«Rrrrachmaninov… à chaque fois que je l’entends, je me brise en morceaux», se lamente Marilyn, fumante, secouée et affalée sur le piano de Tom Ewell dans une scène onirique de Sept Ans de réflexion. En mars 1897, après l’interprétation ratée de sa première symphonie (le chef d’orchestre, Glazounov, était saoul) et un sévère insuccès critique, Sergueï Rachmaninov est exactement en morceaux : «Quelque chose s’était brisé. J’en étais arrivé à la conclusion que je devais abandonner la composition. Une profonde apathie s’empara de moi. Je passai la moitié de mes journées étendu sur mon lit, à soupirer sur ma vie ruinée.» Il a 24 ans.
Le compositeur errera deux ans comme chef lyrique dans une troupe d’opéra avant de rencontrer la personne qui le tirera de cet abattement : le Pr Nicolas Dahl, un neurologue pratiquant l’hypnose, disciple de Charcot. Le Concerto n° 2, qui signe en 1901 le retour de Rachmaninov à la vie musicale, lui est dédié. Cette œuvre qui fait frissonner Marilyn est si associée à cette période dépressive qu’il est difficile de ne pas voir dans les trois mouvements qui la composent les étapes chronologiques d’un retour à la vie. Autant de chocs, de convalescence et de guérison que trois témoins racontent à Libération.

«DES BUGS, DES SPASMES»

Le pianiste Bertrand Chamayou n’a jamais enregistré Rachmaninov malgré son «profil boulimique» : «Quand on est jeune, on est sérieux, on ne brûle pas les étapes. Puis la carrière s’emballe et on abat du répertoire. Je me suis mis à passer d’un concerto à un autre, comme ça.» Les yeux plus gros que le ventre, Chamayou court-circuite les temps de repos. Le côté droit est très exposé, et pour franchir ces paliers enchaînés à grande vitesse, Chamayou compense : il joue des épaules et, à son corps défendant, adopte une posture inadéquate. «On prend de mauvaises habitudes sans se rendre compte que ça passe à un stade neurologique : le cerveau n’arrive plus à faire le tri entre ce qui est bon et ce qui ne l’est pas.» Croire que tout va bien alors que le corps est peu à peu entravé, c’est le principe de la dystonie, la maladie du musicien. Schumann l’a certainement eue. Chamayou l’a frôlée.
«En 2008, j’ai fini par avoir des douleurs extrêmes qui se sont conclues par deux périodes d’arrêt.» Le pianiste prend du repos mais, dès qu’il touche l’instrument, reviennent les mauvaises habitudes. «Ma main droite avait des bugs : des spasmes, les doigts faibles difficiles à maîtriser et le pouce crispé. Elle était déséquilibrée, ça devenait impraticable.» En deux mois, les choses se dégradent et bouger l’index peut devenir taper du pouce. «Je n’arrivais pas à monter une gamme de façon saine. J’ai annulé des concerts, je n’étais pas sûr d’appuyer sur les bonnes touches.» Effrayé, le pianiste prend rendez-vous avec le Tout-Paris de la médecine : ostéo, kinés, clinique du musicien, psys… «J’ai même fait une rééducation de la mâchoire… rien à faire. Je ne travaillais plus, j’étais chez moi. Je suis d’un naturel très optimiste mais, là, j’ai fait une mini dépression.» Il a 27 ans.
Tout va en revanche plutôt bien pour la chanteuse Emmanuelle Parrenindepuis qu’elle est devenue sourde : «J’entendais mon cœur battre, j’entendais le sang pulser, j’entendais ce qu’on n’entend pas habituellement, j’entendais la vie à l’intérieur du corps, et ça m’a émerveillée.» En 1989, après un choc violent qui a touché sa tête, «et tout le reste d’ailleurs», cette fille de chef d’orchestre révélée par un album folk à la fin des années 70 pensait la perdre, sa vie. Elle n’a perdu que l’ouïe. «Ce cocon était très agréable, j’étais comme protégée par cette surdité.»
