Un an après l’adoption du mariage pour tous, le 23 avril 2013, où en est la famille ? Les antimariage ne cessent de déplorer son effondrement, le nouveau gouvernement ne lui consacre plus de ministère et les partisans de la procréation médicalement assistée (PMA) et de la gestation pour autrui (GPA) attendent toujours - un rapport sur la filiation, cosigné par la sociologue Irène Théry et la juriste Anne-Marie Leroyer, a été publié cette semaine (lire Libération du 9 avril). Du haut de ses 80 ans, Maurice Godelier, un des plus grands anthropologues français, en a vu bien d’autres : de l’Océanie à l’Afrique, il a étudié toute forme d’alliances et de filiations, partant toujours du terrain pour déjouer mythes et a priori. Non, dit-il, ne prêtons pas à la famille des missions impossibles, comme celle de restaurer la société. Ex-marxiste resté matérialiste, il n’a de cesse de «décentrer [s]a pensée par rapport aux opinions et thèses dominantes».
La famille est-elle au fondement de la société, comme l’affirment les anti-mariage pour tous ?
Pour ces opposants, principalement issus des couches chrétiennes, le mariage est un sacrement, l’union d’un homme et d’une femme devant Dieu et en Dieu. Le divorce est de ce fait interdit. Il faut distinguer ce dogme catholique de l’affirmation philosophique avancée par de nombreux penseurs depuis l’Antiquité, à savoir que la famille est le fondement de la société. Cette affirmation constitue une erreur théorique fondamentale. La famille joue un rôle essentiel dans la construction d’un individu car les enfants, partout, ont besoin des soins des adultes pour survivre. Il ne s’agit donc pas de minimiser l’importance de la famille et des liens de parenté, mais de ne pas prêter à la famille des missions illusoires.
Mais dans notre société sécularisée persiste cette idée, accentuée par la crise, que la famille est une valeur fondamentale ?
Dans une société où les liens sociaux se délitent, où le chômage s’étend, il est normal que votre zone de repli soit la famille ou vos amis. Mais sur le plan théorique - je ne dis pas philosophique - de l’analyse des réalités sociales, nulle part et à aucune époque la famille n’a été le fondement des sociétés. La famille ne vous donne pas un aéroport, une armée ou un portable. Ce qui fait exister une société, ce sont les rapports sociaux qui instituent la souveraineté d’un certain nombre de groupes humains sur un territoire, ses habitants, ses ressources. Qu’elles soient tribales ou étatiques, jusqu’à la Révolution française, toutes les formes de souveraineté combinent ou fusionnent pouvoirs politiques et religieux. L’Ancien Régime n’était-il pas une monarchie de droit divin ? Mais, partout, qu’ils soient joints ou disjoints de la foi, les rapports fondant une forme de souveraineté, en même temps qu’ils instituent une société, englobent, traversent et subordonnent les liens et les groupes de parenté propres à cet ensemble.
Comment analysez-vous les transformations de la famille contemporaine ?
En France, la séparation de l’Etat et de la religion a fait de celle-ci une affaire privée. Le mariage civil est devenu le seul reconnu par un Etat qui affirme sa laïcité. Par ailleurs, la Déclaration des droits de l’homme a ouvert la voie à une lente diminution des inégalités de statut entre les hommes et les femmes, sauf en matière de salaires. La généralisation des rapports capitalistes dans toutes les branches de la production et du commerce a entraîné une autre répartition de la population vers les nouveaux centres industriels et urbains. Les familles se sont dispersées et leurs membres se sont souvent séparés lorsqu’ils créaient la leur. La parenté se réduit de plus en plus aux ascendants et descendants directs les plus proches.
Aujourd’hui, le mariage n’est plus une condition nécessaire pour fonder une famille ni bien sûr pour vivre en couple. Le couple ne fait plus famille. Et plus d’un tiers des unions se terminent au bout de sept ans en moyenne par une séparation ou un divorce par consentement mutuel. D’où la multiplication des familles recomposées ou monoparentales où, dans 95% des cas, c’est une femme seule qui élève ses enfants.
Y a-t-il un lien entre capitalisme et recompositions familiales ?
Notre système économique repose sur l’inégalité de fait dans l’accès au capital et engendre des différences dans l’accumulation et la redistribution des moyens de subsistance et des richesses que l’Etat tente de réduire. Il agit aussi sur les liens de parenté en promouvant l’individualisme du chacun pour soi et en marginalisant les pratiques de solidarité. Les crises qui se prolongent ont enfoncé des populations entières dans la pauvreté ou la précarité, ce qui influe négativement sur les relations entre adultes, et entre parents et enfants.
De nouvelles formes de solitude individuelle sont apparues. Travailleurs sociaux et associations privées s’efforcent de «réparer» des familles (hétérosexuelles) en difficulté et même de «reparentaliser» des adultes. Mais les difficultés à exercer une autorité sur des enfants ou sur des élèves ne viennent pas seulement des parents ou des professeurs, car l’individualisme promu par le système où nous vivons joue simultanément sur toutes les institutions : famille, école, entreprise, etc. Ainsi que sur chacun de nous.
