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vendredi 8 mars 2013

Au trésor des pauvres

LE MONDE | 


Archives d'ATD Quart Monde.
Archives d'ATD Quart Monde. | Patrick Tourneboeuf / Tendance Floue pour "Le Monde"

De leur vie, il ne reste souvent que quelques traces administratives. Le monde des très pauvres a peu de visages, comme si la misère rendait invisible. Contre cette fatalité, depuis cinq ans, sur la commune de Baillet-en-France (Val-d'Oise), un lieu unique rassemble les fragments d'existence des personnes les plus démunies.
Deux millions de photographies argentiques et 800 000 numériques, 10 000 heures d'enregistrements sonores dans dix-sept langues, 2 kilomètres de boîtes d'archives remplies de milliers d'écrits, 4 000 dessins ou peintures... sont ainsi conservés au Centre international Joseph-Wresinski, du nom du fondateur du mouvement ATD Quart Monde.
De Manille aux banlieues parisiennes, en noir et blanc ou en couleur, le quotidien de ceux qui vivent avec presque rien défile. On y voit des enfants emmitouflés jusqu'au cou qui vivent sur un terrain vague en plein hiver, un père de famille, vendeur ambulant le jour, qui rejoint sa famille sous les piles d'un pont à la nuit tombée mais aussi des fous rires, des fêtes d'anniversaire, des noëls, des baignades à la mer... comme tout un chacun.
L'existence de ce fonds, reconnu comme l'un des plus complets au monde, est le résultat du travail de fourmi d'une trentaine de permanents et bénévoles qui ont répertorié, restauré et organisé l'accessibilité de milliers de documents accumulés par l'association caritative depuis sa création en 1957.
UN INSTRUMENT D'ACTION POUR LES COMBATS À VENIR
Garder une trace des injustices subies, des combats menés, des avancées obtenues, a toujours fait partie des objectifs d'ATD Quart Monde. Dès le début, le père Joseph Wresinski, né à Angers en 1917, d'un père allemand et d'une mère espagnole, issu lui-même d'une famille déshéritée, demande aux membres de son association de recueillir sur tous les supports possibles les mots de ceux que l'on entend rarement.
Aumônier du "camp de sans-logis" de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), un ensemble d'"igloos" de tôle ondulée provisoirement édifié par les compagnons d'Emmaüs à la suite de l'appel de l'abbé Pierre de l'hiver 1954, ce prêtre catholique est obsédé par l'idée de rendre une mémoire aux pauvres, mais aussi d'en faire un instrument d'action pour les combats à venir.
"Pendant des années, toute cette somme était éparpillée dans les vingt-neuf pays où nous intervenons, explique Xavier Verzat, 55 ans, responsable du Centre international Joseph-Wresinski. Avec des conditions de conservation très différentes selon les endroits."
"Parfois les documents étaient archivés, mais souvent ils étaient conservés en vrac, dans la poussière, l'humidité. Les sources sonores et audiovisuelles les plus anciennes étaient sur des supports aujourd'hui obsolètes. Sans une conversion en numérique, elles auraient disparu", poursuit ce polytechnicien, diplômé de l'université américaine Davis (Californie), qui, voilà vingt ans, s'est engagé avec son épouse à plein temps aux côtés des personnes en grande difficulté.
LE FLUX SE TARIT PEU À PEU
Comme les 400 autres "volontaires permanents" du mouvement, en solidarité avec les familles qu'ils accompagnent, le couple a choisi de vivre très modestement. En France, chacun de ces permanents perçoit une rémunération de 550 euros mensuels par personne, et habite dans des logements appartenant au mouvement.
Quand il prend la tête du centre de Baillet-en-France, il y a deux ans, la rénovation du pensionnat pour jeunes filles de la bourgeoisie, issu d'un legs, et la construction d'un bâtiment neuf sont achevées. Mais le travail d'archivage est loin d'être fini. Les caves et les couloirs sont encore encombrés de cartons qui arrivent tous les jours, pleins à ras bord.
Le flux se tarit peu à peu. Le fonds photographique est quasiment à jour, grâce à une petite équipe de quatre personnes réunie autour de Pierre Segondi, le doyen du centre. A 91 ans, ce franciscain continue à se consacrer à la photothèque. Chauffeur de camion en Allemagne durant la guerre, bâtisseur d'églises et d'écoles en Afrique, photographe amateur et désormais archiviste, Pierre Segondi n'a jamais arrêté de travailler.
Avant que le centre n'existe, il commence, à 75 ans, à ébaucher un premier classement, s'initie à l'informatique, apprend l'art du tirage photographique et se découvre une vraie passion. "Faire de l'archivage, c'est rendre leur histoire à des familles et la faire connaître à la société, car quand on rase un bidonville, il ne reste aucune trace", explique-t-il.
Un quart des documents photographiques sont scannés. La plupart des clichés ont été pris par des photographes amateurs ou professionnels, engagés auprès du mouvement ou simplement amis, comme Jacques-Henri Lartigue.
SANS MISÉRABILISME
