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mardi 20 août 2013

"La mémoire évolue dans le temps"

LE MONDE CULTURE ET IDEES | Propos recueillis par 
| AFP/EMMANUEL DUNAND
Neurologue, chef du service de neuropsychologie des Hospices civils de Lyon, Bernard Croisile a fait de la mémoire le coeur de son métier. Auteur de La Maladie d'Alzheimer (Larousse, 2010) et de Tout sur la mémoire(Odile Jacob, 2009), il a dirigé l'ouvrage collectif Votre mémoire. La connaître, la tester, l'améliorer (Larousse, 2008).
Certains se souviennent très facilement des faits, d'autres pas du tout... Comment expliquer cette inégalité face à la mémoire ?
C'est une inégalité biologique comme une autre, comme la taille ou le poids par exemple. Certains apprennent et se souviennent facilement, parfois même de façon prodigieuse : Mozart, à 14 ans, retranscrit de mémoire toute la partition a cappella du Miserere d'Allegri, qu'il n'a entendu que deux fois durant la semaine sainte de 1770, dans la chapelle Sixtine, à Rome. D'autres mémorisent ou restituent difficilement ce qu'ils apprennent.
La science explique-t-elle ces disparités ?
Nous ne sommes qu'à l'orée d'un "continent" à explorer. La mémoire implique des milliards de neurones qui nous font apprendre, conserver et restituer des informations. Nous la voudrions parfaite, illimitée, capable de retrouver aussitôt la moindre donnée ; c'est une erreur : un souvenir ne s'inscrit pas dans le marbre, il se construit, se consolide au fil du temps, se modifie. La mémoire est également sélective, chacun contrôlant, consciemment ou non, ce qu'il apprend et ce qu'il retrouve.

