Depuis les années 70, Luc Boltanski élabore une œuvre sociologique ambitieuse, aujourd’hui l’une des plus lues et discutées au plan mondial.

Invité à ouvrir, début septembre à Nantes, le congrès de l’Association française de sociologie, vous avez remis à l’honneur la notion de domination. Pourquoi ?
Ce n’est pas moi qui ai choisi le thème, mais cela m’a intéressé d’apporter une contribution à la réflexion commune sur une notion qui a joué, dans l’histoire de la sociologie, un rôle à la fois périphérique (les sociologues qui l’ont explorée ont toujours été minoritaires) et central, depuis Marx et Max Weber, jusqu’à Bourdieu et au-delà. Le concept de domination a été très utilisé dans les années 70 - lorsque j’ai commencé à pratiquer la sociologie -, souvent en relation avec l’idée de violence. Soit la violence physique, exercée sur les corps dans le cas d’un pouvoir autoritaire, soit symbolique, celle dont parlait Bourdieu, prolongeant des idées déjà présentes dans l’Ecole de Francfort.
Cette violence symbolique se confond alors avec l’ordre des choses, se rendant ainsi plus acceptable par ceux qui la subissent.
 Cette conception pose pourtant problème, parce qu’il devient très difficile de distinguer une situation de domination d’une quelconque situation sociale. Dans les années 60-70, la proximité des luttes antifascistes et des guerres de décolonisation légitimait encore souvent l’usage de la violence par les dominés. A partir des années 80, sous la présidence de Mitterrand, la croyance dans les vertus pacificatrices de la démocratie sociale de marché et d’une mise en scène universaliste des valeurs nationales, l’a emporté. Dès lors, l’idée de violence et, avec elle, celle de domination ont quasiment disparu du débat intellectuel. Mais souvent, au prix de l’oubli des rapports de force qui sont toujours au centre des rapports sociaux.
C’est à ce moment-là, au début des années 80, que vous basculez d’une sociologie critique vers une sociologie de la critique…
Je m’intéressais aux disputes et aux conflits sociaux. Or, il me semblait que la sociologie critique allait trop vite dans l’étude de ces conflits, comme si une analyse partant des structures et des dispositions des acteurs suffisait à en décrire le déroulement et même à valider les prétentions de certains acteurs. Avec quelques amis sociologues, nous avons décidé, un peu sur le modèle des science studies, de suspendre notre jugement pour observer la façon dont les acteurs eux-mêmes développent des compétences critiques et des justifications lors des disputes.
Cela n’impliquait pas un relativisme politique ou éthique, mais un relativisme que l’on peut dire méthodologique. Ce qui n’empêchait pas, dans un second temps, mais sur la base d’une description minutieuse, de soumettre à un jugement critique les parties en cause. J’admets que c’est une posture souvent difficile à tenir. Un jour, par exemple, assistant pour les besoins d’une enquête à une réunion de négationnistes, j’ai explosé et, quittant mon rôle d’observateur neutre, je me suis mis à engueuler l’intervenant avant de prendre la porte.
Pourtant, cette sociologie de la critique nous a beaucoup appris, en nous amenant à considérer l’espace social comme un lieu vivant, toujours en mouvement, dans lequel des acteurs compétents et créatifs échangent des critiques et des justifications dans des situations plus ou moins incertaines. Un peu, si vous voulez, comme la scène d’un procès. Alors que la sociologie critique de la domination, prenant souvent un point de vue surplombant, s’intéressait plutôt à la reproduction. Ces deux approches sont, à mon sens, l’une et l’autre valides, mais le problème, l’un des plus épineux pour la sociologie contemporaine, est de les articuler dans un même cadre d’analyse. Or, elles se sont peu à peu rigidifiées sous la forme de «deux écoles». Il devenait donc urgent d’arrêter ce basculement tout noir, tout blanc, et de construire une sociologie capable de comprendre dans un même cadre les effets de domination, qui sont bien réels, et les capacités des acteurs à les mettre à distance ou à leur opposer une résistance, qui ne le sont pas moins, cela sans surdéterminer politiquement l’une ou l’autre approche.
N’est-ce pas aussi la montée en puissance d’une nouvelle critique sociale qui vous a conduit à revenir à la notion de domination ?
C’est vrai qu’à partir des années 2000, s’est développée une excellente critique philosophique et sociologique du néolibéralisme. Le problème, bien concret, est qu’elle n’a pas eu prise sur le champ politique, bien sûr à droite, mais aussi à gauche. Cela nous oblige à nous demander ce que peut bien être l’ordre social dans lequel nous sommes plongés, c’est-à-dire une forme de domination dans laquelle la critique peut s’exprimer librement, mais pourtant sans produire le moindre effet.
Cela devrait nous inciter, en tant que sociologues, à nous intéresser non seulement aux plus pauvres ou aux dominés, dont la condition nous indigne, mais aussi, ou surtout, aux «élites», aux «responsables», qui occupent les positions de pouvoir, et aux dispositifs qui leur permettent à la fois de mettre en œuvre ce pouvoir et de le dissimuler. Il nous faut donc mieux comprendre les nouveaux dispositifs de pouvoir, dans un cadre national et dans un cadre global et, notamment, la façon dont ils prennent appui, moins sur des idéologies visant à formater les désirs des sujets que sur l’argument de la nécessité : «Que vous le vouliez ou non, il n’y a qu’une seule voie ». Ce phénomène nouveau, nous l’avions entrevu avec Bourdieu dès 1976, c’est-à-dire à ses débuts, lorsque nous avons publié un article sur «la production de l’idéologie dominante».