Gravés sur pellicule, la tendresse d'une mère de famille, une brassée de fleurs à la main, au milieu d'un bidonville de la banlieue parisienne, l'espièglerie d'un enfant sur le pas de porte d'une caravane, le sourire lumineux d'une écolière péruvienne en uniforme au milieu d'une masure... permettent un autre regard sur la pauvreté, sans misérabilisme.
Conservés à 15 °C et 40 % d'humidité au sous-sol dans des milliers de boîtes grises, soigneusement étiquetées, tous les négatifs peuvent si besoin être numérisés. "Ce serait impossible de tout scanner. Il nous faut une heure et demie pour traiter un film de 36 vues, et nous en avons 36 000 !", se justifie presque François Phliponeau, 69 ans, ancien journaliste au quotidien Le Provençal, aujourd'hui à la retraite et bras droit de Pierre Segondi.
La plupart du temps, les archives servent à alimenter expositions, ouvrages, ou recherches faites au sein du mouvement. Encore peu connu, le centre commence pourtant à recevoir la visite de chercheurs français et étrangers mais aussi de simples particuliers en quête de leur passé, comme ce père de famille venu avec son fils. "Il avait vécu dans le bidonville de la Campa établi dans les années 1950 à La Courneuve", raconte François Phliponeau.
"Il est arrivé en disant : "Vous ne trouverez sans doute pa, s mais quand j'étais dans le camp, je suis parti en colonie de vacances." Nous avons tapé colonie de vacances et Campa, et il s'est reconnu sur la première photo qui est apparue sur l'écran de l'ordinateur. Il avait les larmes aux yeux", poursuit le bénévole. L'homme est reparti avec une copie numérique du cliché.
10 000 DOCUMENTS SONORES
La misère, Michel (qui veut rester anonyme) en a littéralement plein les oreilles. Tous les jours, il l'entend, pendant des heures et des heures, sortir des tables de mixage, des appareils de traitement du son et des ordinateurs qui meublent l'audiothèque du centre. Comme ce témoignage d'une femme, qui avait 12 ans quand elle est arrivée dans le bidonville de Noisy-le-Grand.
"Mon premier souvenir, c'est de voir pleurer ma mère. Je me rappelle aussi les ordures ménagères de la commune qui étaient plus haut (...) et tous ces nourrissons qui mouraient..." Avec le recul, elle analyse."On devient ce que la société dit de nous. Si quelqu'un ne nous dit pas que ce n'est pas notre faute [d'être pauvre], on végète."
Après quatre ans de travail, tout le stock, 10 000 documents sonores, vient d'être numérisé. Un travail de titan, car 75 % d'entre eux nécessitent une restauration. "Quand les bandes arrivent ici, elles ont déjà vécu", explique Michel, ingénieur à la retraite et bénévole depuis 2008. Conseillé par des archivistes professionnels, cet "allié", on appelle ainsi les bénévoles chez ATD Quart Monde, s'est fait un point d'honneur de travailler "dans les règles de l'art".
Une fois remises en état, les pièces sont ensuite stockées sur des supports de très haute qualité. Les plus intéressantes donnent lieu à des "notices d'écoute", sorte de résumé très précis des moments-clés.
L'audiothèque bénéficie depuis trois ans d'une subvention du ministère de la culture, d'un montant de 15 000 euros annuels. Le centre vit grâce aux fonds propres d'ATD Quart Monde, issus de la générosité du public et d'aides publiques. En échange, le mouvement s'est engagé à développer l'accessibilité de ces documents.
Voir le portfolio Les archives d'ATD Quart Monde
"C'est notre prochain défi, considère Michel. Beaucoup de ces archives sont très personnelles. Certaines familles se sont confiées à ATD Quart Monde à la condition que leurs témoignages ne soient jamais dévoilés au public. Parfois, même si elles n'ont pas défini de règles, leur vécu est tellement lourd qu'il est difficile de l'écouter", ajoute-t-il avec pudeur.
D'ici deux ans, l'association espère pouvoir proposer des archives plus largement exploitables, tout en conservant la maîtrise complète de l'ensemble. Certains fonds sont déjà clos. L'artothèque, qui répertorie 4 200 oeuvres collectives ou personnelles, est soigneusement ordonnée. Les archives du père Wresinski, 900 boîtes, reposent dans des rayonnages gardés à 18°C et 55 % d'humidité. Le gros point noir reste les écrits, encore peu dépouillés.
"Actuellement, nous recevons plus de documents que ce que nous pouvons trier", reconnaît Xavier Verzat. Le responsable du centre espère que la qualité des archives conduira de plus en plus de chercheurs à s'intéresser à l'histoire des très pauvres. "La connaissance de la misère provient souvent de sources extérieures. Grâce à notre travail, nous espérons que les premiers concernés y participent", dit-il.
Pour l'instant, tout ce que le mouvement a récolté pendant des années est conservé, même les sources qui pourraient être jugées de moindre intérêt. Un parti pris assumé par respect pour ceux qui, englués dans la misère, ont, un jour, relevé la tête devant un objectif ou face à un micro.

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