De très nombreux témoignages ont été publiés sur la machine d’extermination industrielle d’Auschwitz-Birkenau, dont des œuvres majeures comme Si c’est un homme de Primo Levi ou le plus méconnuC’est en hiver que les jours rallongent de Joseph Bialot. Celui de Maurice Benroubi n’en est pas moins fascinant. Il y a la verve de ce marchand forain autodidacte, débrouillard et sportif, originaire de Salonique, qui comme tant d’autres Juifs du Levant a appris le français avec l’Alliance israélite universelle et en a gardé un amour passionné de la France. Son récit est un cri qui bouscule la chronologie, mêlant l’avant, le pendant, l’après et l’impossibilité d’être entendu. «Je reviens d’un autre univers. J’ai été pétri d’Auschwitz. Je suis étranger au monde qui m’entoure d’autant que personne ne peut imaginer ce que fut la vie là-bas et me comprendre», écrit Benroubi. «J’ai charrié des tas de cadavres et leur peau est restée collée à la mienne», rappelle cet homme qui travailla aux Sonderkommandos qui s’occupaient des chambres à gaz et donc au cœur même du système d’anéantissement. Il sait être simple avec un sens aigu du détail, comme quand il évoque «un petit arbre frêle, chétif, craintif, apeuré» qui a miraculeusement réussi à pousser dans la boue et l’horreur de Birkenau. Mais le grand intérêt de ce livre est de donner en contrepoint du récit du survivant des extraits du journal de sa femme. Elle a échappé à l’arrestation, s’arrange pour survivre et jette sur le papier tout ce qu’elle ne peut lui raconter. Elle s’adresse à lui sans cesse et restera jusqu’au bout convaincue qu’il reviendra. Ils vivaient au Mans, avec beaucoup d’amis non juifs et cela lui permettra d’échapper à l’arrestation mais aussi de continuer à gagner sa vie : «se faufiler grâce aux gens que l’on connaît». Et, pour compléter ces deux écrits à la première personne, une étude des documents et pièces administratives menée par l’historienne Annette Wierviorka. «Trois récits, trois regards, trois fils qu’il convient de tisser pour restituer le destin d’une famille juive prise par la guerre, destin tout à la fois singulier et emblématique du sort des Juifs de France», souligne-t-elle dans la préface.
Le récit de Benroubi est étonnant. D’abord par sa naïveté assumée teintée d’auto-ironie comme quand il raconte son arrestation au Mans en juillet 1942. Sa femme implore le policier qui l’emmène. Une fois dans la rue, «pris de remords», il lance à Maurice : «Attends-moi là que j’aille chercher les autres.»«Je suis un ballot car je les ai attendus, respectueux de la loi», raconte Benroubi. Son témoignage sur la vie du camp est dans la même veine. «Maigrir c’est mourir. Il faut coûte que coûte arriver à engraisser et prendre du poids pour échapper aux sélections», raconte-t-il, évoquant la lutte pour la survie au quotidien quand après Birkenau il est envoyé travailler dans les mines de Jawischowitz. Il dresse des portraits souvent saisissants, comme ceux des deux seuls amis qu’il se fit dans le camp, Bueno et Carrillo, qui ne sont pas revenus, comme lui juifs sépharades parlant le judéo-espagnol. Ils sont une poignée, ne comprenant ni le yiddish, ni l’allemand, ni le polonais, isolés et condamnés aux plus sales boulots. Il a réussi à survivre, mais jamais il n’a réussi à vraiment quitter le camp.
Marc SEMO