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mardi 7 mai 2013

L'enfer du travail

LE MONDE | 
Par 
Le beau film de Margarethe von Trotta, Hannah Arendt, devrait faire connaître au grand public une des principales philosophes du XXe siècle. Hannah Arendt est l'auteur d'un livre publié en 1958, donc avant le procès Eichmann . Tout économiste devrait lire ce livre.

Hannah Arendt dans les années 1960, à l'université de Chicago.

Intitulé en français Condition de l'homme moderne (Calmann-Lévy, 1961), il traite de l'activité humaine dans ses trois composantes : le travail, l'oeuvre et l'action. Le domaine de l'action (et de la parole), c'est la politique. Celui de l'oeuvre, c'est la production d'objets d'usage et la création artistique, qui procurent à l'humanité un habitat durable.
Le travail, c'est ce que Marx appelait le métabolisme avec la nature, le cycle toujours recommencé des jours et des nuits, des saisons, de la production et de sa destruction dans la consommation.
Arendt décrit une évolution dans laquelle l'action a été pensée sur le mode de la fabrication, et celle-ci absorbée par le travail. Cette évolution, qui a engendré une société de travailleurs, l'a dans le même temps privée de travail. Une société de travailleurs sans travail : nous y sommes.

CARTOON GÉNIAL
Les idées philosophiques peuvent s'exprimer de manières très diverses. Un lointain prédécesseur de Plantu, Konk, a dessiné le cartoon génial que je vais décrire à défaut de le reproduire. Deux dessins le composent. Y figurent les deux mêmes protagonistes côte à côte, l'un qui dit des choses sensées et terribles avec l'air d'un zombie dépourvu d'émotions, l'autre qui l'écoute d'un air hébété.
Le premier dessin les montre dans une voiture prise dans l'enfer des embouteillages urbains. Dans le second dessin, ils sont l'un et l'autre dans le même box d'un bureau paysager. Des paroles sont prononcées. Dans le premier dessin, le conducteur dit quelque chose comme : "J'ai horreur de conduire, mais j'ai besoin d'une voiture pour me rendre à mon travail ."
Le même, quelques heures plus tard, est entouré non plus de voitures comme la sienne mais d'employés comme lui, prisonniers d'un bout de territoire dans l'espace indifférencié d'une immense fabrique. Il dit : "J'ai horreur de mon boulot, mais il faut bien que je paie les traites de ma voiture ." Outre ces paroles, il y a des sons, un klaxon rageur dans le premier dessin, dans le second l'aboiement d'une voisine de bureau qui crie : "La ferme !"
Voilà deux enfers d'expérience quotidienne, qui s'engendrent l'un l'autre, qui se referment l'un sur l'autre, en un cercle vicieux que j'appelle la boucle des besoins. On ne comprend l'essence du capitalisme, cependant, qu'à voir ceci : l'enfer 1 et l'enfer 2, c'est le même enfer.

Un technicien travaille dans une usine de conversion d'uranium.

Cet enfer a la capacité de se mettre à distance de lui-même pour mieux se justifier, chacune de ses deux incarnations créant la nécessité de l'autre. Le travail nécessite le transport, le transport nécessite le travail. Transport, en anglais, se dit "travel", ce mot étant un doublon du français "travail".
L'un et l'autre ont pour origine un mot latin, "tripalium", lequel désignait un instrument de torture à trois pieux sur lequel on empalait le malheureux condamné. Nos mots en savent souvent davantage que nous. La torture du travail et la torture du "travel", c'est la même, sous deux versions différentes.
PRODUIRE PLUS POUR EMPLOYER PLUS
Pour découvrir le sens de cette boucle autoréférentielle et comprendre qu'elle ne suscite que des regards ahuris ou des vociférations machinales, on doit reconnaître qu'elle s'ouvre à chacun de ses deux pôles. La nature de cette ouverture est, toutefois, ce qui pose problème.
L'automobile, ce n'est pas que l'instrument d'une nécessité, c'est aussi la promesse d'une libération ; mais c'est la libération de l'enfer industriel... qu'elle-même contribue à créer.
Le travail, ce n'est pas seulement l'instrument d'une nécessité, c'est un emploi, une occupation, un métier – bref, la promesse de l'accès à la reconnaissance sociale et à l'intégration dans la collectivité. Que vaut donc cette promesse ?
Des productions superflues ou même nuisibles sont légitimées par le travail qu'elles fournissent à la population. La réduction de la durée de vie des objets et les gaspillages détruisent des ressources naturelles non renouvelables, consomment énormément d'énergie et polluent l'environnement. Mais personne n'ose y remédier, car ils garantissent l'emploi.
Dans les années 1970, j'ai travaillé avec Ivan Illich (1926-2002), ce grand critique de la société industrielle, à démystifier l'économie. A cette époque, un syndicat ouvrier exigeait violemment que le programme Concorde soit poursuivi. Cherchait-il ainsi à hâter l'avènement de la société sans classes dans laquelle tous les ex-prolétaires voleraient en supersonique ? Non, bien sûr, c'est le travail qu'il défendait.
Lorsque, à peu près à la même époque, un autre syndicat ouvrier justifiait la réduction des inégalités sociales au motif que cela accroîtrait la "consommation populaire" et donc relancerait la croissance, et donc le travail nécessaire, confondait-il la fin et les moyens ? Non, car la finalité de la société industrielle est bien de produire du travail, alors même que la rationalité économique qu'elle incarne fait de ce travail une torture, un mal qu'il s'agit de réduire autant que possible.
Cette contradiction est le noeud gordien du capitalisme, que seul un changement de civilisation pourrait peut-être trancher.

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