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dimanche 15 septembre 2013

A livre couvert

LE MONDE | Par 


| Aline Bureau

"Et toi, tu y arrives ?""tu fais comment ?""qui le faisait chez toi ?""tu en as parlé avec tes parents ?""tes enfants le prennent comment ?""tu penses à bien ajuster le plastique ?". Ce n'est pas un sujet de magazine. C'est pourtant une question de société, une douleur secrète dont on parle à mi-mots. Pas une vieille discussion qui remonte au fond des âges obscurs pleine de sang, de peau, de quart de lune, d'amour maternel et d'hommes impossibles. Rien d'archaïque ni de charnel, là-dedans. Quoique. Quoique...
J'ai 40 ans et je ne suis pas foutue de couvrir convenablement les livres de mes enfants. Ça gonfle, ça coince, ça colle. Gondole, paperolle, ras-le-bol. Enfant, je n'ai jamais couvert mes propres livres. J'avais hâte de m'y mettre un jour. De perpétuer le geste. Couvrir les livres, c'est un baptême du plastique. Une ordalie : tu couvres bien, t'es un bon parent. "Nel mezzo del cammin di nostra vita mi ritrovai per una selva oscura, che la diritta via era smarrita." Dante avait vu juste : au milieu du chemin de ma vie, je me retrouve paumée, la voie n'est pas droite. Le papier plastique ondule furieusement du côté de l'Enfer. Chez d'autres, il a l'aplat lumineux du paradis.
J'AI RATÉ L'ÉPREUVE
Année après année, j'ai raté l'épreuve. Quelque chose clochait là-dedans, j'y retournais immédiatement. J'ai tenté de penser que j'avais la couverture postfigurative tendance déconstructiviste. Puis, j'ai décidé qu'être une bonne mère ne devait plus se réduire à des vignettes : la purée de brocolis au Baby Cook, la natation synchronisée dès 2 mois, le gâteau marbré apporté à l'école. Je n'essaie même plus. Nous sommes nombreux dans ce cas. Beaucoup de souffrances, beaucoup d'enfance. Il suffit d'en discuter pour s'en rendre compte.

