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jeudi 5 juillet 2012

 Tandis que chutent les murs de l'asile

Compte rendu de la " libération " des malades d'un hôpital psychiatrique italien dans les années 1960, " L'Institution en négation ", de Franco Basaglia, a marqué l'époque. Le voici réédité

Etre l'" expression concrète " de l'aventure médicale, politique et intellectuelle qui se mène à l'hôpital psychiatrique de Gorizia, c'est la vocation que Franco Basaglia prête au livre qu'il publie en 1968 et que rééditent aujourd'hui les éditions Arkhê. Il le dit dès les premières lignes : ce document aspire à témoigner le plus directement possible, et de manière polémique, de la révolution qui a eu lieu dans l'établissement dont il a la charge depuis sept ans. Sous son influence, l'asile, situé dans une petite ville italienne frontalière avec la Yougoslavie, s'est en effet lancé dans une réorganisation fracassante visant à briser les vieilles hiérarchies qui sont l'ordinaire des hôpitaux psychiatriques ; symboles par excellence de l'inégalité entre le médecin et le patient, les murs ont été abattus, les pensionnaires de plusieurs pavillons vont et viennent à leur guise.

Ni manifeste ni théorie, la compilation de textes qui formentL'Institution en négation emmène le lecteur au coeur d'une structure qui cherche les voies de sa propre mutation. La plongée est quasi journalistique, cadrée par les entretiens et notes émanant de l'observation du quotidien. Publié par l'un des éditeurs les plus prestigieux d'Italie, la maison turinoise Einaudi, l'ouvrage (traduit en français deux ans plus tard) connaît un succès immédiat. Le sujet, mais aussi sa facture et sa tonalité, contribue à en faire un livre phare, sinon un bréviaire, de la contestation en cette fin des années 1960. Grâce à lui, la folie devient en Italie une véritable question sociale, au même titre que le travail, la condition féminine ou étudiante. Les malades mentaux valent pour tous ceux qui n'ont pas le droit à la parole, les aliénés de tous bords.

Au coeur de l'agitation politique

Les réflexions et l'expérience de Basaglia trouvent ainsi une immense chambre d'échos, au coeur de l'agitation politique. Cette soudaine reconnaissance lui permet de s'imposer comme la figure majeure du mouvement anti-institutionnel qui conduira en Italie à la fameuse loi 180 (votée en mai 1978) fermant les hôpitaux psychiatriques et mettant en place les communautés thérapeutiques ouvertes. Ne cessant de questionner la violence d'une relation qui " objectivise " l'un aux yeux de l'autre, profondément influencé par la phénoménologie, Franco Basaglia se situe en effet à l'épicentre de la longue transformation du champ psychiatrique dont il conteste sans relâche la prétention à départager santé et maladie, raison et folie. Même s'il réfutait pour lui-même l'étiquette de l'" antipsychiatrie ", il reste associé dans les mémoires à ce mouvement.

A l'origine de ce livre qui marque durablement sa carrière, il y a pour Franco Basaglia (1924-1980) la rencontre avec la réalité de la vie asilaire et de nombreuses lectures. En 1961, date à laquelle il prend la direction de Gorizia, paraissent Histoire de la folie, de Michel Foucault,Asiles, d'Erving Goffman, mais aussi Le Mythe de la maladie mentale, de Thomas S. Szasz, etLes Damnés de la terre, de Frantz Fanon. En Italie, la situation des hôpitaux psychiatriques est alors particulièrement arriérée. " Une part de la radicalité du mouvement antipsychiatrique italien peut s'expliquer par l'état de délabrement des asiles. Il est certain que Basaglia ne pouvait supporter l'idée de devenir le directeur d'une prison. Lui-même avait été enfermé pendant plusieurs mois pour son appartenance aux mouvements antifascistes en 1944 ",rappelle le préfacier de la nouvelle édition, Pierangelo Di Vittorio, auteur de Franco Basaglia. Portrait d'un psychiatre intempestif (Erès, 2005). Aussi Basaglia met-il en place des assemblées quotidiennes où patients et thérapeutes échangent leurs points de vue. Le livre fait entendre ces discussions passionnantes qui forment le pivot de la " communauté thérapeutique ", modèle inspiré par le psychiatre britannique Maxwell Jones. En quelques mois à peine les changements sont notables : libres, les fous fuguent moins. Certains parviennent même à retrouver le cours de leur vie normale. Gorizia cesse enfin d'être l'enfer qu'il avait toujours été.

Mais L'Institution en négation n'est pas un satisfecit. C'est même tout le contraire. Pierangelo Di Vittorio le souligne : " Cet ouvrage ne livre pas tant un combat contre l'asile qu'un combat contre la communauté thérapeutique que Basaglia lui-même a mis en place. " Et c'est bien ce qui ressort, page après page : dans une franchise absolue, les uns et les autres notent l'extrême exacerbation des tensions, les fatigues et les obstacles. Les infirmiers ne trouvent plus les moyens de renouveler les premiers succès. Le directeur, lui, prend conscience que sa méthode, en rendant les malades plus calmes, a simplement rendu l'institution plus efficace. Alors que les réflexions des membres de l'équipe médicale et celles des patients s'entrechoquent, Basaglia se refuse à tenter de résoudre la crise. Car il en est sûr : la nature même de l'institution la destine à être toujours tiraillée entre ses visées thérapeutiques et sa mission de contrôle (il faut protéger la ville des fous). Un an après la parution du livre, il démissionne avec toute son équipe.

L'exigence de pensée qui se développe dans ces pages, adossée à des actes forts, en fait plus qu'un simple document. Il se pourrait que l'énergie contestataire qui en émane rejoigne la dynamique du mouvement contre la régression sécuritaire qui menace aujourd'hui le champ de la psychiatrie en France. Et y dépose les ferments d'un questionnement permanent.
Julie Clarini

EXTRAIT
" Le médecin (a) en effet un rôle précis que la société elle-même lui assigne : contrôler une organisation hospitalière destinée à garder et à soigner le malade mental. On a vu, cependant, à quel point la notion de garde (en tant que mesures de sécurité indispensables à la prévention et à la contention du danger que représente le malade) contredit la notion de cure, qui devrait tendre, en revanche, à l'épanouissement spontané et personnel du patient ; et de quelle façon elle la nie. Comment le médecin pourrait-il concilier cette double exigence en elle-même contradictoire tant que la société n'établira pas vers lequel des deux pôles (la garde ou la cure) elle entend orienter l'assistance psychiatrique ? (Octobre 1966.) "

L'Institution en négation, p. 145



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