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mardi 30 juillet 2013

Kihnu, belle île en mères

5 juillet 2013
(Photo CC Masterplaan)

Depuis plusieurs siècles, une société matriarcale s’est développée sur cette terre estonienne. Aux hommes, la pêche ; aux femmes, la politique et la défense des traditions.

«Notre plus grande peur, c’est d’être envahis par les touristes. Déjà, des Allemands sont venus l’été dernier. Ils ont fait un barbecue et bu des bières, qu’ils ont ensuite jetées sur la plage… Ça me dégoûte.»Oie Vesik ne décolère pas. Chaque été, le gouvernement estonien, en mal de liquidités, promeut à outrance Kihnu, petit confetti de terre situé dans le golfe de Riga. Partout dans le pays, les dépliants touristiques et les cartes postales montrent des femmes en side-car. Si quelques-uns de ces engins ont bien été récupérés aux Soviétiques, rares sont les femmes qui parcourent l’île sur ces montures vrombissantes. Ce n’est que pur folklore et cela irrite Oie au plus haut point : «C’est notre propre pays qui creuse notre tombe. Nous n’avons pas du tout besoin de ça.» Mais pourquoi donc Tallinn, la capitale de l’Estonie, vend-elle une telle image des femmes locales ?

Gardiennes, pompistes, députées, commerçantes

Retour à l’hiver, évidemment rude vu la situation de l’île, au beau milieu de la mer Baltique. Chaque lever de soleil est salué par les reflets de la banquise. Les bleus rappellent que l’eau glaciale de la Baltique n’est qu’à quelques centimètres sous les bottes. Cristalline mais mortelle. Les orangés réverbèrent le faisceau du phare, seul totem humain dans le désert de glace. Au loin, un homme marche. Il tient des crochets métalliques dans la main gauche et s’accroupit devant de petits trous d’eau creusés à la grâce d’une pioche. Comme chaque matin, Karel chasse le phoque, accompagné de son fils et de son chien Ruggi. Il arpente la glace à pied, prêt à capturer l’un de ces mammifères riches en viande et en graisse, deux denrées précieuses pour affronter le froid éprouvant. A Kihnu, cette traque est une tradition centenaire. C’est aussi l’une des seules activités exercées par les hommes. Le reste appartient aux femmes.

«L’estonicité»

Elles sont professeures, gardiennes, pompistes, députées, lobbyistes, commerçantes. Dans toute l’Europe du Nord, Kihnu est même devenue «l’île des femmes». Depuis plusieurs siècles, elles régissent, seules, la vie de la petite communauté de 600 habitants, formant une microsociété matriarcale inédite. Autrefois, les hommes partaient pêcher plusieurs mois sur des galères de bois. Neuf fois sur dix, la terrible houle de la Baltique avait raison de ces embarcations de peu - aujourd’hui, c’est sur des cargos qu’ils appareillent pour les docks du monde entier. Alors, les femmes ont pris les rênes. Et elles n’entendent pas les lâcher de sitôt.
Perdue en pleine mer, à 14 kilomètres du continent, Kihnu a un petit goût de paradis. Les pins, impeccablement alignés, forment des forêts que les Estoniens vénèrent en raison de rites païens. Les maisons, dont les robes de bois offrent un nuancier de pastels, sont toutes bâties autour d’un poêle central, protecteur des longues nuits polaires. Dans l’une des plus belles de l’île vit Mare Mätas. Visage sévère et menton prononcé, elle est la «chef» charismatique de Kihnu. Députée au Riigikogu, le Parlement estonien, elle défend vaille que vaille à la capitale, Tallinn, les traditions et l’artisanat local.

