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dimanche 20 octobre 2013

Peut-on rendre la justice dans un aéroport ou un hôpital ?

SONYA FAURE


Pour la première fois, cette semaine, des étrangers en situation irrégulière ont été jugés au pied du Centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot où ils étaient enfermés, dans l’attente de leur expulsion. Le gouvernement a ainsi achevé un projet de son prédécesseur de droite : ouvrir des salles d’audiences délocalisées pour les étrangers près de l’aéroport de Roissy. Celle du CRA du Mesnil Amelot, en bout de piste, a ouvert cette semaine. Une autre, abritée dans la Zone d’attente de l’aéroport, la «Zapi 3», où sont maintenus les étrangers soupçonnés par la Police aux frontières (PAF) de vouloir entrer sur le territoire de manière irrégulière, ouvrira en janvier – à moins que la garde des Sceaux, Christiane Taubira, ne s’y oppose finalement : elle vient de lancer une étude à son sujet.
Les associations de défense des droits des étrangers et de nombreux avocats se sont élevés contre ces annexes des tribunaux de Meaux et de Bobigny, qui constituent selon eux une «justice d’exception» réservée aux étrangers : comment rendre une décision sereine, si près de bâtiments occupés par des policiers chargés de les expulser ?
Les défenseurs du projet rappellent au contraire que rendre la justice en dehors des tribunaux n’a rien de nouveau. «Les juges des libertés et de la détention (JLD) tiennent déjà des audiences dans les hôpitaux psychiatriques [pour contrôler la légalité des hospitalisations d’office et sous contrainte, ndlr]: ils travaillent bien dans une enclave hospitalière, entourés de blouses blanches», estime par exemple Michel Revel, JLD de Meaux qui a piloté le projet de la salle d’audience près du CRA.
Il arrive aussi aux magistrats de juger en prison : c’est le cas des juges de l’application des peines, qui statuent par exemple sur les libérations conditionnelles des détenus. La Cour nationale du droit d’asile, qui siège à Paris, se téléporte régulièrement outre-mer. Les audiences foraines (le tribunal se déplace dans un lieu difficile d’accès) sont souvent proposées comme solution à l’isolement de certains justiciables. Dans tous les cas, une même justification est présentée : rapprocher la justice des citoyens. Rémi Heitz, le président du tribunal de Bobigny, qui présentait en septembre la future salle d’audience de la Zapi 3 affirmait: «Il s’agit d’offrir de meilleures conditions de comparution aux étrangers, qui sont aujourd’hui acheminés avec leur bagage vers le tribunal de Bobigny où ils attendent aujourd’hui de très longues heures dans de mauvaises conditions.» Alors, est-ce bien ou mal de juger hors les murs, au nom du pragmatisme ou du confort ?

LE PALAIS DE JUSTICE, LIEU NEUTRE

Le principe de base de l’audience, rappelle le juge Serge Portelli, est qu’elle doit se tenir «dans un lieu neutre: le palais de justice». Le magistrat cite en contre-exemple l’affaire Chalabi, dans les années 90, lors de laquelle 138 personnes avaient été poursuivies pour terrorisme. Faute de place dans les tribunaux, ils avaient été jugés dans le gymnase des gardiens de la prison de Fleury-Mérogis… «On viole alors les principes de neutralité et de l’égalité de tous face à la justice. De la même manière, juger les étrangers en situation irrégulière à côté des pistes, c’est faire comme si la décision était déjà prise. Il me semble que le confort juridique doit toujours prévaloir sur un soi-disant confort matériel…
La dérogation au principe du jugement dans un palais de justice doit toujours être soupesée au regard, non pas du pragmatisme, mais de la protection de la liberté. «Dans le cas des étrangers, ce n’est pas tant la délocalisation des audiences qui est choquante que le lieu où ils sont jugés : près de l’aéroport - en réalité par souci d’économie», estime Diane Roman (1), professeur de droit et auteure de Droit de l’homme et liberté fondamentale (Dalloz).
«Cela contrevient à un principe fondamental du procès, la publicité des débats, ajoute-t-elle. Les citoyens et les journalistes doivent pouvoir voir la justice fonctionner puisqu’elle est rendue au nom du peuple. En revanche, certains impératifs justifient une dérogation à ce principe fondamental. C’est le cas notamment des audiences dans les hôpitaux psychiatriques.» Lors de celles-ci, créées par une loi de 2011, le juge des libertés et de la détention doit vérifier que l’internement d’un malade n’est pas arbitraire. «Extraire le malade de l’hôpital présente pour lui un danger, témoigne Serge Portelli. Il risque d’être déstabilisé ou de se croire coupable : on a vu des malades arriver au tribunal dans une voiture de police aux côtés de délinquants… Délocaliser l’audience, dans ce cas, c’est une mesure protectrice du justiciable.»

«DÉROGATIONS ET EXCEPTIONS PROCÉDURALES»

Quant aux audiences des juges d’application des peines en prison, elles ne sont pas soumises au principe de la publicité des débats. «C’est encore une fois une autre logique, précise Portelli. Longtemps la prison a été une forteresse dépendant du ministère de l’Intérieur, où la justice ne mettait pas les pieds. Le fait qu’un juge y entre permet un regard extérieur sur la prison. Là encore, c’est une protection qui est mise en œuvre.»
L’effet d’une délocalisation des audiences consacrées aux étrangers serait, lui, précisément inverse : «Le centre de rétention était le lieu où on enfermait l’étranger. On y met désormais aussi son juge, s’alarme Serge Slama (1), maître de conférences en droit public à Evry. Depuis vingt ans, en droit des étrangers, les dérogations et les exceptions procédurales s’accumulent, rendant cette justice de moins en moins visible.»
(1) Membre du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux (Credof).

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