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dimanche 7 juillet 2013

Mes ados conquérants

LE MONDE | Par 
Un léger sentiment d'imposture. Le voyage scolaire a-t-il été pédagogique ? A-t-il seulement été scolaire ? La présence de deux profs et d'une classe est-elle une garantie ? Juré, toute l'année, nous avons bien travaillé. Rien de ce qui concerne la tapisserie de Bayeux ou Guillaume le Conquérant ne nous est étranger. La caution pédagogique versée, nous avons pu partir. Intellectuellement, nous sommes irréprochables. Le problème, ou l'avantage, c'est qu'un voyage scolaire n'est pas qu'un déroulé savant dans l'espace et le territoire, ce n'est pas une traversée intellectuelle motorisée.
Qu'espère-t-on au juste, en partant avec une classe de 5e, de Paris à Hastings, par Falaise, Bayeux et Brighton, sur les traces de Guillaume le Conquérant ? Une reconquête morale de la perfide Albion ? Une prise de conscience historique ? Un enracinement des connaissances ? Une exploitation mobile (car, ferry, shuttle) du cours ? On comprend vite, avant même de partir, que le but sera dans le chemin, que la forme importera tout autant que le fond, qu'il y aura l'Histoire et les histoires, des documents et des sentiments. Un train peut en cacher un autre.
Les premiers symptômes sont apparus la veille du départ. Je pensais juridique, plus pédagogique. Ai-je le droit de donner un comprimé de Doliprane ? Peut-on se blesser avec un audioguide ? La menace est partout. Un noir nuage de responsabilités floues et incertaines, imprévisibles surtout, s'est installé. Je me rassure, il y a des valeurs sûres : je sais, à l'avance, que le premier soir, au Flunch d'Hérouville-Saint-Clair, dans le Calvados, nous aurons une cuisse de poulet, des légumes et de la glace. Avec un tel menu, rien de grave ne peut nous arriver, c'est du solide. Les élèves appréhendent, eux aussi. Ils savent que la préparation théorique a ses limites. On sent le poids de l'Histoire peser sur leurs frêles épaules : comment rechargeront-ils leur portable, sera-t-il possible de prendre une douche sur le bateau ?

