Il était le dernier président d’un tribunal pour enfants. Avec le départ à la retraite, fin juin, de Jean-Pierre Rosenczveig, 66 ans, à la tête du tribunal pour enfants de Bobigny depuis vingt-trois ans, disparaît un titre - remplacé par celui de «magistrat coordonnateur». L’affaiblissement sémantique n’est pas la plus dramatique des réformes mais il est symbolique des attaques récurrentes dont a pu faire l’objet cette justice à part. Pendant quarante ans, ce colosse aussi chaleureux qu’affirmé a mis toutes ses forces au profit d’un combat beaucoup plus vaste et beaucoup moins fédérateur qu’on ne le croit : la défense des droits des enfants.
Car si la bouille d’un bébé fera toujours sourire, qui s’attendrit du sort des mineurs étrangers isolés, «gérés» comme des paquets que se renvoient l’Etat et les conseils généraux ? De celui des délinquants de 16 ans que Nicolas Sarkozy jugeait «parfaitement adultes physiquement», et pour lesquels il a créé des tribunaux spéciaux plus sévères, toujours pas supprimés ? De celui de ces bébés rom que l’on croise tous les jours au pied des immeubles parisiens, quand un nourrisson à la peau blanche n’y resterait pas plus de dix minutes sans qu’intervienne un signalement ? Dans ses fonctions de juge, de président d’associations, de «spécialiste» consulté par les gouvernements successifs, Jean-Pierre Rosenczveig s’est intéressé à ces enfants-là, à tous les enfants. Persuadé que les différents débats (délinquance, adoption, GPA, PMA, statut des beaux-parents…) n’ont de sens que si on les relie à la question commune et centrale : celle de la place de l’enfant dans la société. Sujet et non objet, détenteur de droits, élément de lois.
La ministre déléguée à la Famille, Dominique Bertinotti, vous avait chargé d’un rapport préparatoire à son projet de loi sur la famille. Il s’intitule : «De nouveaux droits pour les enfants ? Oui… Dans l’intérêt même des adultes.» Pourquoi cette précision ?
Parce qu’on a toujours tendance à opposer droits des adultes et droits des enfants. Comme si en donner aux seconds serait en retirer aux premiers, comme si c’était une intrusion de l’Etat dans la sphère privée de l’autorité parentale. Mais faire avancer les droits des enfants, c’est travailler à un progrès social global, pour le bien-être de tous.

Clarifier le statut des tiers, par exemple, c’est un bénéfice pour l’enfant, qui est mieux accompagné, mais aussi pour son beau-père ou sa belle-mère, qui se voient légitimés dans leur rôle. Autre exemple : la délinquance des mineurs ne se déclenche pas ex nihilo. Elle s’explique notamment par une carence parentale - pas au sens de faute. Mais tous les enfants que j’ai vus dans mon bureau sont en carence d’affection structurée et d’adultes capables de s’opposer à eux pour leur mettre des limites. Garantir les droits des enfants, c’est garantir leur droit à une autorité qui les protège. Donc aider les familles en difficulté. Et pacifier la société.
Pourquoi est-ce si difficile de faire progresser les droits des enfants ?
Le code Napoléon a créé deux grands statuts d’incapables : la femme et l’enfant. On part de loin ! Ensuite, les enfants ne votent pas, ne constituent pas de lobbys pour plaider leur cause. En revanche, leurs devoirs et leurs responsabilités sont immenses… Dès 7 ans, un enfant peut être condamné en justice à une mesure éducative pénale. Cela signifie qu’il est considéré comme ayant suffisamment de discernement pour être responsable pénalement. A 10 ans, il peut faire l’objet d’une sanction éducative. A 13 ans, il peut aller en prison. Et à 16 ans, on peut lui retirer l’excuse de minorité et le juger comme un majeur. Un enfant de 16 ans peut être condamné à la perpétuité, mais il ne peut pas demander lui-même son émancipation ! Il faut qu’un de ses parents le fasse pour lui. L’urgence est de rééquilibrer le statut civil et le statut pénal des mineurs. Qu’ils puissent bénéficier d’une autorité protectrice mais aussi être acteurs de leurs droits. Qu’un jeune puisse saisir lui-même un juge. Après, pour que ces droits ne soient pas de l’enfumage bourgeois, il faut une vraie politique publique : un ministère de l’enfance, et un code de l’enfance qui ne soit pas un code pénal.
Récemment, on a beaucoup parlé de «droit à l’enfant». Comment cela se concilie avec les droits «de» l’enfant ?
Parler de droit à l’enfant, c’est une régression. Evidemment - par exemple -, que deux homosexuels peuvent être des parents merveilleux et équilibrants. Mais ce que l’Etat doit garantir d’abord, ce n’est pas le droit des parents à avoir des enfants, c’est le droit des enfants à avoir des parents. Dans 1 000 cas par an en France [1 000 enfants de l’Aide sociale à l’enfance adoptés, ndlr], les deux coïncident. Notamment quand les enfants sont jeunes, blancs, et pas handicapés. Mais parfois, cela ne coïncide pas.
Avant de créer de nouvelles situations, de parler de GPA, de PMA, il faut se soucier des conséquences pour les enfants. Avec Mai 68, est arrivée la liberté sociale d’avoir de nombreux enfants de multiples liaisons. Aujourd’hui, mon bureau est rempli d’adultes qui ont exercé cette liberté mais pas leur responsabilité de s’en occuper.
