbres. «On a été les premiers à ouvrir ce service à Lormes, il y a cinquante ans. On fait aussi ambulanciers», raconte la patronne de 82 ans en servant l’apéro, pendant que dans l’arrière-salle, son mari vend une plaque funéraire à un client. Raymond et Rolande font une cinquantaine d’enterrements par an, mais vont bientôt fermer boutique. Le lieu a été mis en vente, mais «personne ne veut prendre le tout». S’il disparaît, il n’y aura plus de pompes funèbres à Lormes. «C’est ça aussi, le lien social. C’est pas comme à la ville où on fait ça vite fait», commente le maire. «Il faut connecter les différents réseaux des campagnes»,dit-il : gens du cru, nouveaux venus, Parisiens ou Hollandais en goguette, tous connectés par Faire Compagnie.
Cantonnière. Il y a quelques semaines, le même Nicolas a relevé Mme Cler, tombée sur le carrelage de sa maison du bourg. Ils ont beau habiter à quelques kilomètres, les enfants de cette minuscule femme de 83 ans ne viennent plus la voir. Quand elle parle d’eux, elle lâche un pleur. Dans son salon aux murs tapissés de leurs portraits, toute une vie se raconte. Elevée chez des cultivateurs de la Nièvre qui en avaient fait leur domestique, Mme Cler devint cantonnière comme son mari, mort il y a trois ans. «Tout le monde a disparu», regrette «la mémé des écoles» , comme l’appellent les anciens enfants du village. Mise sous tutelle par son fils, Mme Cler touche une quarantaine d’euros par semaine.
Chaque jour depuis plusieurs années, elle reçoit la visite de François, 43 ans, qui travaille à l’Esat (1). Il habite juste au-dessus, dans le même petit immeuble de logements sociaux. Avec lui, elle partage aussi d’avoir été abandonnée enfant. «Mme Cler apporte aussi quelque chose à François. Alors que maintenant les personnes âgées sont jetées à la poubelle, on essaie de faire en sorte que, comme les jeunes, elles soient des ressources des territoires», commente Christophe Tassano, directeur du centre social.«François, c’est comme mon petit-fils», souffle Mme Cler.
Les «isolés» de Lormes ne sont pas tous des Mmes Lyon, Cler et Verca. Il y a le chômeur qui n’a pas le permis et doit faire quarante kilomètres pour trouver une agence Pôle Emploi, les adultes illettrés qui ne peuvent pas lire les panneaux, le veuf qui ne nettoie plus sa maison depuis la mort de sa femme. De plus en plus nombreux, les jeunes eux aussi ont besoin de lien social, quand le premier cinéma est à une heure et demie. «Si on leur donne des chances de s’épanouir et des choses à faire, les jeunes restent»,commente Sophie, présidente du club de canoë-kayak, qui accueille une centaine d’adolescents. Après les mails de sa fille, Mme Verca fait défiler sur sa tablette des photos d’une «vieille copine». Elles bavardent sur Internet, s’envoient des images de leurs petits-enfants. La vieille copine de Mme Verca habite en face.
(1) Etablissement et service d’aide par le travail, qui vise à favoriser l’intégration sociale des travailleurs handicapés.