Outre le fait qu’elles sont inefficaces, certaines tendances de la critique du néolibéralisme semblent même vous inquiéter…
Oui, celles qui n’hésitent pas à passer de la critique du néolibéralisme économique à la critique de la tradition du libéralisme historique. Car il n’est pas innocent de s’en prendre à l’héritage libéral des Lumières. Les années 30 ont montré combien les tentatives de sortie du libéralisme et son remplacement par des pensées communautaires, c’est-à-dire nationalistes, étaient dangereuses. Aujourd’hui, face à l’échec de la critique du néolibéralisme, face à la démoralisation de l’Europe, un certain nombre de gens, venus notamment de la gauche, développent des discours que l’on peut qualifier de néoconservatisme à la française, différent de sa version américaine, car il se prétend anticapitaliste.
Le philosophe Jean-Claude Michéa est typique de ce courant de pensée, comme le sont souvent les invités de Répliques, l’émission d’Alain Finkielkraut. Ces discours stigmatisent, en général, deux types d’ennemis. A l’extérieur, les pays émergents, qui ont déjà ruiné nos ouvriers et qui veulent maintenant ruiner ce qui nous reste de paysans. A l’intérieur, les Arabes, qui menacent nos valeurs ancestrales. A chaque fois, il s’agit de véritables discours de guerre. Ce qui est fâcheux, c’est que ces discours typiquement de droite ou d’extrême droite trouvent désormais des modalités d’expression à gauche ou à l’extrême gauche, notamment autour du thème de la laïcité et en se réclamant du républicanisme. Cela oblige les intellectuels de gauche à tourner leur attention dans deux directions différentes. La pensée critique ne peut pas être simplement dirigée contre le néolibéralisme, elle doit aussi viser certaines dérives de la critique du néolibéralisme.
Comment sortir de la domination ?
En s’occupant des institutions. L’erreur consisterait à se contenter de les décrier, en les réduisant à la violence symbolique, qu’en effet, elles produisent. Une société a besoin d’instruments capables de dire «ce qu’il en est de ce qui est», c’est-à-dire d’instances susceptibles de réduire l’incertitude qu’engendre nécessairement le flux événementiel, le flux de la vie. Les institutions peuvent dire ce qu’il en est des choses «en soi», parce qu’elles ne sont pas situées. Etant situés, les acteurs ne peuvent avoir sur les problèmes qu’un «point de vue», comme on dit très justement. Or l’institution est censée nous donner le point de vue des points de vue. Le plus simple est de déléguer la fonction sémantique à l’institution en tant qu’elle est un être sans corps, propriété qui lui permet d’être surplombante. Mais étant sans corps, il lui faut donc des porte-parole et ces porte-parole - un des plus vieux thèmes de la sociologie -, on ne sait jamais s’ils parlent au nom de l’institution ou au nom de leurs propres intérêts. On les dote de costumes d’apparat, d’un ton de voix particulier, pour désigner les cas où c’est le bien commun qui s’exprime par leur bouche. Mais, face à ces proclamations, la critique est toujours prête à se manifester, ne serait-ce que sous la forme de l’ironie. Actuellement, il est assez en vogue de critiquer la critique, en considérant qu’elle est une source d’inquiétude, d’impuissance. Je pense, au contraire, que les sociétés dans lesquelles s’expriment des phénomènes pathologiques, ce sont les sociétés dans lesquelles il n’y a pas de critique. La pathologie, c’est le consensus.
L’émancipation viendrait donc des institutions ?
Plutôt des mouvements sociaux, qui obligeraient les institutions à se réformer, ou crééraient des institutions soumises à leur tour à la critique. Il faut repenser la relation entre les institutions et la critique. Ces dernières ne sont pas nécessairement liées à la forme Etat-nation, d’ailleurs à bout de souffle. On peut chercher du côté des traditions libertaires, imaginer des institutions en boucle avec les dispositifs interprétatifs venant des acteurs sociaux.
La plus grande inégalité, c’est sans doute l’inégalité à l’égard du suivi des règles. Plus on monte dans l’échelle sociale, plus on peut s’arranger avec les règles, moins on est mis à l’épreuve. La domination, c’est la mise permanente à l’épreuve. L’émancipation passe par la possibilité réelle de donner à tous les acteurs les moyens d’interpréter les règles, et aussi de les contester. Comme l’a montré la sociologie de l’action, personne ne peut agir correctement en suivant une règle à la lettre, d’ailleurs, personne ne le fait. Mais, dans le cas des dominants, cela est loué comme capacité stratégique et, dans le cas des dominés, réprimé en tant que transgression. L’indignation moraliste, que provoquent les franchises que s’accordent les puissants quand ils sont allés vraiment trop loin et que cela se voit - comme dans le cas du désormais célèbre Cahuzac -, est insuffisante si elle ne s’accompagne pas d’un changement profond du rapport à la règle. La réflexion sociologique peut y contribuer.