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samedi 16 mars 2013

Eclats de grâce à l'âge de glace

LE MONDE | 

Un visage sculpté en ivoire trouvé à Dolni Vestonice en Moravie.
Un visage sculpté en ivoire trouvé à Dolni Vestonice en Moravie. | DR

L'exposition la plus remarquable et la plus profondément déconcertante que l'on puisse voir ces temps-ci se tient au British Museum à Londres. Ice Age Art traite de la représentation humaine et animale au paléolithique supérieur, dans la période comprise entre -40 000 ans et -10 000 ans et un espace qui s'étend de l'océan Atlantique au lac Baïkal, en passant par les vallées de la Dordogne, du Danube et du Don.
Une part majeure de ces représentations ne peut être évoquée que par la photographie et le film : les parois des grottes, peintures ou gravures de l'âge de la grotte Chauvet à celui de Lascaux. Aussi l'exposition se consacre-t-elle aux sculptures et gravures sur ivoire, os ou pierre et - raretés absolues - modelages de terre cuits au feu. Si les oeuvres à motifs animaliers abondent dans l'art préhistorique, les figurations humaines ont longtemps été considérées comme exceptionnelles. Aujourd'hui encore, bien que leur nombre se soit accru grâce aux fouilles de Moravie et de Sibérie, elles forment, proportionnellement, une part restreinte de l'ensemble des objets retrouvés.
Les objets les plus célèbres
D'ordinaire, les musées qui conservent ces reliques ne les prêtent guère, pas plus l'Ermitage à Saint-Pétersbourg que le Musée des Antiquités nationales à Saint-Germain-en-Laye. Or, à Londres, non seulement près de 250 pièces sont rassemblées, mais il ne manque que peu des plus illustres : la Vénus de Willendorf, celle de Laussel ou la tête de jeune femme à la coiffure quadrillée de Brassempouy. La géométrique Vénus de Lespugue, la matrone de terre cuite de Dolni Vestonice, la sidérante statue en calcaire d'une femme enceinte trouvée à Kostienki sont aussi venues. Et, pour le bestiaire, le mammouth aux pattes jointes de Montastruc et, du même abri, les deux fabuleux rennes couchés, le cheval sautant de la grotte des Espélugues, le bison d'ivoire en ronde-bosse de Zaraysk, la tête de lion de Vogelherd, d'autres encore.

La Vénus de Lespugue.

Ces oeuvres, qui ont été découvertes à partir du dernier tiers du XIXesiècle, sont pour la plupart de petites dimensions, sinon de l'ordre de la miniature. Elles sont réapparues souvent à l'état de fragments éparpillés qui ont été remontés jusqu'à reconstituer, parfois entièrement, statuettes, baguettes ou propulseurs ornés. Leur pouvoir de fascination est immense. Alors que l'exposition attire, comme il se doit, des foules, les salles sont silencieuses. On y murmure à peine. On attend son tour pour dévisager un moment la tête de femme qui a été, il y a 30 000 ans, à Dolni Vestonice, dégagée dans une défense de mammouth.
Elle est petite - 4,8 cm de haut -, le visage étiré, le nez long et droit, les contours des yeux et les lèvres nettement incisés, la chevelure arrangée en un volume ovale. L'oeil gauche et la lèvre supérieure présentent des déformations qui ont été interprétées par certains comme les traces d'une blessure. Ces signes ont été mis en rapport avec la découverte, dans une tombe du même site, des restes d'une femme dont le crâne indique qu'elle aurait été gravement blessée à la face, mais aurait survécu. Dès lors, l'hypothèse d'un portrait a été formulée. C'est aller vite et établir une corrélation entre des éléments dont on ne peut démontrer qu'ils furent contemporains : la blessure et la sculpture.
Réalisme et abstraction
C'est aussi supposer que cette dernière relèverait du plus strict réalisme et que, si ses lèvres sont dissymétriques, celles du "modèle" l'étaient. On ne peut l'exclure. On ne peut exclure d'autres modes de compréhension, notamment ceux qui s'attacheraient aux contraintes matérielles de l'exécution - creuser l'ivoire avec des lames de silex qui s'usent et cassent - et ceux qui feraient observer la grande variété des styles mis en oeuvre. Sur ce site, le supposé "portrait" féminin a été retrouvé en compagnie de pendentifs qui schématisent par la géométrie seins et phallus et qui, dans les termes actuels, tiendraient d'une abstraction symboliste ; et encore d'un masque plat incisé de trois traits pour les yeux et la bouche. Cela pour les oeuvres d'ivoire, car, parmi celles de terre cuite, la dame aux hanches larges, au nombril saillant et aux seins lourds et tombants a, en place de tête, une sphère fendue d'une ligne courbe et creusée de quatre cupules. Des fragments d'autres figures ont été aussi exhumés, suggérant vulves, pénis, ventres ou seins. On prend peu de risques en en déduisant que ces modelages ont à voir avec la sexualité.

Fragment d'une corne de renne gravé de deux rennes.

On n'en prend pas plus en observant que les habitants de cet endroit étaient susceptibles de créer dans des genres plastiques différents les uns des autres, complémentaires plutôt que contradictoires. Ils savaient être proches de la réalité anatomique, mais aussi l'exalter par les courbes ou la réduire à une forme à la fois très épurée et sans équivoque. La même diversité est flagrante en d'autres lieux. A Kostienki, le calcaire se prête à un travail en ronde-bosse d'un naturalisme exemplaire ; mais il convient aussi bien à des représentations du corps plus schématiques, que l'ivoire permet également, tout comme les incisions de lignes parallèles ou les ponctuations de trous disposés en cercles concentriques sur des plaques.
Rites et création
Sans doute certains de ces objets étaient-ils pris dans des systèmes sociaux ou religieux. Peut-être participaient-ils à des rites. Mais décrire ce qu'étaient ces systèmes et ces rites en projetant sur ce passé plurimillénaire ce que l'ethnographie a pu étudier depuis deux siècles chez les Yacoutes ou en Océanie, c'est se précipiter dans un comparatisme hasardeux. Aussi, devant ces sculptures offertes à tous les songes et parées du prestige de leur extrême ancienneté, le mieux semble parfois de mettre en suspens ces questions, de toute façon insolubles, et de les considérer d'une autre manière : comme les créations d'hommes ou de femmes - on n'en sait rien non plus - qui s'appliquaient à dégager de la matière des formes intelligibles, affrontaient des difficultés, faisaient des projets, s'y attaquaient, échouaient, recommençaient, essayaient d'autres solutions, y prenaient du plaisir et en donnaient à d'autres. Le mot "artiste" leur convient assez bien.
Une vidéo présentant l'exposition sur le site du British Museum : http://bri.mu/XUlccD

Ice Age art. Arrival of the modern mind, British Museum, Great Russell Street, Londres. Tous les jours de 10 heures à 17 h 30, vendredi jusqu'à 20 h 30. Entrée : 10 £ (11,57 €). Jusqu'au 26 mai.

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