Vous dites qu’un enfant, c’est plus qu’un père et une mère…
Pour mon livre Métamorphoses de la parenté (1), parmi les 160 sociétés analysées, j’en avais choisi une trentaine pour voir comment elles se représentaient la fabrication d’un enfant. Toutes considéraient qu’il faut qu’un homme et une femme aient des rapports sexuels. Mais cela ne suffisait jamais à faire un enfant. Dans une société matrilinéaire, seule la femme est génitrice. Le sperme nourrit seulement le fœtus que fabrique la mère, avec l’aide d’un de ses ancêtres qui s’incarne en elle. L’autorité sur l’enfant après sa naissance sera exercée par l’oncle maternel et non par le mari, auquel les enfants n’appartiennent pas. Il y a donc une logique dans ces représentations qui traduit leur système de parenté. Et depuis près de deux mille ans, pour les chrétiens, les rapports sexuels dans le mariage ne suffisent pas non plus à faire complètement un enfant. Il faut que Dieu intervienne pour introduire dans le fœtus une âme qui va immédiatement être entachée par le péché originel transmis depuis Adam et Eve, d’où la nécessité de la laver par le baptême. Ce n’est plus la vision que nous présente la science du vivant.
Aujourd’hui ce tiers pourrait-il être les nouvelles technologies de procréation ?
Ces technologies offrent des perspectives inédites. Jamais aucun mythe n’a envisagé que deux femmes fassent un enfant ! Pour écrire mon livre sur Lévi-Strauss (2), j’en ai étudié près de 3 000. On trouve des naissances miraculeuses, des hommes enceints, mais pas deux femmes pour faire un enfant ! La science moderne a offert cette possibilité et les couples s’en sont emparés.
Comment, anthropologue, avez-vous appréhendé ces nouvelles formes de parenté ?
Quand, il y a quinze ans, les pouvoirs publics m’ont sollicité sur la question alors émergente des familles homoparentales, j’ai regardé mes «banques de données» d’anthropologue et je n’ai rien trouvé ! Bien sûr, on connaissait l’existence de l’homosexualité masculine et féminine en Grèce antique ou en Afrique des mariages entre femmes, sans rapport sexuel entre elles. Je faisais donc fausse route. J’ai choisi la méthode de l’histoire.
En quoi l’histoire a-t-elle validé votre point de vue ?
Partant du fait qu’aujourd’hui un certain nombre d’homosexuels voulaient fonder légalement une famille, j’ai cherché à comprendre comment, au cours de l’histoire, cette revendication était devenue possible. Je me suis rendu compte qu’elle était le produit de la confluence de trois transformations majeures qui ont eu lieu en Occident. La première commence à la fin du XVIIIe siècle, avec la valorisation de l’enfance et de l’enfant qu’exprimait déjà Rousseau dans l’Emile, et culmine en 1959 avec la Déclaration universelle des droits de l’enfant. Il est désormais une personne à part entière à laquelle sont attachés des droits. La deuxième transformation s’est opérée au XXe siècle, dans le champ des sciences. Successivement, l’homosexualité a cessé, en médecine, d’être une maladie dont on forçait à guérir et, en psychologie, d’être une perversion. Parallèlement, l’observation des chimpanzés et des bonobos a démontré que ces primates les plus proches de l’homme sont hétérosexuels quand les femelles sont accessibles et ont des rapports entre individus du même sexe quand elles ne le sont pas.
A partir des années 60, l’homosexualité, aux yeux de la science, est donc devenue une sexualité autre, mais normale, et il fallut en conclure que les humains sont, eux aussi, bisexuels par nature. Mais selon les sociétés et les époques, l’homosexualité est soit réprimée durement (Arabie Saoudite, Ouganda, etc.), soit valorisée pour promouvoir des élites en Grèce, à Rome, etc. Les conditions furent alors réunies pour que des homosexuels, hommes ou femmes, veuillent à la fois vivre leur sexualité et assumer leur désir d’enfant. Et c’est la troisième condition qui a permis de répondre politiquement à leur demande : dans une démocratie, si une minorité revendique des droits qui n’ôtent rien à ceux dont jouit la majorité de la population, tôt ou tard, ces droits lui seront accordés. Ce qui fut fait - en partie - par la promulgation de la loi sur le mariage pour tous.
Vous êtes en faveur d’une légalisation des mères porteuses. Pourquoi ?
Les mères porteuses permettent à des femmes qui ont des ovocytes, mais qui font régulièrement des fausses couches, d’avoir des enfants. Quand le bébé naît, il est génétiquement et socialement relié à l’homme et à la femme qui l’ont désiré. Auditionné par la commission des lois à l’Assemblée nationale au moment des débats sur le mariage pour tous, j’ai entendu les opposants à la légalisation citer le cas des Ukrainiennes qui font des enfants pour des couples européens aisés ou celui d’Indiennes qui, après douze enfants, en font un treizième pour le vendre, tous ces arguments me scandalisent. Nous ne sommes ni dans l’Inde des castes ni dans l’Ukraine postsoviétique. La France est un pays démocratique qui doit partir de sa propre démocratie pour avancer. Les mères porteuses, c’est un élargissement de la parenté. L’Etat doit donner un cadre juridique à cette pratique et l’autoriser.
(1) «Métamorphoses de la Parenté», Flammarion, 2010, 949 pp., 15,30 €. (2) «Lévi-Strauss», Seuil, 2014, 580 pp., 26 €.
Recueilli par Cécile Daumas Dessin Yann Legendre