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vendredi 1 novembre 2013

Bourdieu au miroir de Manet

LE MONDE DES LIVRES | 
historien, professeur au Collège de France
Le sociologue Pierre Bourdieu à Paris en octobre 1998.
En 2001, un an avant sa mort, Pierre Bourdieu conclut son enseignement au Collège de France par une « esquisse d'auto-analyse ». Dans ce texte, pour éviter les pièges de l'illusion biographique, il appliqua à lui-même les catégories d'analyse qu'il avait mobilisées pour comprendre les autres, et en particulier Edouard Manet (1832-1883) auquel il avait consacré les cours des deux années précédentes (en librairie le 7 novembre). Entre la réflexivité de l'« auto-analyse » et l'étude de la révolution symbolique opérée par le peintre, la différence semble évidente. Pourtant, ne peut-on pas penser, avec Pascale Casanova, l'une des responsables de cette édition, que les cours sur Manet sont déjà un essai d'« autoportrait » par délégation ? Non pas que Bourdieu se compare à l'artiste qu'il admirait tant mais, peut-être, parce qu'il reconnaissait quelque chose de la tâche qu'il s'était donnée dans le geste d'un peintre qui retourna contre le système académique la maîtrise qu'il en avait acquise.

En décembre 1987, dans un entretien pour France Culture où je le questionnais à propos de ses recherches en cours sur Flaubert et Manet, Pierre Bourdieu répondit : « Je pense que ce qui m'y a conduit, c'est la logique normale de mon travail et, en particulier, la recherche de la compréhension du processus de genèse d'un champ. Dans le cas de Flaubert et de Manet, je pense que ce sont des personnages qui doivent être considérés, au fond, comme des fondateurs de champs. » A cette date, il avait consacré deux textes à Manet.
Dans une conférence au Centre Noroit, à Arras, il soulignait que les révolutions symboliques établissent de nouvelles catégories de perception et de connaissance qui deviennent si naturelles, si évidentes, qu'elles rendent difficilement pensable la violence de la rupture qu'elles ont instaurée. Dans le second texte, il définissait le champ artistique comme un espace social autonome, organisé à partir de ses propres conflits et concurrences. Sa constitution implique donc la destruction du corps académique qui dictait les normes esthétiques, monopolisait les distinctions, prononçait exclusions et consécrations. Dans l'état d'« anomie » qui le remplace, plus personne ne possède le pouvoir absolu de légiférer sur l'art. Nommer qui est vraiment peintre et qui ne l'est pas, établir la hiérarchie des talents, énoncer les principes d'un art libéré des conventions et des commandes : autant de décisions qui sont toujours le résultat des compétitions entre les artistes – ou les critiques. Une telle révolution, qui impose un mode de perception proprement esthétique des oeuvres, est opérée par les « hérésiarques » qui en sont les prophètes, stigmatisés ou révérés. Manet fut l'un d'entre eux.
Dans Les Règles de l'art (Seuil, 1992), le peintre est mentionné dix-huit fois et presque toujours en parallèle avec Flaubert. Les deux « fondateurs de champs » partagent la passion pour les maîtres anciens, géants opposés à leurs médiocres contemporains, le refus de l'illusion réaliste, la pluralité des points de vue dans le récit ou le tableau et, surtout, l'affirmation de la primauté de la forme. Cette forte présence de Manet est, à la fois, la trace d'un projet finalement abandonné par Bourdieu, qui aurait analysé dans le même ouvrage les décalages entre la constitution des champs littéraire et artistique, et l'annonce d'un livre à paraître : « J'analyserai ailleurs l'histoire des luttes que les peintres, et tout spécialement Manet, ont dû mener pour conquérir leur autonomie contre l'Académie. »
