Allongée sur une table, une stagiaire joue les malades. Elle jette un œil distrait sur le couple aux nez rouges qui tente de capter son attention devant les autres élèves qui regardent. Ils sont une douzaine, en formation pendant cinq mois au Rire médecin (1), une association qui existe depuis vingt-trois ans et forme désormais des clowns capables de jouer à l’hôpital. Un vrai métier pense sa fondatrice, Caroline Simonds, qui voudrait obtenir la certification de «comédien-clown auprès de publics en grande vulnérabilité». L’enjeu principal est de gagner encore en reconnaissance, d’affirmer qu’il ne suffit pas d’enfiler un nez et faire le rigolo pour être clown à l’hôpital. Le référentiel des compétences nécessaires, établi pour la certification, précise les techniques, les connaissances qu’il faut pour faire rire dans des lieux où traînent la souffrance, la mort.
On ne prend jamais assez les clowns au sérieux. A l’hôpital, ils commencent par apprendre les codes médicaux, le fonctionnement des services, les relations qu’entretient le personnel médical, les codes, les hiérarchies, le vocabulaire, dans les principales spécialités. Oncologie, hémato-immunologie, gastro, pneumo, réanimation, soins palliatifs… Le clown doit comprendre les enjeux, pouvoir discuter avec des médecins sans se faire réexpliquer chaque mot, chaque semaine.
Au Rire médecin, ils fonctionnent toujours en duo, interviennent deux fois par semaine dans les services qui les accueillent. La journée commence souvent avant 9 heures. Un soignant fait aux deux clowns un topo sur ce qui a changé depuis la dernière fois, les enfants nouveaux, ceux qui ne vont pas bien, qui se renferment, inquiètent. Puis le duo joue pendant six ou sept heures, parade dans les couloirs, improvise une valse avec un infirmier, joue pour un chef de service qui vient d’annoncer une mauvaise nouvelle. Ils passent dans les chambres, improvisent. Il faut a minima distraire, apporter une aération, une courte évasion, qui résonnera ensuite. Parfois le jeu a valeur thérapeutique, accompagne un soin. Pendant une piqûre, le protocole est précis. Il faut détourner l’attention, un clown s’approche de l’enfant pour capter son attention, l’autre reste plus en retrait. Si le jeu était plus dispersé dans la chambre, l’angoisse pourrait prendre le dessus. Parfois cela ne fonctionne pas, les clowns ne doivent pas insister, quitter la pièce sur une pirouette.
Bulles. Lorsqu’ils entrent dans une chambre, ils connaissent la pathologie de l’enfant mais doivent sentir rapidement tout le reste : l’humeur, les peurs, la douleur éventuellement. Ils développent un sixième sens, dit Farida Hamandia, qui supervise l’institut de formation, tout en intégrant les contraintes de l’espace, en dosant leurs mouvements pour ne rien renverser, ne rien faire de contraire à l’hygiène. Ne pas jouer frontalement quand un malade est renfermé. Faire mine de le laisser tranquille, ne pas être intrusif, puis s’il pouffe ou sourit, l’intégrer doucement à l’histoire. Le clown à l’hôpital doit préserver des bulles protectrices, la sienne comme celle des malades.
Dans la salle de répétition de l’institut cet après-midi-là, un comédien formateur, Benoît Blanc, apprend aux stagiaires à intégrer dans leur jeu les écrans, omniprésents à l’hôpital. Ceux des télévisions ou des consoles vidéo. Là encore, ne pas s’imposer quand un enfant est absorbé, essayer plutôt de rebondir sur une séquence, un personnage d’un jeu vidéo. La formation apprend aussi à comprendre les mouvements du regard, les microsignes d’un visage qui paraît immobile - des soignants viennent aussi se former à ce langage silencieux. Le clown marche sur de la porcelaine, tous capteurs ouverts, mais cela ne doit pas contraindre son jeu. «Le clown a le droit d’être au-dessus des règles, du pathos et de la hiérarchie, à l’hôpital comme ailleurs, dit Benoît Blanc. Le nez rouge, c’est la convention la plus claire : on la comprend partout dans le monde, elle prévient qu’on est dans le jeu, qu’on a le droit de mettre les pieds dans le plat, de bousculer.»
Audition. La centaine de clowns qui intervient pour le Rire médecin participe chaque année à des formations permanentes. Chaque promotion - la quatrième est en formation - réunit une douzaine de personnes, choisies au cours d’une journée qui ressemble fort à une audition de théâtre. Il faut être déjà comédien, avoir un personnage de clown construit, être curieux, doté d’une belle énergie. Et posséder quelques facultés de résilience. Le clown à l’hôpital est parfois confronté au deuil, dans des services où l’espérance de vie est très faible. Comment fait-on quand l’enfant qui riait la semaine dernière est mort ? Les comédiens apprennent à en parler, avec leur partenaire pour commencer. A se dire que ce chagrin est purement professionnel, que ce n’est pas leur enfant, ni celui d’un ami. Ils écrivent, analysent leur travail, en parlent avec le parrain ou la marraine qui les suit. Apprennent à ne pas prendre leur métier pour une mission. Même s’ils ont la vocation, comme Benoît Blanc, le comédien formateur. Il fait le clown à l’hôpital depuis treize ans, a toujours voulu faire cela. Quand il était enfant, il était souvent hospitalisé, disait déjà qu’il serait «Coluche à l’hôpital».