Les médecins pensent qu’elle a perdu à jamais l’usage de ses oreilles. Mais Parrenin ne les croit pas : «C’était une certitude. J’étais si bien dans ce cocon que ça m’a redonné espoir.» Elle va se rééduquer, seule, «à l’intuition», dans un chalet d’alpages qu’on lui prête, sans eau ni électricité. «Je touchais le chômage, j’ai vécu là huit mois avec trois fois rien. J’avais mal aux oreilles, j’avais mal partout, je faisais deux mètres et il fallait que je m’allonge. J’étais mal en point, quoi…» Comme un chat s’exile pour se réparer, elle s’enferme au chalet et joue de la vielle et de la harpe, produit des sons, des syllabes, des aum,«des résonances, sans m’entendre. Des fois, je chantais ce que je jouais. Je sentais des vibrations dans le corps et j’ai travaillé ça à longueur de journée, tout le temps».
Jean-Luc Nancy est philosophe (lire aussi page 20), mais c’est aussi un habitué des hôpitaux et de ses temps longs : greffé du cœur au début des années 90, soigné et guéri quelques années plus tard d’un lymphome dont il prononce le «o» comme fantôôôôme. «Le temps à l’hôpital est toujours extraordinairement étiré - dans mon souvenir il n’y avait presque plus de temps. On entre dans un état d’abrutissement. Un moment, j’avais de la morphine, je ne pouvais plus rien faire, même pas lire le journal. J’étais couché sur mon lit.» Quand on évoque la convalescence en termes de déplacement, sortir de la bulle stérile, sortir de la chambre, s’en sortir, il rit : «Sortir, c’est le grand mot à l’hôpital. J’ai une répulsion à l’idée d’être hospitalisé, car dès qu’on y entre, l’espace se rétrécit : il y a la place de la chambre et la clôture de la médecine, de la chimie. Et puis on n’a rien à dire.»
Pour Nancy, la convalescence n’existe que quand on est sûr de guérir. Sinon, le voyage au voisinage de la mort s’apparente plutôt à «une descente qui va peut-être se terminer dans un trou». Il parle de pression qui va toujours dans le même sens, de malades qui se retrouvent «devant de la colère, devant de la fièvre, et des paramètres divers qu’on mesure, des analyses, c’est pas ça, c’est encore pas ça…» Il s’interrompt. «Et puis, à un moment donné, tout ça commence à se redresser et on n’a plus besoin des mêmes contrôles. En aucun cas on ne revient à quelque chose d’antérieur. Ça non.»
Chez Rachmaninov, ce moment où la pression tourne, où le destin se redresse, se trouve au centre du deuxième mouvement, quand le piano, au milieu des vibrations s’éteignant des autres instruments, monte une gamme solennelle avec des intervalles majeurs. Avant, il y avait des arpèges mineurs, des violons tombants, un rhizome d’inquiétudes enfoui au cœur d’une terre de doute. On en sort. «On est dans un état nouveau.»
«Comme je vous l’ai dit, j’ai la chance de ne pas avoir un caractère qui cherche à m’enferrer, reprend Bertrand Chamayou. Il fallait passer à autre chose : j’étais donc prêt à arrêter le piano, prêt à me dire que ce n’aurait été qu’un chapitre de ma vie.» Voilà ce qu’on appelle une décision ! Comme Rachmaninov. C’est ce qui lui a permis de s’en sortir.«Si on reste accroché à sa panique, on n’y arrive pas. Le rejet de cette forme de vie a agi comme un libérateur, ça m’a permis de retravailler.»Dans le fond, Chamayou n’aime pas ne pas être bien. Alors il s’est remis à faire des gammes, comme s’il réapprenait à marcher, l’esprit ailleurs,«quasiment en dilettante. Et la rééducation a été bonne parce que je n’y ai pas placé tous mes espoirs. J’ai tout réappris, de la gamme de domajeur aux difficultés les plus ardues. Pianistiquement, c’est la meilleure chose que j’ai connue». Il se refait les doigts, comme Eastwood chez Leone, avec une cible : «Les Années de pèlerinage de Liszt, un cycle de trois heures, pour me prouver que je pouvais à nouveau m’attaquer à des himalayas de ce type.» L’himalaya finira couché sur un disque, trois ans plus tard, et Chamayou, comblé de prix, aura une nouvelle pression : celle d’être un espoir reconnu de son instrument.