6 h 30, nous partons en car. A l'intérieur, la répartition des élèves se fait d'instinct. Il y a ceux du fond, ceux du milieu, ceux qui s'asseyent, devant, près des enseignants. L'organisation spatiale vaut typologie adolescente : agité, survolté, paisible, sage, placide, endormi, hystérique, alternatif. On sait à quoi s'en tenir selon le degré d'éloignement du volant. Belle lisibilité. Mais les repères changent.
Un autre monde, un autre peuple
Au fil du voyage, la classe se nidifie, se fond dans les sièges. Un autre monde, un autre peuple. Les MP3 et iPod se connectent, se mélangent, un réseau se construit, on se branche les uns sur les autres, on se connecte à ses voisins, les fils s'accumulent, les casques s'installent, une masse rhizomique s'élabore, ignorante du paysage qui défile. La nourriture, pourtant interdite, s'accumule : bonbons, chocolat, trésors de guerre des stations-service. Les élèves permutent, changent de position dans le cocon filaire. Quelques kilomètres de trajet en plus et un univers parallèle, organique, digne d'un film de Cronenberg, pourrait advenir (la tôle, l'acier, le sucre, les cordons, les branchements, tout est là). Le corps prend car. Les tables et les chaises sont un souvenir.
Quand le fond de l'autobus risque de faire sécession (souvent ; mais assez calmement et très aimablement), ma collègue et moi nous nous avançons jusqu'à la zone rebelle pour procéder à une extradition. Les quatre sièges derrière le chauffeur (surnommé "la Boule" en hommage caustique au gardien de prison de "Fort Boyard") servent de cellule d'apaisement, de cachot, d'aire de repos. Pour bonne conduite, on peut revenir à des sièges plus éloignés. Ça devient un jeu. Grâce à "la Boule", notre autorité mesurée devient aimable.
Ça tombe bien, mon autorité, j'en ai senti les limites. La nuit, sur le ferry, les élèves couchés par terre dans notre "salon" privatif, la lumière éteinte, le bateau qui tangue, ceux qui s'adonnent à des opérations commando en reptation sur la moquette maritime, ceux qui opèrent des rapprochements sensuels m'ont rappelé l'étroitesse de mon magistère. Je déprime puis me console. Tout ça, c'est du jeu. Tom et Jerry. Variations et extrapolations tout terrain de la relation maître-élève, sur mer et route, vapeur, vitesse, masse et obscurité, jeu de regards et casques audio, "bonne nuit" aux élèves en pyjama d'enfants au seuil de leur chambre. On y gagne en métier. Pour la formation des profs, une nuit avec une classe sur un ferry devrait être obligatoire. En complicité, aussi.
A peine la visite du château de Falaise (Calvados) commence-t-elle que les élèves, descendus du car, débranchés, déconnectés, se montrent curieux, cultivés, spontanés et vifs. Ils sont charmants et s'intéressent à tout. Même intérêt devant la tapisserie de Bayeux. A Hastings, ils escaladent les ruines du château, à Battle, ils courent dans les prés en pente où eurent lieu, en 1066, les combats entre Guillaume et Harold. Le cours se faufile dans les herbes folles.
Pourtant, dans un même mouvement, ils continuent leur vie : histoires de coeur, conflits à répétition, grands écarts d'humeurs, d'amitié et de sentiments (on dirait les hauts et les bas de Michel Serrault dans La Cage aux folles). Certains élèves, qui répondent à des questions ardues sur la féodalité, pastichent à longueur de journée, sans en être complètement dupes, telle héroïne de série américaine ou quelque ado d'American Pie.
Intelligents, cela leur permet d'être un peu bêtes sans l'être pour autant. Leurs conversations sont parfois si consternantes que je me demande comment j'ai pu leur imposer des heures de cours sur l'humanisme ou la Renaissance italienne. La question est pourtant mal posée. Pour cette génération, il ne faut pas penser en termes d'opposition. Le sublime et le grotesque, l'authentique et le superficiel cohabitent chez eux d'une manière inédite. Ils dosent l'ensemble avec maestria. Parfois se plantent. Ils ne modifient rien au contact des adultes. J'aurais été mortifiée, à leur âge, qu'un prof assiste à mes "adolescenteries", à mes sentimentalités. Je mesure le fossé entre eux et nous. Je vois chez eux des choses qui m'éclairent sur l'enseignement et ses conditions de possibilité. Il nous faut jouer de cette dispersion, de cette adolescence en archipel, sans toutefois s'y laisser prendre. Ils jouissent d'une liberté formidable, intrigante pour quelqu'un de ma génération.
Lors de la soirée disco, sur le bateau, ils ont presque tous dansé, de manière magnifique. Ils sont incroyablement à l'aise, confiants. Ils sont heureux, s'amusent, vont se chercher des Coca au bar, comme en boîte (interdite sur terre ferme, le ferry est une parenthèse enchantée). Les chauffeurs-routiers, accoudés au bar devant leur bière, les regardent ahuris. Duègne à l'ancienne, je veille.
Si l'on suit Guillaume le Conquérant, nous empruntons aussi, mentalement, d'autres itinéraires. La conquête dans la conquête : le courant. Trouver une prise, un adaptateur est au coeur de toutes les préoccupations. Enfants comme adultes le vivent comme une obsession. La jauge, la jauge ! C'est moi qui déniche la prise du Flunch. Je la garde jalousement. Une fois en Angleterre, l'adaptateur devient objet de négociations, d'échanges. Au fil des journées, les batteries baissent, s'amenuisent. Celles des élèves, non. Ils ne dorment presque pas et sont toujours en forme.
Mon coeur palpite. Et si...
De mon côté, je poursuis quelques rêves. Un whopper au Burger King. Voeu accompli à Brighton. Un second. J'ai toujours voulu aller dans ce coin d'Angleterre pour voir la maison d'Henry James. Nous sommes à quelques kilomètres de Rye, où il vécut. Je n'ose pas faire de caprice. Coup de chance, première fois et unique fois durant le voyage, le chauffeur ou le GPS se plante. Un détour, nous nous retrouvons à Rye. Mon coeur palpite. Et si...
Les rues sont étroites, des arches assez basses nous bloquent, les habitants s'en mêlent. A vrai dire, ils nous chassent, protestent. Le véhicule recule. Nous reprenons notre chemin. Je n'ai pas vu la maison de l'écrivain mais je comprends mieux ses histoires de fantômes.
Certains élèves me font penser à Courdeténis, l'Egyptien qui confond la légion avec un club de vacances dans Astérix légionnaire. Les sièges inclinables du ferry, c'est mieux ou moins bien qu'une place éco dans un Airbus ? Serons-nous seuls sur le bateau ? Les critiques vont bon train : l'absence de clim, la bouffe. J'aimerais leur faire comprendre qu'il y a aussi, surtout quand c'est provisoire, une joie, un amusement, dans l'inconfort, dans les aspects "roots" de l'aventure. Que dormir comme des porcs, par terre, dans un salon qui sent la chaussette et se réveiller en contemplant la mer puis les bateaux de guerre d'Angleterre, c'est génial. Soyez jeunes, bordel ! Cessez avec votre confort troisième âge (dans les valises : un fer à lisser, du dissolvant, un bonnet en laine, des doudous, un ratatine-ordure) !
Je compte sur l'auberge de jeunesse pour enfoncer le clou, souligner les joies du routard. Pas de chance, c'est un château. On dirait la demeure de Darcy dans Orgueil et préjugés. Il est entouré de forêt, de prairies avec animaux divers, d'étangs, de lacs, de ponts en pierre, il y a un terrain de foot, une orangerie, une chapelle somptueuse, des statues, des massifs de fleurs, des oies. Ah, un élève trouve la douche trop étroite, quand même...
Le voyage se termine. Nous rentrons en France. Je médite. Je me demande si nous avons rempli le contrat. Le contrat intellectuel. Nous avons fait des visites, les élèves ont été attentifs. Ce qu'ils en retiendront ? La soirée disco sur le bateau, celui qui est tombé dans une mare de boue à Battle, le chauffeur, les amours passagères, le foot dans le parc anglais, les conneries faites en douce, quelques phrases vite devenues cultes. Ils auront profité de leur autonomie, de l'absence de leurs parents, ils auront joué aux grands, dansé, couru et rigolé, joué au bord de la mer. Que restera-t-il de 1066, de Guillaume, d'Hastings et de la couronne d'Angleterre ?
Nous sommes assis par terre, dans une navette du tunnel sous la Manche. Nous mangeons d'immondes sandwichs au fromage inclassable. Nous encerclons une voiture anglaise. Ses occupants, un couple, deux chiens, remontent les vitres. Ils n'osent ni bouger ni sortir. Ils n'osent pas non plus regarder le pique-nique des adolescents français, heureux, à l'inaltérable éveil et l'esprit aiguisé. Miracle de l'épopée, ruses de la pédagogie, nous retombons sur nos pieds : des Anglais assiégés ! Jamais nous n'avons été aussi proches de Guillaume le Conquérant. De sa conquête nous avons fait notre aventure. Ouf, nulle imposture !...

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