Les grandes décisions autour d’un thé

Kihnu est en effet l’un des derniers endroits du pays incarnant ce que les nationalistes nomment communément «l’estonicité». Un concept ayant valeur d’identité nationale, avec pour vertu cardinale la défense de la langue estonienne. Les habitants de Kihnu, pratiquant un estonien ancien hérité du XVIIIe siècle, apparaissent aujourd’hui comme les hérauts d’un certain romantisme national. Joli pied de nez tant ils étaient considérés pendant l’occupation du pays par les Soviétiques, de 1944 à 1991, comme des exotiques arriérés : «C’est un honneur d’être l’une des vitrines culturelles de l’Estonie. Mais c’est à double tranchant. D’une part, ce label authentique [Kihnu a été classée par l’Unesco en 2008 au Patrimoine immatériel de l’humanité, ndlr] nous renvoie directement au musée et attire les touristes. C’est gênant car nous tenons à notre quiétude. D’autre part, cela nous donne les reins plus solides pour assurer la préservation de notre aire culturelle. Chaque jour, nous tentons de transmettre à nos jeunes nos coutumes. Mais ils sont perdus. Depuis l’adhésion à l’Union européenne, en 2004, les sentiments d’appartenance se superposent. C’est pourquoi, entre femmes, nous réfléchissons au meilleur moyen d’assurer un avenir serein à notre communauté», confie Mare Mätas. Ici, il ne vient à l’idée de personne de contester l’autorité féminine. Lorsqu’ils rentrent de leurs campagnes de pêche, les hommes se rangent à l’avis de celles sans qui la vie est impossible. D’un pouvoir de circonstance, les femmes ont fait un pouvoir légitime.
Trois fois par semaine, un comité des actrices les plus influentes de l’île se réunit dans le bâtiment central. Posée en face de la pittoresque église orthodoxe, cette bâtisse, en crépi moderne, est le centre névralgique de Kihnu puisqu’elle concentre mairie, école et centre culturel. Vers 17 heures, autour d’un thé fumant, les femmes y prennent les grandes décisions. Par exemple, maintenir six heures d’enseignement par semaine du dialecte de Kihnu en primaire. Ou encore l’obligation pour les jeunes filles d’apprendre la couture. Seule activité «genrée», le tissage est essentiel sur l’île. Les femmes ne se départissent jamais du jupon rayé et du chemisier blanc traditionnels qu’elles se doivent de confectionner de leurs mains. Une tenue qui n’est ôtée que lors des rares sorties à Pärnu, la station balnéaire située sur le continent…
Oie Vesik n’y va guère que trois ou quatre fois par an. Pas plus. L’hiver, de toute façon, le bateau ne peut naviguer, à cause des glaces. Les seuls moyens de rallier Pärnu sont alors l’hydrospeed, un engin à hélices qui glisse sur la banquise, ou un minuscule bimoteur piloté par un capitaine allemand. Les plus téméraires traversent les 14 kilomètres en roulant en voiture sur la mer. Un moyen de transport dangereux, vu l’épaisseur des congères, aléatoire : plusieurs familles finissent chaque année dans les abîmes de la Baltique…
A 53 ans, Oie vit seule dans une charmante maison voisine de celle de sa mère. Son mari l’a quittée pour une femme du continent et sa grande fille fait ses études à Tallinn. Si la solitude guette, Oie ne partirait de Kihnu pour rien au monde. «C’est un bout de terre chargé d’histoire. La vie est calme ici. Nous faisons corps avec la nature, mais j’ai peur de l’avenir.» Mare Mätas partage la même inquiétude. Elle qui milite à Bruxelles pour obtenir des quotas élargis pour la chasse au phoque désespère de voir les jeunes se détourner de l’île. «La modernité est en train de nous anéantir à petit feu. Les jeunes partent car il n’y a plus de travail ici. Les secteurs originels comme la pêche, l’agriculture ou l’artisanat sont sinistrés. Résultat, les adolescents préfèrent apprendre l’anglais et voyager dans toute l’Europe plutôt que de sauvegarder notre culture.» Le peu de jeunes qui restent sombrent généralement dans l’alcool et causent à la communauté plus de tracas qu’autre chose. Oie le martèle, les femmes ont plus que jamais un rôle de pilier à tenir : «A  Kihnu, nous sommes non seulement influentes, mais nous sommes également les mamans. Si on tape du poing sur la table, les enfants écoutent naturellement.»
Il n’y a guère plus que les fêtes religieuses pour se ressouder. A Kihnu, les mariages donnent lieu à trois jours de banquets opulents, syncrétisme de plusieurs rites païens, orthodoxes et séculaires. Parfois, Kihnu Virve, chanteuse populaire de 86 ans et sommité de l’île, se joint aux festivités. Dans le salon de sa grande maison de bois, elle écrit des balades populaires appréciées de toute l’Estonie. Sur ces airs entraînants, les femmes dansent en cercle. Jeunes et moins jeunes se tiennent la main pendant que, en retrait, les hommes picolent la gnôle locale à 70 degrés. Une fois n’est pas coutume, ils ont le droit de participer.

Porridge au gras de phoque

A la fin janvier, lors de la fête des bougies, leur présence est en revanche formellement interdite. Refermant la période de Noël, cette date est l’une des plus importantes pour les femmes de Kihnu. Ensemble, elles mangent une sorte de porridge au gras de phoque, et veillent une nuit entière en chantant des textes vieux de plusieurs générations. Elles y glorifient la mer pour la nourriture qu’elle apporte, le ciel pour sa bienveillance, et la forêt pour sa protection. Les grands-mères content des légendes aux plus jeunes enfants. Puis, vient le moment de parler des hommes. Exclus mais jamais très loin, ils bénéficient aussi de couplets élogieux. Où les femmes louent leur virilité, leur force et leur tempérance.
Photos Vincent NGuyen. Riva Press

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