Chacun a sa version des faits. Humilié : "Mes livres étaient mal couverts, l'instit se moquait de moi, j'avais honte, je n'osais pas le dire à ma mère, c'était si vexant pour elle." Pratique : "Le plus important, c'est de ne pas resserrer le plastique quand tu scotches, sinon, le livre ne peut être refermé." Sadique : "Je ne vois pas le problème." Aristocratique : "C'est la nounou qui le fait." Mauvaise copine : "L'essentiel est d'être bien installée."Stigmatisé : "Une année, ma mère a pris du plastique transparent mais jaune, j'osais pas sortir mes livres." Désespéré : "J'ai tout essayé, même le kit autocollant, je n'y arrive pas." Apodictique : "Tout est dans la languette." Mallarméen : "Aboli bibelot d'inanité plastique." Néoproustien : "Maman le faisait dans son cabinet de couture. Je sens encore l'odeur du papier. Ça puait." Réac : "Le problème, maintenant, c'est les verbes irréguliers et les cartes à l'intérieur des couvertures. Et les rabats aussi. La pochette pour le CD d'anglais, c'est l'horreur. Et les manuels souples... Avant, c'était plus simple." Alternatif : "Mes parents utilisaient du papier kraft. Je confondais tous mes livres." Dis-moi comment tu couvres, je te dirai qui tu es.
SUR INTERNET, AVEUX DÉCHIRANTS ET CONSEILS JUDICIEUX
Les forums sur Internet sont l'espace d'aveux déchirants, de conseils judicieux, d'encouragements anonymes : "Encore six livres à couvrir, souhaitez-moi bon courage les filles !" Il y a bien les "tutoriels". Il en existe maintenant pour tout : changer un pneu, jouer une symphonie de Mahler à la cornemuse, être heureux. Un monde idéal. Le rouleau ne roule pas, il ne tombe pas de la table, le livre ne rebique pas, ne se ferme pas de lui-même, le ruban adhésif colle sur commande, les ciseaux ne biaisent pas. De petites musiques zen ou primesautières accompagnent le geste. On y emploie des adjectifs roboratifs (façon cuisine Maïté) destinés à atténuer le tragique de l'affaire, à la transformer en promenade de santé pleine de bon sens et d'évidence chtonienne : se munir de "bons" ciseaux, d'une "large" feuille, de Scotch "transparent" (le Scotch transparent ne ment pas) si du moins c'est "possible" (on laisse entendre que l'aléatoire est dans le type d'adhésif, pas dans la manoeuvre). Propagande ! Derrière cette limpidité agressive, on sent les tourments dans les familles, les découragements silencieux dans les chaumières en septembre !
C'est le jour de la rentrée. Le collège distribue les livres, les enseignants demandent aux élèves de les couvrir. Couvrir, ce sont les bonnes résolutions et l'inauguration de l'année. C'est une manière de faire "peau neuve". Certains enfants sont d'ailleurs profondément dégoûtés à l'idée de récupérer un livre déjà couvert : le plastique semble un linge sale, une mue de serpent, de la peau qui pèle, des draps usés qui sentent le fond de cartable, les mains moites de camarades plus âgés, le réchauffé d'années en boucle. On exhorte, couvrez, faites couvrir. On insiste un peu. Pas trop. Moins qu'auparavant.
Le geste est devenu plus ambigu. Ce gros balourd de bouquin est accusé de tous les maux : il démolit les colonnes vertébrales en croissance, il plombe les sacs. Pourquoi aurait-on des égards pour ce criminel surpondéré qui massacre le dos de nos enfants ? Sa masse a éclipsé sa gratuité, sa qualité, sa nécessité. Inciter à couvrir, c'est attirer l'attention sur la question du "poids des cartables". Pas prudent pour un enseignant.
QUELQUES CODES EN MOINS
Quelques jours plus tard, en classe : "Sortez vos livres." Les manuels scolaires de mes élèves sont en ordre sur les tables. Certains sont couverts, d'autres non. Je ne sais pas ce qui s'est tramé dans l'intimité des familles. Mes incapacités personnelles me confèrent une indulgence infinie. L'aisance, la lutte, l'aide, l'appel au secours, l'oubli, le refus ou l'indifférence sont en coulisses.
Sur les livres parfaitement couverts les étiquettes varient : à l'ancienne, façon leçon de choses et écriture déliée ; tapées sur ordinateur. Des idées de génie : y inscrire aussi, entre autres, le nom du professeur. Voir son nom sur les cahiers et les livres comble d'aise. La vraie autorité : être auteur de son cours. Vous êtes compris. Votre nom est inscrit pour l'éternité sur l'étiquette en attendant les remerciements futurs de l'ancien élève devenu Prix Nobel. Bien vu, bien joué. Tout est là : le respect du prof, du matériel scolaire, du livre, les respects des pairs, le sens du rituel, le geste de bonne volonté. Le sens de l'école, de ses moeurs, de ses codes, tout est plastifié superbe.
A côté de cette rutilante débauche de connivence scolaire, il y a donc le dénuement rêche des livres à nu. Posés là, comme ça. Oui, il y a les élèves qui n'ont pas couvert leurs livres. Enfin, les élèves dont on n'a pas couvert les livres. Là est la question. Ceux dont les livres ne seront jamais couverts.
C'est un signal, pas un verdict. Un clignotement simplement, un entrebâillement qui laisse deviner quelques déterminismes sociaux, quelques codes en moins, une manière, pour la famille, pour l'enfant, d'appréhender le système. Même si rien n'est gravé dans le marbre, même si c'est de l'ordre de l'incidence, Bourdieu traverse la salle en paso-doble. Ceux dont le livre est couvert, ceux dont le livre ne l'est pas. Un schibboleth l'air de rien. Quelque chose du capital culturel : envelopper c'est se distinguer, c'est hériter, c'est perpétuer. Il y a bien, là, dans ces livres dépouillés, bientôt rognés, quelque chose qui apparaît, qui ne nous échappe pas. Deux manuels côte à côte, deux attitudes. Avoir ou non les clefs du système. Avoir ou non les codes. Donner ou non les bons signes au professeur dès les premiers jours. Bourdieu pour les nuls avec un kit sociologique à monter soi-même : ciseaux, Scotch et papiers. Ludique, technique, familial. Poignant aussi : pour quelques-uns, c'est déjà la partie visible d'inégalités de moins en moins invisibles.
UNE ACTIVITÉ COMMUNE, MARRANTE, BURLESQUE
Inutile, à ce stade, de s'affoler, de tirer des conclusions définitives, de déclencher le plan Orsec. Ce serait faire fi des capacités, de la liberté, des diverses manières, pour les élèves, d'y arriver. Des divers motifs pour ne pas couvrir ses livres, aussi. Le fatidique et le mécanique sont à proscrire. Pas de théorie brute. Ni de drame : après tout, on s'en fout un peu, non, que les livres soient couverts ? Il s'agit simplement, pour l'instant, d'être observateur, attentif, de récolter des indices, d'être vigilant. Histoire de ne pas perdre de temps : si dérisoire qu'il puisse paraître, ce signe, comme d'autres, est malheureusement fréquemment révélateur de difficultés à venir.
Il pourrait y avoir une solution simple. Modeste et limitée. Le jour de la rentrée (ce jour si long, si rempli de rien et vide de tout), on pourrait couvrir les livres avec les élèves, en classe. On aurait ainsi une activité commune, marrante, burlesque. Peut-être source de cohésion, sans doute pleine d'attention pour le respect du matériel, pour le livre. Ce serait une forme de pari, de conjuration, d'incantation plastifiée aux dieux éducatifs : "Veillez sur eux comme ils veillent sur leurs livres !"
Ça changerait quoi ? Oh, pas grand-chose. On couvrirait les livres et la diversité des destins enfantins avec. On recouvrirait de plastique les inégalités des chances. Non pour les protéger, non pour les dissimuler ni les planquer mais pour les atténuer un peu. On jouerait des signes, de la surface, des symboles et de l'enveloppe. Ce ne serait pas une révolution (elle reste à faire), juste une attention, une forme de disposition.
Le diable est dans les détails. Peut-être les bonnes fées le sont-elles aussi. Rentrez couverts !


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