Moins de 50 personnes sous les verrous pour 100 000 habitants en Islande, plus de 700 aux Etats-Unis, le taux d’incarcération varie, en 2013, de 1 à 14 parmi les 34 pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Politique pénale plus ou moins répressive, particularismes régionaux, plusieurs éléments expliquent ces fortes disparités. Mais elles sont aussi dues aux différentes politiques économiques mises en œuvre. Dépenses sociales, pauvreté, inégalités : les grands critères macroéconomiques résonnent ainsi fortement avec le taux d’incarcération.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Le sociologue Loïc Wacquant (1) le résume ainsi, en 2010, dans la revue Mouvements (2) «Le consensus de Washington sur la dérégulation économique et la réduction de la protection sociale a, de fait, été élargi pour englober le contrôle punitif de la criminalité sur un mode pornographique et managérial, la "main invisible" du marché appelant le "poing de fer" de l’Etat pénal.» Une dérive intimement liée au modèle économique néolibéral et originaire, comme le consensus de Washington, des Etats-Unis. Les élites dirigeantes des nations séduites par les «Chicago Boys» de Milton Friedman dans les années 70, explique Wacquant, étaient «vouées à s’éprendre des "New York Boys" de Rudy Giuliani [ex-maire de New York, partisan de la tolérance zéro, ndlr] dans les années 90, lorsque le temps fut venu de contenir les conséquences ramifiantes de la restructuration néolibérale et de faire face à l’instabilité sociale endémique».
Car là où la révolution néolibérale progresse sans entrave, note l’auteur,«la dérégulation du marché du travail à bas salaires nécessite la réorganisation restrictive de la protection sociale pour imposer l’emploi précaire». Ces deux processus déclenchant à leur tour «l’activation et le renforcement de l’aile pénale de l’Etat, d’abord pour réduire et contenir les dislocations urbaines causées par la diffusion de l’insécurité sociale […], ensuite pour rétablir la légitimité des dirigeants politiques discrédités pour avoir organisé […] l’impuissance du Léviathan sur les fronts social et économique». A contrario, «là où la néolibéralisation a été contrariée sur les plans de l’emploi et de la protection sociale, l’élan vers la pénalisation a été coupé ou détourné, comme l’indique [l’exemple] des pays nordiques». Une thèse qui se retrouve dans les graphiques ci-dessous, où nous avons donc croisé taux d’emprisonnement et différentes données économiques récentes.

 LE RÔLE PRÉVENTIF DES DÉPENSES SOCIALES
Si le lien entre taux d’incarcération et niveau de dépenses sociales publiques ne saute pas forcément aux yeux à la vue du tableau, une étude plus détaillée des deux séries de données montre une plus grande fréquence de haut niveau de dépenses sociales parmi les pays au taux d’incarcération le plus faible. Ainsi, dans la première catégorie de pays (les 17 Etats les plus prompts à enfermer leurs concitoyens), seuls deux consacrent plus d’un quart de leur PIB en dépenses sociales, contre huit dans la seconde moitié. Par ailleurs, la moyenne du taux de dépenses sociales dans le premier tiers de la liste (les 11 pays les plus «incarcérateurs») est de 17,5 % du PIB, contre 24,5 % pour les 11 pays les moins incarcérateurs.
 FORTE IMPOSITION, PEU D’INCARCÉRATIONS
Assez logiquement, le taux de prélèvements obligatoires (PO) est lui aussi corrélé au taux d’incarcération, le financement des dépenses sociales nécessitant un haut niveau d’impôts. Même si les impôts peuvent s’orienter vers d’autres priorités. Ainsi, les Etats-Unis, dont les PO ne sont pas négligeables, consacrent deux fois plus de moyens (en part de PIB) à la défense que la France. Reste qu’au sein de la première moitié de pays - les plus incarcérateurs -, aucun n’applique un taux de PO de plus de 40 % du PIB, alors qu’ils sont sept dans ce cas dans la seconde moitié. Par ailleurs, parmi le premier tiers de pays, le taux moyen de PO est de 29,5 %, contre 37,7 % pour les 11 pays les moins répressifs.

 

LIMITER LES INÉGALITÉS FREINE LA CRIMINALITÉ

Le taux d’incarcération semble aussi étroitement lié aux inégalités de revenus. L’indicateur d’inégalités correspondant, après redistribution sociale (versement des diverses prestations), au rapport entre le revenu moyen des 10 % de la population les plus aisés (9e décile) et le revenu moyen des 10 % les moins favorisés (1er décile). Là encore, la statistique économique semble confirmer la logique sociale : plus une société limite les inégalités, moins les tensions, et donc les incarcérations liées à la criminalité, sont importantes. Ainsi, au sein de la première moitié de pays (les plus incarcérateurs), seuls 4 affichent un rapport d’inégalités de revenus inférieur à 4, contre 12 pays au sein du second groupe. Enfin, parmi les 11 pays les plus accros à la détention, le niveau d’inégalités moyen est de 5,34 contre 3,65 pour les 11 Etats au taux d’emprisonnement le moins élevé.
 

 

 LA PAUVRETÉ, UN FACTEUR DE RISQUE

Moins de redistribution sociale conduit le plus souvent les sociétés concernées à connaître un taux de pauvreté plus important. Et, selon les données de l’OCDE, un taux d’emprisonnement supérieur. Ainsi, au sein de la première moitié de pays (les plus incarcérateurs), seuls 4 affichent un taux de pauvreté (correspondant à 50 % du revenu médian*) inférieur à 10 % de la population, contre 11 pour les pays de la seconde moitié. Par ailleurs, les 11 Etats les plus incarcérateurs enregistrent, en moyenne, un taux de pauvreté de 13,6 %, contre 8,7 % pour les 11 pays au taux d’incarcération le plus faible.
* Le revenu médian partage la population en deux parties égales, la moitié gagnant plus, l’autre moins.
 

 

 LE TAUX DE CHÔMAGE NE JOUE PAS

Le niveau d’incarcération ne semble nullement corrélé au taux de chômage. Ainsi, les Etats-Unis, pays champion du remplissage des prisons, connaissent un taux de chômage de 8,2 % (en 2012), soit le même niveau que la Suède, au taux d’incarcération très faible. Si lien il y a, il est plutôt inattendu et joue essentiellement pour les Etats-Unis. En effet, le taux d’incarcération outre-Atlantique est si élevé qu’il peut peser - indirectement - sur le taux de chômage : avec 2,3 millions de personnes sous les verrous pour 158 millions d’actifs, les Etats-Unis minorent ainsi de 1,43 % leur population potentiellement active et diminuent d’autant leur taux de chômage… A titre de comparaison, ce taux est de 0,2 % pour la France.
 
(1) Enseignant à Berkeley (Etats-Unis), auteur des «Prisons de la misère» (éd. Raisons d’agir).
(2) Revue «Mouvements» n° 63.