Dans son sens originel, l’économie serait l’ensemble des règles (nomos) que suscite la gestion de la maison (oïkos), du «foyer», si l’on entend par là le «lieu», autour du feu où se seraient installés, passant du nomadisme à la sédentarité, nos lointains ancêtres. Sans même envisager l’élargissement de l’oïkos en clan, puis en tribu, puis en «société», on devine que règles et lois touchent tous les domaines de la vie - les structures familiales, les hiérarchies, les rapports entre sexes, les rapports aux dieux, l’éducation des enfants, la chasse, l’agriculture, l’échange, les unions, la guerre… - et forment ainsi des «activités» particulières : le travail, la politique, l’art militaire, la pédagogie, la religion…
Depuis, le sens de «économie» s’est restreint et a fini par ne désigner que la gestion des rapports qui passent par la production, la marchandise ou l’argent. Mais il semble improbable qu’elle n’ait pas gardé trace, «inconsciente», de sa signification primitive, ou qu’elle n’ait pas conservé dans son fonctionnement même des «structures» ayant quelque parenté avec celles qui régissent la politique, le rapport au sacré, l’éducation ou tout simplement le psychisme humain. Il n’est d’ailleurs pas besoin de chercher midi à quatorze heures, puisqu’il apparaît à l’évidence qu’il y a une économie politique et des pulsions de pouvoir, que dans la religion il est question de demande (prière) et d’offrande, qu’en dehors de toute relation marchande on peut être «en dette» vis-à-vis de quelqu’un, ou qu’existent des investissements effectifs, une économie du corps et du psychisme, une économie libidinale…
Est-il possible, dès lors, d’utiliser les outils de la psychanalyse pour «lire» la crise économique actuelle, pour dévoiler «un au-delà des pulsions de pouvoir, de cruauté et de mort» qui «sont au cœur de l’économie mondiale des sociétés industrielles capitalistes» comme elles «sont à l’œuvre dans l’économie psychique de chacun de nous» ? C’est ce que fait René Major, psychanalyste, dans Au cœur de l’économie, l’inconscient.
En 1944, à Bretton Woods, le grand économiste John Maynard Keynes proposait la création d’une monnaie émise par une banque centrale internationale et la mise en place d’un système de contrôle des mouvements de capitaux, conscient qu’il était du «désir morbide de liquidités et d’accumulation du capital» : il avait alors pris sérieusement en compte les découvertes de Freud, son contemporain, pour expliquer«les motifs pulsionnels et irrationnels qui régissent notre comportement en général et notre rapport à l’argent en particulier».
«Désir morbide». Depuis, le néolibéralisme, devenu planétaire, s’est fondé «sur l’accumulation et sur la destruction sans limite des ressources naturelles» et a échappé «à toute politique mondialement concertée» : le «désir morbide» s’est dès lors mué en pulsion de mort, que ne limiteraient plus les «forces d’Eros». Aussi, pour chercher à savoir«en quoi la crise mondiale de l’économie aujourd’hui» serait non une crise passagère mais la crise «structurelle» de «la raison économique comme raison», et montrer qu’elle repose «sur une économie libidinale particulière, pour ne pas dire "infantile"», René Major met-il en jeu non seulement les pulsions de vie et de mort, mais aussi «les pulsions partielles, orale, anale, phallique et génitale», «leurs forces, leurs objets, leurs destins», et surtout «la pulsion de pouvoir, de maîtrise de souveraineté capable d’arraisonner, pour les mettre à son service, tous les autres registres de la vie pulsionnelle».
Avant de voir ce qui dans l’économie relève de l’inconscient, il rappelle que, d’économie, il est tout de suite question dans l’inconscient, puisque celui-ci «calcule à une vitesse inouïe» les (dés)investissements du Moi,«selon la demande et l’offre pulsionnelle». En effet, «la loi du psychisme naissant», c’est l’emprunt, puisqu’il n’y a pas de «fonds propres». Tout commence par «un transfert de fonds, du psychisme de la mère à celui de l’enfant. Le bébé investit le sein, la voix, le regard qu’il emprunte ou s’approprie. Il en jouit tout en contractant une dette». La mère «donne» le sein, comme s’il était détachable du corps : «Et c’est bien comme objets "détachables" du corps que l’enfant se les approprie imaginairement […]. Il croit posséder une partie du corps de l’autre ou être lui-même une partie de l’autre […]. Pour le Moi naissant, il n’y a rien d’étranger. C’est de l’expulsion de quelque chose en lui que naît à proprement parler le dehors. D’où s’ensuivent le principe de plaisir lié à l’objet, la maîtrise de sa présence et de son absence, le pouvoir de la satisfaction et de l’insatisfaction. Toute l’économie du principe de plaisir se règle sur des rapports de maîtrise, d’emprise et de pouvoir sur soi et sur l’autre.»
Mais s’il s’est d’abord agi de «donner et prendre» (le sein maternel), de garder ou de rejeter, il faudra par la suite «rendre» le produit de l’incorporation, (devenu «trésor ou monnaie d’échange»), le retenir, le détruire (pour que l’autre ne l’ait pas), l’empoisonner (pour que l’autre en meure symboliquement), en différer le don - bref inventer toutes les modalités possibles d’échange afin de garantir une voie libre au principe de plaisir, quitte, pour cela, à détruire l’objet du désir ou «tuer» le sujet.
René Major ne fait que rappeler cette «complexité pulsionnelle». Mais son propos n’est pas d’élaborer un discours psychanalytique : Au cœur de l’économie, l’inconscient est un livre politique, puisque de l’économie pulsionnelle et de la maîtrise psychique, présentes déjà au niveau prégénital, «dérive toute maîtrise et échec au sens courant, dans les domaines du savoir, de l’organisation sociale, de la technique, du gouvernement, du contrôle, de l’évaluation, de l’expertise, comme de l’économie de marché et des luttes conscientes et inconscientes dans les rapports familiaux, conjugaux, sociaux, communautaires, intercommunautaires et interétatiques».
«Consentement». Keynes indiquait qu’une doctrine économique exigeant l’austérité est aussi une justification plus générale de l’injustice sociale et de la cruauté. René Major, en convoquant Marx, Freud ou Bataille, Mauss, Derrida, Lyotard ou Nietzsche, et en ne négligeant pas l’analyse purement économique (crise des dettes souveraines, politiques bancaires, «transferts de fonds» invisibles, évasion fiscale, etc.), montre comment, aujourd’hui, l’ultralibéralisme débridé et les pouvoirs financiers mettent en œuvre l’économie pulsionnelle décrite par Freud pour «fabriquer du consentement à une économie de dette, de sacrifice, de cruauté», dans laquelle la «jouissance "au plus haut point"» des sacrificateurs, les puissants, est «produite par le faire souffrir ou lelaisser souffrir», par la volonté, «inconsciente», de laisser en souffrance, dans la misère, les sacrifiés - les peuples.