De la même manière, je me suis battu autrefois contre ceux qui voulaient adopter à tous crins, au mépris des droits de l’enfant. Je suis pour l’adoption simple, et contre l’adoption plénière si elle a pour conséquence d’effacer l’histoire. Il faut garantir le droit aux origines. Chacun d’entre nous a plusieurs affiliations, toutes sont respectables. Il ne s’agit pas d’opposer le biologique et l’affectif mais de les associer. On a le droit de savoir d’où on vient, de ne pas grandir dans une fiction. D’être accueilli pour ce qu’on est, pas pour la représentation qu’on a de vous. L’enfant est une personne. C’est cette idée qu’il faut décliner. Mais elle se heurte, dans beaucoup de domaines, à une position de l’adulte «propriétaire» de l’enfant.
Dans quels domaines par exemple ?
Dans ceux qui ont trait à l’intégrité du corps. En France, on n’a pas le droit de frapper un adulte ou un animal mais on peut frapper son enfant. Le «droit de correction» est reconnu par la jurisprudence. Des gens disent : «Une bonne fessée, ça n’a jamais fait de mal à personne.» Au vu des études sur le sujet, c’est faux. Mais ce qu’il faut voir aussi, c’est l’enjeu du débat sur la fessée, à savoir le statut du mineur. Mitterrand l’avait très bien dit, dans un discours de 1989 : «Personne n’est propriétaire de son enfant.» Le corps de l’enfant n’appartient pas aux parents. Il faut, ainsi, condamner de manière très explicite l’excision. Et commencer à ouvrir un débat sur la circoncision, comme l’a demandé l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Je suis juif, je sais que c’est très polémique de dire ça. Mais circoncire, c’est modifier le sexe d’un enfant au nom de ses croyances à soi. Les parents ont le droit d’élever leurs enfants dans leurs convictions religieuses. Mais l’enfant a le droit de faire le choix de sa religion. Est-ce qu’entre-temps il faut le marquer dans son corps ?
Vous avez été plusieurs fois accusé de laxisme, notamment par Nicolas Sarkozy, qu’en pensez-vous ?
Il faut arrêter l’hypocrisie qui consiste à dire : «On est contre la prison pour les enfants», puis de les placer en centres éducatifs fermés. J’ai toujours dit que quand un gosse doit aller en prison, il faut qu’il y aille. Si vous leur dites : «C’est grave» et que vous ne les punissez pas, ils ne vont pas comprendre. Mais la prison n’est pas une fin en soi. C’est un temps réactionnel. Du jour où on prononce la peine, on commence à mettre en place le programme pour la sortie : formation, projet professionnel, suivi par un éducateur…
Le métier de juge pour enfants est un beau métier : c’est le seul magistrat qui s’occupe d’une personne dans sa globalité. On doit assumer les conséquences de nos décisions et faire du sur-mesure. On est à la fois l’adulte qui sanctionne et celui qui aide et accompagne. Rachida Dati[garde des Sceaux de 2007 à 2009, ndlr] a voulu expérimenter une séparation des fonctions éducatives et pénales du juge pour enfants, ce qui serait la négation même de ce métier. Heureusement, tous les tribunaux ont refusé.
A plusieurs reprises, vous avez alerté sur le sort des mineurs étrangers. Vous avez l’impression que l’Etat ne prend pas ses responsabilités ?
C’est le moins que l’on puisse dire. Il y a deux gros dossiers : les mineurs étrangers isolés, pour lesquels l’Etat et les conseils généraux se renvoient la balle, et les enfants rom, pour lesquels rien n’est fait. Les mineurs isolés sont des enfants «inexpulsables», qui ne rentreront jamais chez eux. Pourtant, on en exclut un certain nombre du dispositif d’aide, arguant du fait qu’ils ne sont peut-être pas mineurs… La question qu’il faudrait enfin se poser, c’est : «Est-ce qu’on les maintient dans l’illégalité, à disposition des mafieux, ou est-ce qu’on leur permet de garder la tête hors de l’eau ?» L’argument sans cesse opposé, donné aussi pour les enfants rom, c’est : «Si on s’en occupe, ça va créer un appel d’air.» Moi je dis : soyons déjà à la hauteur de nos valeurs. Donnons des conditions de vie décentes aux Roms, installons leur au moins des sanitaires, un accès à l’eau, et imposons ensuite que leurs enfants soient scolarisés. Et pas seulement jusqu’à 10 ans. L’école est obligatoire avant 16 ans, c’est un droit pour l’enfant. Respectons, nous, nos valeurs, puis exigeons d’eux qu’ils les respectent aussi - et en cas de refus, sanctionnons.
Allez-vous poursuivre ces combats ?
J’aimerais bien que l’on me confie une mission sur les enfants rom. Et/ou sur les mineurs isolés. Mais oui, plus que jamais, j’ai prévu de continuer. Avec les associations que je préside, Espoir, pour les jeunes en danger, et l’Association pour la promotion de la citoyenneté des enfants et des jeunes (APCEJ). Et puis peut-être en devenant avocat, pour conseiller les parents et les enfants en difficulté.
J’aimerais bien, aussi, continuer les interventions liées à la citoyenneté dans les lycées et les collèges. Me colleter sans langue de bois avec les :«C’est pas juste, les policiers sont des salopards, les juges et les parents des fumiers.» Si les jeunes ne respectent pas une autorité, c’est qu’ils ne la jugent pas légitime. Ils ont besoin d’avoir en face d’eux des adultes responsables et crédibles. Sur ce créneau-là, on ne sera jamais trop nombreux.