Ce livre à venir ne fut jamais publié, mais Manet continua d'accompagner Bourdieu. Dans les transcriptions des cours du Collège de France, la mise en forme de la parole, nécessaire pour la lisibilité, a su garder la vitalité et l'énergie d'exposés qui n'étaient pas rédigés comme des livres et qui permettaient à Pierre Bourdieu d'improviser, de se corriger, de digresser, de polémiquer, de s'irriter ou de plaisanter avec son auditoire. On le retrouve ici tel qu'il était : exigeant avec les autres et avec lui-même, passionné par la connaissance, parfois excessif et injuste dans ses jugements, toujours habité par la crainte de ne pas pouvoir énoncer avec la rigueur nécessaire la complexité de ce qu'il faut savoir et penser pour penser juste. Les premiers mots du cours du 12 janvier 2000, confessent cette « anxiété » et son « scepticisme » quant à la possibilité de mener à bien son projet. L'inquiétude ne disparaîtra pas, mais les cours eurent bien lieu.Voici l'occasion de les découvrir.
Leur transcription est accompagnée par un texte surprenant, jamais mentionné par Bourdieu mais qui lui a sans doute servi de guide pour les cours. Il s'agit d'un manuscrit inachevé, rédigé par lui et son épouse Marie-Claire, probablement l'ébauche du livre annoncé dans Les Règles de l'art. Pourquoi Bourdieu ne l'a-t-il jamais repris ? D'autres préoccupations scientifiques l'en ont-ils détourné ? Ou ressentait-il déjà les incertitudes qu'il exprima dans les cours ?
S'emparer de Manet était pour lui mettre à vif plusieurs difficultés théoriques. Comment comprendre que Manet a réalisé« une révolution qui consiste à faire un champ » alors que, bien entendu, la peinture ne commence pas avec lui et qu'il entre dans un « monde pictural » déjà constitué ? L'apparent paradoxe oblige Bourdieu à articuler les mutations qui ont ébranlé l'institution académique et l'art officiel (ainsi, la multiplication du nombre des peintres, le recul des commandes publiques, les sociétés d'artistes, les expositions privées, l'affirmation d'une critique picturale qui produit de nouveaux critères de jugement, etc.) avec les audaces révolutionnaires du peintre et ses refus de l'esthétique du fini, de la hiérarchie des genres et des sujets, des récits en peinture ou des modes classiques de composition.
UNE « ESTHÉTIQUE DES EFFETS »
La question qui obsède Bourdieu est celle des conditions de possibilité de cette rupture qui « instaure » le champ artistique parce qu'elle incarne l'autonomie esthétique la plus radicale, libérée des dépendances qu'imposent les commandes de l'Etat ou les lois du marché. En proposant une lecture minutieuse des critiques qui ont accueilli les oeuvres de Manet, il entend repousser les deux tentations qui ont saisi beaucoup de ceux qui ont écrit sur le peintre : soit situer dans le seul génie singulier de l'artiste sa capacité à briser les conventions, soit déduire mécaniquement ses choix esthétiques de ses positions politiques.
Cette volonté fonde une « esthétique des effets » qui n'est pas seulement une étude de la façon dont les oeuvres sont reçues puisque Bourdieu transforme les réactions des critiques en un instrument d'analyse permettant de remonter des effets du tableau aux dispositifs qui les produisent. L'attention aux formes oblige, parallèlement, à une analyse précise des dispositions, des ressources et des réseaux de relations qui permettent à Manet de rompre avec les contraintes académiques sans être pour autant marginalisé comme un extravagant solitaire. Lentement, patiemment, Bourdieu construit une interprétation qui inscrit les innovations esthétiques du peintre, non seulement dans l'ensemble des mutations qui ont rendu possible une nouvelle perception de la peinture, mais aussi dans la mobilisation du fort « capital esthétique » qui est le sien. C'est la grande familiarité de Manet avec l'histoire de la peinture, incorporée à l'état pratique dans son oeil et sa main, qui lui permet de trouver, dans l'acte même de peindre, les solutions formelles exigées par la représentation en deux dimensions, sans modelé ni profondeur, qui doit détruire les conventions partagées par l'académisme et le réalisme.
Sur Manet. Une révolution symbolique, de Pierre Bourdieu, édité par Pascale Casanova, Patrick Champagne, Christophe Charle, Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière, Seuil/Raisons d'agir, «Cours et travaux», 778 p., 32 euros (en librairie le 7 novembre).

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