«UNE NOUVELLE VIE»

Dans son chalet, Emmanuelle Parrenin continue de jouer, «bien accrochée», la vielle avec ses vibrations terriennes sur le ventre, la harpe cristalline, aérienne, sous les doigts, résonances osseuses, vibrations de l’air. «Et puis, un jour, j’ai commencé à entendre de l’extérieur les sons que je produisais. De l’extérieur. Là, il y a eu un déclic incroyable !»Magie. «J’ai eu l’impression de découvrir autre chose. Ça a ouvert mon écoute, qui s’est énormément conscientisée.» Ce passage intérieur-extérieur aura mis un an et demi, séquelles comprises : «Dans une foule j’ai un peu de mal, des fréquences aiguës me manquent.» Mais la folkeuse peut à nouveau chanter, au moins s’entendre le faire.
«Après la greffe du cœur, j’étais marqué par un désir d’activité débordant, se souvient Jean-Luc Nancy. J’avais failli mourir et j’avais une nouvelle vie. J’en ai même trop fait. Alors qu’après le lymphome je ressemblais à un mort-vivant. J’étais pâle, je me couchais lentement. Puis je me suis remis à mon bureau et j’ai commencé à regarder des images, des portraits. Je faisais ça dans une sorte d’état non pas comateux mais vaporeux.» Un mois plus tard, au milieu des reproductions du Titien et de Lotto, Jean-Luc Nancy commence sa convalescence : «Jouir de la santé, de la vie qui fait sentir qu’elle est en train de revenir, de reprendre tous ses droits, ses possibilités. On le sent.»
Aujourd’hui, Bertrand Chamayou pratique quotidiennement quinze à vingt minutes de technique pure, «pas du tout mécanique, liée à la posture, à la sensation du toucher, un rapport qui me paraît très sain, quasi spirituel». Emmanuelle Parrenin a créé une nouvelle branche du champ expérimental de la science, la maïeuphonie, accoucher par les sons, qu’elle enseigne et découvre au Centre international de musicothérapie. Elle enregistre des albums. Quant au Concerto n° 2 d’un Rachmaninov pétulant de vie, il a connu des fortunes diverses : tarte à la crème du classique, œuvre adulée et surjouée, boursouflure mineure de supermarché, il a dès sa création suscité l’enthousiasme et l’irritation de critiques qui y ont vu un «banquet lugubre de confiture et de miel». C’est exactement ça, et joué droit par Richter, ce n’en est que meilleur.
Jean-Luc Nancy nous livre, lui, de sa voix grave, une dernière anecdote, reproduite in extenso : «J’étais hospitalisé pour une pneumonie. A un moment donné, j’ai éprouvé que vraiment je pouvais sortir. Et c’était un dimanche en plus. Ou un samedi, enfin un week-end. Je dis à l’interne : "Je veux sortir." Elle lève les bras au ciel et dit : "Mais ce n’est pas possible, il faut que le patron soit là." J’ai dit : "Non, écoutez, donnez-moi le formulaire, je le signe", parce que je savais bien que j’en avais le droit. Donc on vous donne un formulaire que vous signez, vous déclarez que vous sortez de l’hôpital complètement conscient de ce que ça engage, et vous savez aussi que si vous revenez le lendemain après-midi en disant que vous vous sentez pas bien, on ne va pas vous accueillir. Mais ça a très bien marché, je le sentais bien, je sentais que ça irait, mais je dois dire que j’étais extrêmement content. C’est la seule fois que je l’ai fait dans ma vie. J’étais extrêmement content de gagner par moi-même la sortie.»
Demain Sun Ra, philosophe cosmique.