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samedi 16 février 2013

La femme qui ne connaît (presque) pas la peur

, par Pierre Barthélémy
C'est une femme américaine de 46 ans et on n'en saura guère plus sur elle. Dans les différents articles scientifiques qui lui ont été consacrés jusqu'à aujourd'hui, les auteurs l'appellent SM. Et si elle passionne les spécialistes des neurosciences, c'est parce que, tout comme les Vikings d'Astérix et les Normands, elle ne connaît pas la peur. Cette personne est victime d'une pathologie génétique rare, la maladie d'Urbach-Wiethe, qui se manifeste essentiellement par des symptômes dermatologiques, un épaississement de la peau et des muqueuses. Mais, dans certains cas comme celui de SM, des calcifications se produisent dans le cerveau, notamment au niveau des amygdales (à ne pas confondre avec les amygdales situées dans la gorge). Or, ces deux petites structures en forme d'amandes sont en quelque sorte notre système d'alarme : elles repèrent, parmi toutes les informations sensorielles qui nous parviennent, tout ce qui pourrait nous mettre en danger. C'est ce centre de la peur qui, en raison de sa maladie, est désactivé chez SM.

SM possède toute la gamme des sentiments, sauf un. Dans une série d'expériences publiées en 2011 par la revue Current Biology, des scientifiques ont voulu la mettre "à l'épreuve", la faire jouer à "Chercheur, fais moi peur !". Ils l'ont tout d'abord emmenée dans un magasin vendant des animaux exotiques, et notamment des serpents et des araignées. Alors qu'elle disait détester ces bestioles, elle n'a eu aucune appréhension à manipuler et caresser un serpent pendant trois minutes. Elle a même demandé au vendeur si elle pouvait recommencer avec ses spécimens les plus dangereux, ce qui lui a été refusé, et il a fallu l'arrêter quand elle a voulu toucher une mygale. Elle a ensuite été conduite dans un ancien hôpital qui, chaque année à l'occasion d'Halloween, se transforme en maison hantée où de faux monstres et fantômes tentent d'effrayer les visiteurs. Au lieu de frissonner ou de sursauter, SM a rigolé, ne montrant aucun signe d'appréhension lorsqu'il fallait s'aventurer dans les recoins les plus sombres. Enfin, on lui a demandé de visionner une série de clips. Elle riait aux passages comiques, était écœurée aux passages dégoûtants, etc. Mais ne manifestait pas le moindre effroi devant les extraits de films d'horreur.
Les auteurs de cette étude se sont aussi aperçus, en l'interrogeant que, vivant dans un quartier pauvre au taux de criminalité élevé, il lui était arrivé à plusieurs reprises d'être menacée de mort, sans qu'elle soit traumatisée par ces expériences. SM leur a notamment raconté comment un soir, en traversant un parc pour rentrer chez elle, elle avait failli être égorgée par un inconnu, qui avait plaqué un couteau contre sa gorge en jetant un "Je vais te découper, salope !" avant de s'en aller, peut-être interloqué par le manque total de réaction de sa victime. Le lendemain et les jours d'après, SM continua de passer par le même parc. Elle a également subi deux attaques à main armée. Les psychologues qui l'ont interrogée, ignorant tout de sa condition, l'ont décrite comme une héroïne, dotée d'une capacité de résilience hors du commun. Mais il n'y a pas de courage s'il n'y a pas de peur... Pour les chercheurs qui étudient son cas, "SM a de grandes difficultés à détecter les menaces imminentes dans son environnement et à apprendre à éviter les situations dangereuses, caractéristiques de son comportement qui, selon toute probabilité, ont contribué au fait qu'elle a souvent mis sa vie en péril". Cette femme est en quelque sorte privée de son instinct de survie.
Cependant, tout comme Astérix finit par trouver la faille dans la carapace des rudes Normands, une équipe de chercheurs de l'université de l'Iowa vient de faire revivre à SM la sensation qu'elle n'a plus éprouvée depuis l'enfance, à l'époque où sa maladie ne lui avait pas encore fait oublier la peur. Décrit dans un article publié le 3 février par Nature Neurosciencele procédé qu'ils ont utilisé peut sembler quelque peu choquant mais il n'avait jamais été testé sur des personnes insensibles au danger : ils ont provoqué chez SM une sorte de malaise en lui faisant respirer un mélange gazeux contenant 35 % de CO2, soit un taux près de neuf cents fois supérieur à celui de l'atmosphère ! L'organisme étant très sensible à la quantité de dioxyde de carbone dans le sang, SM a commencé à se sentir mal. Elle s'est mise à haleter, son rythme cardiaque s'est accéléré, la sueur a perlé sur sa peau. Son visage a montré des expressions de détresse et, dans cette véritable crise de panique, elle a "enfin" eu un comportement typique d'une personne apeurée : elle a voulu fuir, elle a voulu arracher le masque par le biais duquel elle respirait. Elle avait enfin senti le danger.
Dans leur article, les chercheurs reconnaissent qu'ils ne s'attendaient pas à cela. Pour eux, la détérioration des amygdales dont souffre SM aurait dû empêcher la peur de monter (bien sûr, ils auraient interrompu l'expérience avant le malaise...). Afin d'en avoir le cœur net, ils ont renouvelé le test sur deux sœurs jumelles dont les amygdales ont elles aussi été endommagées par la maladie d'Urbach-Wiethe. Ils ont de nouveau assisté à une crise de panique, les "cobayes" témoignant avoir perçu une sensation entièrement inédite.
La découverte est d'importance car elle montre que la détection du danger ne se fait pas exclusivement dans les amygdales. Selon ces scientifiques, l'inhalation de dioxyde de carbone a ouvert une sorte de passage vers la peur qui était jusqu'alors resté secret. L'hypothèse qu'ils formulent est la suivante : les amygdales sont la gare de triage pour tous les stimuli externes passant par les cinq sens – le lion qui fonce vers vous, le klaxon de la voiture, l'odeur de brûlé, etc. En revanche, quand le stimulus est interne, comme en cas d'asphyxie où des capteurs chimiques contenus dans votre organisme signalent la trop grande présence de CO2 et l'acidification du sang qu'elle implique, c'est par un autre chemin que la peur émergerait dans le cerveau. Un chemin qui reste à décrire.
Pierre Barthélémy

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