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jeudi 20 mars 2014

L'enfant préféré, un tabou familial

Le Monde.fr |  |Propos recueillis par 
Un père et ses enfants à la rentrée de septembre 2013 à Lyon (image d'illustration).
Cela arrive aux parents plus souvent qu'ils n'osent se l'avouer. Avoir, parmi leurs enfants, un préféré. Catherine Sellenet, professeur en sciences de l'éducation à l'université de Nantes, psychologue clinicienne et sociologue, a publié avec Claudine Paque, qui enseigne la communication dans la même université, un livre sur ce sujet encore tabou. L'enfant préféré, chance ou fardeau ? (Belin) ouvre une lucarne passionnante sur la vie des familles, parfois moins harmonieuse que dans les livres pour enfants.

Vous constatez que la recherche s'est peu penchée sur ce thème de l'enfant préféré, pourtant très présent dans la littérature, et qui suscite de fortes réactions. Est-ce caractéristique d'un tabou ?
Catherine Sellenet : La préférence parentale est en effet un phénomène indicible, qui dérange, qui se vit honteusement. Elle est transgressive, incompatible avec le modèle idéal de la famille où tout est partagé en parts égales, où le cœur du parent « grossit à chaque enfant », comme il est écrit dans les livres pour les petits.
Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, les règles de l'héritage institutionnalisaient la préférence pour l'aîné. Mais dans notre société qui se veut égalitaire, les parents se doivent d'entretenir les mêmes rapports avec tous les enfants. Sur les forums de discussions entre parents, quand l'un d'entre eux ose avouer, avec une expression coupable, qu'il préfère son fils ou sa fille, les réactions sont extrêmement épidermiques. C'est inadmissible.
Vous écrivez que l'on discrédite volontiers la parole de l'enfant sur ce sujet.
D'emblée, on part du postulat que les préférences parentales n'existent pas. Ce sont les enfants qui sont naturellement et universellement jaloux les uns des autres. Il y a pléthore d'albums de jeunesse sur ces jalousies, qui s'emploient à apaiser les doutes des enfants. « Vous êtes tous mes préférés », lit-on. Nous avons décalé l'angle de vision, et nous nous sommes demandé ce qui pouvait occasionner cette jalousie qui n'est pas forcément inscrite dans l'ADN. Est-elle un ressenti fantasmé ou bien réel qui s'alimente à de multiples petits signes perçus dans la vie quotidienne ? Les enfants n'ont peut-être pas totalement tort lorsqu'ils disent percevoir des différences de traitement…
C'est ce que prouvent les 55 entretiens que vous avez réalisés ?
Rares sont les parents qui le reconnaissent d'emblée, mais il semble très fréquent de préférer l'un de ses enfants. 80 % des parents que nous avons interrogés se sont révélés dans ce cas. Certains, qui niaient être concernés au départ, en ont pris conscience au cours de l'entretien. Notre propos n'est pas de les culpabiliser, tout cela fait partie de la complexité des relations humaines.
Souvent, ce sentiment préférentiel n'émerge, après bien des dénégations, que dans les pointillés des discours, dans une hiérarchie subtile dont témoignent les descriptions. C'est un père, avec trois enfants, et censément aucune préférence, qui dit pratiquer telle activité avec « le premier », ou avec « la dernière », et faire du foot « avec Paul ». C'est une énumération de prénoms qui s'achève par « et unetelle, ma petite princesse ».
Il n'est pas question d'absence d'amour pour les autres enfants. La préférence est affaire de distinction. On singularise, on place au-dessus. Les parents qui en sont le plus conscients sont ceux qui l'ont vécu douloureusement étant enfants. Ils l'intègrent alors comme un risque, et sont attentifs à tous ces signes qu'ils ont eux-mêmes observés. Ils fondent leur système d'éducation non sur la recherche d'un égalitarisme difficile à tenir mais sur la nécessité de répondre aux besoins particuliers de chacun.
Dans une fratrie, qui est le plus souvent le « chouchou » ?
La préférence va d'abord à l'identique, au mimétisme physique ou psychique, à ce miroir teinté de narcissisme. Il y a quelque chose de la poursuite de soi en l'autre. Les parents parlent d'« affinités », terme socialement plus acceptable. Il y a aussi ce que nous appelons la « préférence gagnante ». Le parent projette dans l'enfant le plus brillant ce qu'il n'a pas réussi à faire lui-même. Jouent aussi les variables de sexe (enfin une fille !), de place dans la fratrie (le premier enfant qui vous fait parent, le petit dernier qui signe la fin de la vie procréative), de parcours biographique (l'enfant d'une histoire d'amour naissante). Et un éventuel handicap.
Ce favoritisme de compensation est d'ailleurs le seul qui ne suscite pas l'opprobre. Enfin, le préféré peut être l'enfant particulièrement « facile » à élever, donc très gratifiant car il rend d'emblée le parent compétent et lui évite de douter de lui.
Ces différences de traitement marquent-elles encore les adultes ?
Oui, elles laissent des traces durables. La façon dont nous sommes regardés nous constitue, elle touche à l'identité intime. L'enfant préféré en tire grand bénéfice. Le regard du parent qui croit en lui, qui le désigne comme le meilleur, lui donne une solide estime de lui-même. Freud, qui était dans ce cas, a parlé de « narcissisme conquérant ». Les enfants se savent préférés – on sous-estime leur perceptions des signes d'intimité particulière. Ils ne doutent pas de leur valeur, développent des compétences, y compris à l'école où ils peuvent aussi devenir les chouchous des enseignants.
Mais c'est une prison dorée. Etre le chouchou, c'est à la fois une chance et une souffrance. Cette valorisation qui se fait au détriment des autres enfants entraîne une culpabilité. Il faut également répondre aux fortes attentes parentales, suivre un itinéraire tracé, vivre avec la crainte de décevoir, donc d'être détrôné. Les frères et sœurs le sollicitent aussi pour jouer les médiateurs auprès des parents : c'est le prix à payer pour ne pas subir l'hostilité, ne pas être marginalisé au sein de la fratrie. Et puis, lorsqu'on a tant reçu, il y a une forme de dette affective qui rend plus difficile la prise d'autonomie. Les parents vieillissants attendent davantage de cet enfant-là qui sinon devient vite l'enfant indigne.
N'est-ce pas plus lourd à porter pour celui qui n'a pas été l'élu des parents ?
C'est vrai, la souffrance de celui qui n'a pas été préféré peut être une vraie blessure narcissique. Certains de nos entretiens ont été émouvants : « Ma sœur et moi, nous étudiions toutes les deux un instrument, mais c'est à elle seule que mes parents demandaient de jouer à Noël. Moi j'étais une potiche. » Ceci dit, en tentant désespérément d'attirer les regards sur eux, certains enfants ont finalement des trajectoires exceptionnelles, notamment scolaires. Ils bénéficient en tous cas d'une liberté plus grande dans la réalisation d'eux-mêmes.
Les enfants évoquent-ils ce sujet entre eux ?

Ceux qui en souffrent en parlent peu. Ils utilisent des expressions vindicatives (« Toi, t'es le chouchou »), mais se taisent sur les émotions que cela provoque. Il y a une certaine omerta. Pour ne pas mettre à mal cette cellule familiale dite protectrice? Parce qu'il est difficile de dire aux parents que la préférence est visible? Les choses explosent parfois au moment de l'héritage, ou à la génération suivante. Voir son propre enfant moins investi par les grands-parents que celui du chouchou suscite beaucoup de colère.

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