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jeudi 29 novembre 2012

L'inconscient, en théorie et en pratique

 Le Lac inconnu. Entre Proust et Freud, Jean-Yves Tadié
Carlo Ginzburg rapprochait naguère le romancier Conan Doyle de Sigmund Freud, au nom d’un intérêt commun pour ces actes manqués que sont indices et lapsus. Voici à présent que Jean-Yves Tadié se livre à une comparaison serrée entre Freud et Proust. Il n’est évidemment pas le premier à risquer le parallèle, mais il choisit de s’y livrer de façon méthodique en partant de l’idée que, pensant et écrivant à la même époque, Sigmund et Marcel ont mené, sans se connaître et sans le savoir, un long dialogue autour des mêmes thèmes et comme pour tenter d’y voir clair dans ce que Proust, d’une belle image, nomme « le lac inconnu ». Soit cette zone de l’être qui échappe au contrôle et dont émanent tant de vérités cachées : l’inconscient.
Tadié connaît Proust comme personne (en 1971 déjà, il donnait un mémorableProust et le roman, devenu un classique) mais il a beaucoup pratiqué également l’œuvre freudienne depuis L’Interprétation des rêves (1900) jusqu’à Malaise dans la civilisation (1929). Dans Le Lac inconnu (car il reprend l’image en titre), il multiplie les comparaisons entre les deux auteurs en fin lecteur qu’il est de l’un et de l’autre. Loin des systèmes ou des vues d’ensemble, il va ainsi passer en revue une série de thèmes communs aux deux œuvres avec l’idée de faire en sorte que « l’on se souvienne de l’un quand l’autre parle ». Seront égrenés au fil des chapitres des motifs comme les rêves, la mémoire et l’enfance, les femmes, la jalousie et l’amour et, en triade finale, les actes manqués, l’humour, le deuil.

Rien qu’au vu de cette liste, on se dit la comparaison justifiée. Freud et Proust sont bien deux grands écrivains de la mémoire (et même d’une mémoire archéologique), de l’enfance fondatrice de l’individu, de la sexualité et spécialement de la sexualité féminine. Et pourtant que de différences entre ces deux personnalités ! D’un côté, un psychothérapeute théoricien et hétérosexuel ; de l’autre, un romancier autobiographe et homosexuel. Comment oser les confondre ? Et pourtant, comme l’auteur en convainc, ça marche. Et ça marche même si c’est au prix de quelques coups de pouce donnés aux similitudes proposées par l’analyse. Ainsi il faut bien dire que l’introspection de la cure psychanalytique demeure loin des mécanismes de la mémoire involontaire à base de madeleine trempée dans le thé à la façon proustienne. Et il faut convenir également de ce que, entre l’explication donnée par Freud de l’homosexualité et l’imaginaire lesbien que l’on trouve dans la Recherche, il y a de quoi hésiter à jeter un pont. Mais, en fin de parcours, Jean-Yves Tadié trouve astucieusement à réduire la distance qui sépare de temps à autre ses deux auteurs lorsqu’il précise : « Proust est à la fois celui qui parle, comme le patient, et celui qui analyse, qui interprète tout (sauf ses propres rêves), comme le psychanalyste » (p. 173).
Toujours est-il que l’ouvrage de Tadié slalome avec une rare virtuosité et un vrai talent d’écriture de Freud à Proust et de Proust à Freud.  Et pour finalement nous apprendre surtout qu’À la recherche du temps perdu est un grand théâtre de l’inconscient et de la scène familiale. C’est ainsi qu’il nous livre, côté inconscient, un fort bel inventaire des lapsus proustiens, faisant valoir leur caractère romanesque. C’est ainsi que, côté œdipien, il débusque en petites touches les effets du travail de condensation et de déplacement (au sens lacanien de ces termes) auquel se livre le narrateur pour dissimuler son désir de tuer le père et de posséder la mère. Et l’on se dit que, si Freud fut un génial découvreur des grandes structures inconscientes, Proust sut comme personne nous rendre concrètement réceptifs aux ruses et aux stratégies du psychisme.
Ainsi, et pour donner un dernier exemple, là où le premier s’est beaucoup interrogé sur ce qu’est la sexualité féminine, le second, en romancier autobiographe, est allé loin dans le vertige que suscitait en lui le lesbianisme. Et Tadié d’en conclure, avec toute la nuance souhaitée : « Sentant sans doute en lui une bisexualité profonde, se sentant parfois comme Charlus ou comme Vautrin être une femme, [Proust] pouvait à la fois se réjouir de l’être, et se prendre en haine, en retrouvant en lui toute l’ambiguïté de la figure maternelle. » (p. 107).
En somme, on n’en finira jamais de découvrir Proust et sa Recherche dans leur inépuisable complexité. C’est ce que nous confirme le beau livre de Jean-Yves Tadié tout au long de son parcours.
Jean-Yves Tadié, Le Lac inconnu. Entre Proust et Freud. Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », mai 2012.16,50 €.

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