Comment se restitue le souvenir d'un fait ?
Il n'est pas conservé dans un endroit précis du cerveau, comme le serait un livre dans une bibliothèque : ses éléments constitutifs - ses "pages" - sont éparpillés dans différentes aires cérébrales (olfactive, visuelle, etc.). Se souvenir, c'est reconstituer le livre à partir de ces pages dispersées. L'évocation peut être volontaire, mais aussi inconsciente ou inopinée, comme l'épisode de la madeleine de Proust.
Le contexte influe positivement : des plongeurs ayant appris quelque chose sous l'eau le restituent mieux sous l'eau que sur la plage. Le climat émotionnel aide d'autant mieux à retrouver les choses qu'on est replongé dans une émotion comparable. De même que le dynamisme psychique ou l'allant : les dépressifs retiennent moins de choses, et moins de faits positifs, que les personnes heureuses.
Avons-nous différents types de mémoires ? Existe-t-il un âge d'efficacité mnésique maximale ?
La mémoire personnelle, dite "épisodique", est celle des faits personnels uniques, datés et localisés, riches en émotion, qui seront retenus ou oubliés selon le contexte et la personnalité des individus. La mémoire "sémantique" recouvre les concepts et les savoirs. L'efficacité mnésique maximale est difficile à définir : est-ce apprendre vite, caractéristique de la jeunesse ? Savoir beaucoup, ce qui est l'apanage des plus anciens ? Jusqu'à 30 ou 40 ans, les capacités de mémorisation sont optimales ; avec l'âge, l'apprentissage est plus lent, plus difficile, mais la mémoire des connaissances s'accroît. Hormis l'amnésie liée aux maladies, la mémoire n'est pas figée : elle évolue avec le temps.
Les capacités de mémorisation sont-elles infinies ?
Il est peu vraisemblable que la mémoire "sature", elle n'est pas un disque dur aux capacités limitées mais un système dynamique, qui crée des liens, renforce des connexions, établit des réseaux. Les capacités d'apprentissage, en revanche, ne sont pas extensibles à l'infini, et varient selon le contexte. Trop d'informations rapprochées et vous mélangez tout ; trop de stress et de fatigue et l'attention décroche.
Oublier certains souvenirs, certains mots : vous dédramatisez le phénomène...
Chez une personne en bonne santé, l'oubli n'est que la difficulté de retrouver des souvenirs : maladies exceptées, on ne perd pas une information, on en perd l'accès, à moins de l'utiliser souvent. Ces "trous" de mémoire s'expliquent par la fatigue, le stress, l'âge.
Aujourd'hui, on vit beaucoup plus longtemps qu'il y a un siècle, et les connaissances qui nous sont accessibles ont considérablement augmenté. Il est donc logique qu'il soit difficile d'en retrouver certaines. Et puis, se focaliser sur : "Je ne retrouve plus ce mot" ou : "L'avais-je posé là ?", quelle importance face à la somme parfois colossale de savoirs appris tout au long de la vie ?
Internet présente-t-il un danger pour notre capacité de mémorisation ?
Je ne crois pas que la mémoire se déprécie au fil des technologies. Au contraire. Déjà, avec l'écriture, l'Antiquité a craint une paresse de la mémoire. Avec l'imprimerie de Gutenberg, l'effroi a resurgi : "Le savoir est dans les livres, on n'apprendra plus, on perdra la mémoire..." Cette crainte des nouvelles technologies est infondée : les livres n'ont pas fait perdre la mémoire, Internet non plus !
Ce médium ne représente qu'une accumulation de données, c'est l'expérience du cerveau qui les organise, les recherche et les utilise. Internet peut même augmenter les savoirs en augmentant la curiosité qu'on peut avoir du monde ; et puis, sa facilité d'accès permet de trouver sur-le-champ la réponse à nos questions. Pour réfléchir, peut-être ne faut-il pas trop de savoirs en soi : leur "exportation" dans des mémoires externes comme Internet évite d'avoir à tout retenir et peut faciliter la réflexion.
A être trop pris comme un filet de sécurité, Internet ne risque-t-il pas d'engendrer chez les utilisateurs une paresse d'apprendre, une indolence à utiliser leur mémoire ?
Ils tomberont de haut. Tôt ou tard, il faut apprendre. Vouloir se reposer sur Internet n'est pas un mal en ce sens que ce médium permet de disposer d'un stockage encore plus grand d'informations, et augmente leur facilité d'accès. Bien sûr, cette facilité encourage la distraction, le papillonnage, la volatilité de l'esprit. Mais je peux surfer sur Internet tout comme je peux feuilleter un livre : dans les deux cas, je ne retiendrai rien.
C'est l'intention humaine, la motivation, qui préside à l'usage. L'inquiétant n'est pas la technologie, mais l'usage que l'humain en fait.
Intuition et mémoire sont-elles liées ?
L'intuition n'est pas un acte "magique", mais une sorte de raisonnement ultrarapide. Vous allez si vite du problème à la solution que vous n'êtes pas conscient du processus intermédiaire. Vous avez donc l'impression de ne pas avoir "pensé". Mais en fait votre cerveau a tout simplement relié des éléments connus. Pour s'exprimer, l'intuition a besoin d'un esprit structuré, qui a appris et stocké des informations, des schémas. Donc de la mémoire.
Les réminiscences peuvent-elles être "infidèles" ?
Oui, la mémoire joue parfois des tours. La distorsion peut être individuelle : le souvenir d'une scène mal mémorisée sera imprécis, ou se modifiera en fonction du contexte. Mais il existe aussi des distorsions mémorielles collectives. Un interrogatoire réalisé dans des conditions "douteuses" influera sur un témoignage. Parfois les croyances sont confuses : les Français perçoivent volontiers l'antiesclavagiste et 16e président des Etats-Unis, Abraham Lincoln, comme démocrate, alors qu'il était républicain. Il peut aussi exister des décalages entre les faits et la mémoire collective : la Berezina (1812) est enregistrée dans l'inconscient français comme une défaite, alors que cette bataille fut une victoire de Napoléon.
Les souvenirs peuvent se modifier avec le temps. Au lendemain de l'explosion de la navette américaine Challenger, en 1986, des psychologues ont fait consigner à des étudiants américains où ils étaient et ce qu'ils faisaient lorsqu'ils ont appris la catastrophe. Deux ans et demi plus tard, à la même question, 44 % d'entre eux présentaient des souvenirs dissemblables à ceux qu'ils avaient consignés au lendemain de l'événement. Certains soutenaient même que la "bonne" version était la dernière.
La mémoire construit-elle le futur ?
La mémoire fonde l'identité, établit la personnalité. Elle permet de voyager dans le temps, de récupérer les informations antérieures, de nous ancrer dans le présent, de nous projeter dans l'avenir.

Saint Augustin le suggérait déjà dans ses Confessions : nous sommes ce que nous avons vécu, ce que nous savons et ce que nous ferons. L'oubli le plus préjudiciable est celui qui ne nous permet plus d'avancer. La mémoire permet, elle, de mieux nous comprendre, de mieux comprendre le monde ; elle fait de nous un être unique et responsable, elle crée notre singularité.

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